La Fée aux Miettes

XIX.

Comment Michel fut conduit à la potence, et comment il se maria.

Je ne m’étais jamais exercé à la cruelle idée de mourir pour un crime sous les regards du peuple. Mes sens restèrent quelque temps confondus dans l’horreur de cette accusation, qui me faisait oublier l’horreur du supplice, et toutes les voix de la multitude se perdirent à mon oreille dans je ne sais quel écho grave et menaçant dont le retentissement inexorable me poursuivait des noms de voleur et d’assassin. Tout à coup je me rappelai que Belkiss était assurée de mon innocence puisqu’elle paraissait si contente ; j’avais lieu de croire qu’elle devait connaître mon oncle et mon père, et qu’elle ne manquerait pas de me justifier à leurs yeux s’ils existaient encore. Je récapitulai ma vie passée, qui me paraissait exempte de reproche, au moins selon le jugement de ma conscience, et j’en fis hommage à Dieu. Dès ce moment, je m’avançai plus paisible au rapide passage qui allait m’introduire, sans crainte et sans remords, dans les secrets de l’éternité, et je ne vis plus dans l’étrange tableau qui se mouvait autour de moi comme une scène de vertige, qu’une espèce de spectacle.

Je craignais cependant, je l’avouerai, d’apercevoir, parmi les curieux qui se ruaient au-devant de mes pas, quelques-unes de ces figures connues dans lesquelles je n’étais accoutumé à lire qu’une bienveillance peut-être un peu inquiète, mais dont l’expression m’avait plus d’une fois pénétré d’attendrissement et de reconnaissance, parce qu’elle ressemblait à celle de l’amitié. En effet, je me croyais aimé des enfants mêmes de Greenock, âge qui sait rarement aimer, et si je les avais entendus se dire quelquefois en passant près de moi, avec leur malice rieuse : « C’est lui, c’est le beau charpentier de Granville qui est fiancé à la veuve de Salomon, » je me flattais au moins de leur avoir inspiré quelque sentiment plus doux par mon empressement à les aider dans leurs études, et à leur apprendre le nom des fleurs et des papillons. Heureusement, je ne rencontrai personne que j’eusse rencontré jamais, et comme la population de Greenock n’est pas telle qu’on ne puisse la passer en revue dans un an, je fus sur le point d’imaginer qu’elle s’était renouvelée tout entière, durant le cours de cette terrible nuit ; j’allai même jusqu’à m’en féliciter dans mon cœur, parce qu’il serait meilleur de mourir au milieu d’une génération à laquelle on ne coûterait du moins point de larmes.

Je ne tardai pas à me détromper. J’ai dit qu’il était midi, et c’était l’heure où la Reine de Saba devait mettre à la voile. Comme le vent était contraire, je supposai d’abord que le capitaine n’y penserait pas ; mais j’aperçus, en arrivant à la hauteur du port, le bâtiment tout appareillé qui se berçait majestueusement sur sa quille, et qui donnait ses derniers signaux de départ, avec une assurance si nouvelle, même pour les fameux mariniers de Greenock, qu’elle partagea un instant l’attention entre l’infortuné qui allait mourir et le vaisseau qui allait voguer. Je finissais ma course, et il commençait la sienne à travers des hasards aussi aventureux que ceux de la vie, pour aborder comme moi à quelque plage inconnue. — La Reine de Saba, dis-je en frissonnant, le vaisseau triomphant de Belkiss qui devait me rendre à mes parents ! C’était donc hier !

Une clameur s’éleva sur la rive, les câbles sifflaient, et le navire, qui ne nous apparaissait plus que par sa poupe, silla si promptement à l’horizon de la mer qu’au bout d’une seconde ce n’était qu’un point noir, et qu’au bout d’une autre seconde ce n’était rien.

Le vaisseau parti, on revint à moi. De jolies petites filles au teint un peu hâlé, et aux cheveux noirs et bouclés, comme la plupart des jolies petites filles de Greenock, me précédaient en distribuant au peuple, pour un plak, l’histoire lamentable du bailli Muzzleburn que j’avais égorgé à l’auberge de Calédonie. D’autres jeunes filles se disputaient la feuille tout humide d’impression, afin de la reporter plus vite à un amant ou à un père qui les soulevaient d’un bras caressant pour leur montrer un homme qu’on allait tuer au nom de la justice et des lois.

Nous allions à pas mesurés, soit à cause de la solennité qui s’attache parmi les peuples les plus sauvages à un sacrifice humain, soit pour satisfaire à loisir aux empressements de ce concours d’hommes, et surtout de femmes et d’enfants, palpitants de curiosité et de joie, qui composent le public ordinaire des exécutions. La lenteur de ce convoi vraiment funèbre, et qui ne diffère de l’autre que parce que le cadavre marche, me permettait de saisir à mes côtés quelques paroles des spectateurs.

— Qui ne s’y serait trompé, disait une blonde à l’œil triste et doux, qui s’était arrêtée là, son carton de modiste sous le bras ? Voyez comme son regard est assuré sans être fier, et modeste sans être abattu ! Croirait-on qu’un coupable sût mourir ainsi ? Oh ! pour tout l’or du vieux Jonathas, je ne voudrais pas reposer ma tête la nuit prochaine sur le chevet de son juge.

— Il faut cependant, reprit une de ses compagnes, que ce soit un coupable bien convaincu, pour avoir été condamné, puisqu’on dit qu’il est riche à plus de 50 millions ; et Dieu sait qu’il aurait eu meilleur marché de la conscience de toutes les cours souveraines, d’ici au royaume de Belkiss, si son crime avait pu s’excuser.

— Que dites-vous de 50 millions, mes belles dames ? reprit un jeune homme qui cherchait à se mêler à leur conversation. Le seul collier de ce bandit valait infiniment davantage, et le banquier Jonathas vient de payer 100 millions une seule des escarboucles qui en avaient été retirées pour les frais de justice.

— À quel propos alors, interrompit un vieillard assez morose, que le mouvement de la foule avait poussé dans ce groupe, à quel propos et dans quel intérêt aurait-il assassiné le pauvre sir Jap Muzzleburn, dont le revenu, contenu, dit-on, dans le portefeuille volé, ne passait pas, à mon avis, quelque 100,000 malheureuses guinées ?

— À quel propos, en effet ? s’écria la petite modiste aux cheveux blonds. Il faudrait que ce malheureux fût fou.

— C’est que je crois qu’il l’est réellement, repartit le jeune homme en souriant. Imaginez-vous qu’on assure qu’il s’était proposé de rebâtir le temple de Salomon !…

Là-dessus il mordit son bambou pour s’empêcher d’éclater, et je passai.

Les stations se ralentissaient cependant de plus en plus, au point de me permettre de presser de temps en temps sur mes lèvres le portrait de Belkiss, quand le schériff s’arrêta tout de bon pour réprimer l’impatience frénétique de la populace, en lui annonçant par un signe imposant que mon exécution était suspendue d’un moment ; car la vie de l’homme est au bout du bâton d’un officier de justice, comme au bout du doigt de Dieu. Ces deux autorités, par bonheur, ne sont en partage que sur la terre.

Il s’agissait d’annoncer qu’en vertu d’un vieil usage d’Écosse, que je croyais depuis longtemps tombé en désuétude, ma vie pouvait être rachetée par l’amour d’une jeune fille qui me prendrait en mariage. Cette idée me fit hausser involontairement les épaules, et je portai ma main avec force sur le portrait de Belkiss, pour qu’elle n’eût pas le temps de douter de l’assurance de ma résolution ; mais je dois avouer que mon indignation s’augmenta du déplaisir que me causait le mauvais langage de cette proclamation légale, dans une circonstance assez sérieuse. — Hélas ! ces gens-ci, me disais-je, ont raffiné la parole pour les plus puériles frivolités de la vie, pour échanger de faux souhaits et des compliments imposteurs, et la loi qui tue ou qui sauve est encore écrite dans le jargon des sauvages ! Assassiner judiciairement un homme, c’est un crime effroyable ! mais le plus grand des crimes, c’est de tuer la langue d’une nation avec tout ce qu’elle renferme d’espérance et de génie. Un homme est peu de chose sur cette terre, qui regorge de vivants, et avec une langue on referait un monde.

La patience me manqua, et je crois que j’aurais maudit le schériff et le patois barbare des lois, si je pouvais maudire.

Mon émotion fut remarquée, car la petite blonde me suivait toujours.

— Je croyais, dit-elle, qu’il irait jusqu’à la mort sans montrer de colère.

— C’est qu’il comptait peut-être, pour échapper au supplice qui l’attend, sur les impressions que vous venez de trahir, dit le jeune homme en jetant le bras autour de son cou, et je conviens qu’il vaudrait la peine d’être sauvé sans la confiscation ; mais la confiscation est de règle, et c’est même quelquefois pour cela qu’on est pendu.

— Si j’ai bien compris le sentiment qui a rembruni son visage, interrompit le vieillard qui les suivait encore, parce que la foule était trop pressée pour se diviser en si peu de temps, je crois que les approches de la mort y ont moins de part que la sotte allocution du schériff. Vous ne sauriez croire, mademoiselle, combien il est fâcheux de monter à la potence, en dépit du bénéfice de clergie, pour satisfaire aux sanglantes conventions d’une société qui n’a pas encore mis à profit l’avantage de la parole.

Je voulais sourire à ce bon homme, et lui témoigner qu’il avait pénétré dans ma pensée ; mais il n’y était déjà plus, parce que la place élargie avait ouvert de libres issues aux curieux satisfaits. Quant à la jeune blonde et à son interlocuteur, je me doutai qu’ils s’étaient ménagé le plaisir de me voir passer plus loin, de la croisée d’un des cabinets particuliers de mistress Speaker.

Nous étions, en effet, parvenus à la place où s’exercent ces boucheries judiciaires qui maintiennent encore notre civilisation au niveau des lois et des mœurs des anthropophages. À l’extrémité s’élevait un échafaudage de mauvaise grâce dont les profils barbares n’avaient pu être dessinés que par quelque méchant manœuvre. L’appareil qui le surmontait n’était jamais tombé sous mes yeux ; mais je n’eus pas de peine à en deviner l’usage. Ma vue s’en détourna, non de terreur, car j’aspirais à la mort comme au réveil d’un songe pénible, mais d’un mélange d’attendrissement et de dégoût dont je fus un moment à me rendre compte. On ne saurait comprendre ce qui entre de dédain ou de compassion pour le genre humain dans le cœur d’un innocent qui va mourir.

C’était l’endroit de la seconde station du schériff, et, pendant qu’il reprenait sa détestable harangue, sans l’avoir émondée d’un solécisme, je cherchais à en distraire mon attention dans la solution d’un problème ou d’une étymologie, quand le son d’une voix connue vint vibrer au fond de mon sein.

— C’est moi, c’est moi qui le sauverai, criait Folly en se débarrassant avec violence des mains de ses compagnes, les petites grey gowns de Greenock, qui ne voulaient pas la laisser partir.

Je n’avais jamais eu d’amour pour Folly, dans le sens que j’attachais à cette passion inconnue. L’amour que je m’étais fait ne se composait que des sympathies les plus délicates de l’imagination et du sentiment. C’était toute une âme qu’il fallait à la mienne, une âme tendre, une âme sœur et cependant souveraine, qui m’enveloppât, qui me confondît et m’absorbât dans sa volonté, qui m’enlevât tout ce qui était moi pour le faire elle, qui fût autre chose que moi, un million de fois plus que moi, et qui cependant fût moi. Oh ! cela ne peut pas se dire !

Cette joie immense, accablante, indéfinissable, qui me manquait, et qui manque probablement à la plupart des hommes, j’en avais amassé tous les rayons au portrait de Belkiss, comme dans la lentille du physicien qui fond l’or et brûle le diamant à travers un froid cristal, en concentrant les tièdes chaleurs d’un jeune soleil d’avril. Je savais bien que c’était là une illusion ; mais je ne devinais pas de réalité qui valût mieux pour le bonheur.

Et cependant, monsieur, je concevais qu’un homme autrement organisé, – je vous l’ai dit sans doute, – pût être heureux de l’amour de Folly ; car Folly était jeune, jolie, éveillée, pleine de grâces dans sa marche et surtout dans sa danse, aimable, fraîche, ravissante comme une rose qui s’épanouit, et qui ne demande qu’à être cueillie. Les heures de délices que Folly pouvait me donner, je les avais rêvées aussi. J’avais rêvé ses blanches dents, qui semblaient rire avec ses lèvres ; j’avais rêvé son regard, non pas épanoui d’habitude sur sa large prunelle, mais jaillissant par traits de flamme entre tous les cils de ses yeux. J’imaginais facilement tout ce que Folly émue, troublée, palpitante, se défendant pour se laisser vaincre, Folly pressée sur ma poitrine, les doigts dans mes cheveux et la bouche près de ma bouche, devait répandre de charmes sur quelques minutes, sur quelques journées de ma vie. Je m’étais fait peut-être une chimère plus délicieuse que la vérité des voluptés de cet amour-là ; je croyais qu’il valait mieux que mille existences : mais ce n’était pas mon amour !

Si vous vous rappelez qu’il restait à peine quelques toises à parcourir entre l’échafaud et moi, vous trouverez cette digression bien longue. Je l’ai reprise dans mes réflexions ; elle ne tient pas une minute dans mon histoire.

— Eh ! que m’importe qu’il soit fou, disait Folly ! je le sais aussi bien que vous ! que m’importe qu’il soit pauvre et sans ressources que son métier ! que m’importe même qu’il ait tué sir Jap Muzzleburn, qui n’était au fond que le roi des chiens ! n’est-ce pas Michel, mon cher Michel que j’ai tant aimé, et que j’aime plus que jamais ! – Non, non, continua-t-elle en tombant à mes pieds, et en appuyant sur mes genoux sa tête échevelée, en les saisissant de ses mains tremblantes, non, tu ne mourras pas, tu vivras pour moi, pour ta petite Folly ! Je guérirai ton esprit égaré, je te réveillerai dans tes mauvais songes ; et tu seras heureux, parce que mon amour préviendra tous tes soucis, se jettera au-devant de tous tes chagrins, et fera passer ton imagination des folles erreurs qui la troublent dans un état constant de repos et de joie !… – Arrêtez, arrêtez, monsieur le schériff, ajouta Folly, en renversant en arrière son front d’où flottaient ses beaux cheveux ! n’allez pas plus loin, monsieur le schériff !… annoncez que Michel de Granville est pris en mariage par Folly Girlfree, vous savez bien, la petite mantua-maker ; j’ai travaillé pour madame !

— Hélas, chère Folly ! répondis-je les yeux mouillés de pleurs, le ciel m’est témoin qu’après ce qu’il m’est prescrit d’aimer, je n’aime rien mieux que toi, et que le dévouement que tu me prouves, pauvre enfant qui me crois coupable, surpasse toutes les idées que je me suis faites de la tendresse et de la vertu, mais tu n’ignores pas qu’un engagement sacré m’empêche de profiter de ton sacrifice.

— Eh quoi ! dit-elle en se relevant furieuse, c’est donc là ma récompense ! moi qui ai refusé ce matin la main du riche Coll Seashop, le maître du calfat, le plus beau et le plus sage des mariniers de Greenock, tu me rebutes pour l’image d’une princesse d’Orient qui n’existe peut-être pas, qui n’aurait jamais rien été pour toi si elle existe, ou qui t’aurait repoussé avec mépris au rang de ses derniers esclaves ! Malédiction sur Belkiss !

— Tais-toi, m’écriai-je en portant ma main avec respect sur le portrait de Belkiss ! tu as blasphémé, Folly, parce que tu ne me comprenais pas, et je sens que Belkiss te le pardonne ! Mon amour pour ce portrait n’est en effet qu’une illusion, et mon esprit, si malade que tu le supposes, n’a jamais conçu l’orgueilleuse prétention d’un retour ! Ce que je voulais te dire, c’est que je ne pouvais contracter de nouvel engagement, parce que j’étais fiancé avec une autre femme, et que c’est aujourd’hui même qu’elle aurait eu droit de réclamer l’exécution de ma promesse. Je n’ai pas besoin de t’apprendre, chère Folly, que les devoirs d’un honnête homme lui sont plus sacrés que sa vie et que son bonheur.

— Cette défaite humiliante, il faudrait au moins l’expliquer ! reprit Folly.

— Oui, oui, répondis-je en souriant, et en rapprochant sa main de mes lèvres. Je suis fiancé, et je te le jure dans ce moment imposant où le parjure me priverait pour l’éternité de la bénédiction de Dieu, je suis fiancé avec une vieille mendiante qui m’a communiqué tout ce que j’ai d’aptitude et de savoir au-dessus de la plupart des hommes, et qui a eu la même bonté pour tous les chefs de notre famille, en remontant jusqu’à mon septième aïeul. Cette bonne femme, qui est peut-être morte, mais qui ne m’a pas dégagé de mes obligations, s’appelle la Fée aux Miettes.

À ces mots, Folly croisa les mains, les laissa retomber, et secouant la tête avec une profonde expression de pitié :

— Va donc mourir, me dit-elle, pauvre infortuné, puisque rien ne peut te rendre à toi-même, et qu’il s’est trouvé des juges assez stupides et assez cruels pour te condamner. – Puis elle resta immobile, et les yeux attachés à la terre pendant que je suivais le cortège, qui s’était remis en marche sur les pas du schériff.

Un instant après, il avait gagné la partie supérieure de l’échafaud, d’où il jetait sa proclamation au peuple pour la troisième et dernière fois, et je prenais possession d’un pied ferme de ces fatals degrés que les condamnés ne redescendent jamais vivants, quand un brouhaha de l’espèce la plus extraordinaire en pareille circonstance vint distraire mon attention de l’idée sérieuse qui commençait à l’occuper. C’était une tempête d’éclats de rire frénétiques et à rendre les gens sourds, dont l’explosion venue de loin augmentait de force en approchant, comme si la foudre s’était déchaînée en tourbillons rivaux pour l’apporter à mon oreille. Je me retournai du côté du peuple, et vous pouvez juger de mon étonnement quand j’aperçus la Fée aux Miettes, la béquille étendue à l’horizon en signe de commandement, ainsi que je l’avais laissée quand je la perdis dans ces dunes de Greenock, où elle me fit faire tant de chemin. Ma première pensée fut qu’elle achevait son tour du monde par terre, depuis que nous ne nous étions vus, mais sa tournure pétulante et sa toilette plus ambitieuse encore que d’ordinaire n’avaient rien qui annonçât les rudes fatigues du piéton. C’était un luxe de dentelles, de rubans et de bouquets qui passait toutes les féeries de l’Opéra.

— Grand Dieu, lui dis-je en m’unissant de grand cœur à la gaieté universelle, que vous voilà magnifiquement accoutrée, Fée aux Miettes, et que j’aurais plaisir à vous voir de la sorte dans une meilleure occasion ! Mais vous savez de quoi il s’agit ici pour moi, et je suis désagréablement surpris, je vous l’avouerai, qu’une digne femme qui voulait bien m’aimer un peu, que j’ai connue si favorablement disposée envers ma famille, et qui s’est toujours distinguée par un tact si exquis des bienséances, ait réservé l’étalage des plus brillantes galanteries de son vestiaire pour le jour où son malheureux petit Michel doit être pendu !

— Pendu ! reprit vivement la Fée aux Miettes, en bondissant sur ses jolis souliers roses avec cette élasticité ascensionnelle que vous lui connaissez depuis longtemps ; – pendu ! et pourquoi seriez-vous pendu, méchant, puisque j’arrive pour vous sauver ? Ne me devez-vous pas merci d’amour et guerdon de loyauté au jour préfix où nous sommes, et ne venez-vous pas de le dire vous-même à ma jolie mantua-maker, Folly Girlfree ? Ce n’est pas, Michel, que je veuille abuser de votre foi à des engagements que vous avez peut-être pris trop légèrement ; je vous aime sans doute, et plus que je ne puis le dire, mais mon cœur se briserait, mon enfant, plutôt que de consentir à vous imposer un regret. Folly est jeune et piquante, et je sens que je me fais quelque peu vieille depuis notre dernière rencontre. Si vous trouvez votre bonheur à épouser Folly, je suis tout prête à vous rendre votre liberté au prix des plus chères espérances de ma vie !

Cela dépend de vous, continua-t-elle d’un son de voix qui s’était attristé de plus en plus, et l’argent que je vous dois a même assez profité dans mes mains pour vous assurer un bon établissement.

L’honneur de mon caractère n’exige qu’une chose, ajouta la Fée aux Miettes en se redressant avec toute la dignité que pouvait comporter sa petite taille, c’est que vous me rendiez mon portrait.

— Le portrait de Belkiss, Fée aux Miettes ! ah ! vous en êtes la maîtresse !

Et en disant cela, j’avais poussé machinalement le ressort de manière à entrouvrir assez le médaillon pour m’assurer que Belkiss pleurait.

— Voilà ce portrait qui a fait le bonheur d’une année de ma vie, et que je n’étais pas digne de posséder si longtemps ! Mais je ne vous le rends point à la condition que vous me proposez. J’aime dans Folly les agréments d’une jeune et bonne fille qui a pitié de moi, quoiqu’elle me croie insensé et coupable, parce que son âme, toute charmante d’ailleurs, ne vit pas dans la même région que la mienne. Les engagements qui m’attachent à vous, la protectrice et l’ange tutélaire de mes années d’écolier, pour être un peu plus bizarres au jugement du monde, ne m’en sont ni moins doux ni moins sacrés. Je les ai pris librement, et je les tiendrai sans effort, car mon cœur n’est lié d’aucun amour par les créatures de la terre. Vous êtes ma fiancée et mon épouse, Fée aux Miettes, et je vous donnerais ce titre aujourd’hui avec autant de plaisir que dans les grèves où je pêchais aux coques de Saint-Michel, si ce n’était pas à vous à le répudier. Vous ignorez sans doute ma fatale histoire, et vous ne savez pas que cette échelle sanglante où je monte, a été dressée pour un assassin !…

— Un assassin, toi, mon enfant ! dit brusquement la Fée aux Miettes ; eh ! mon Dieu, mon amour me trouble et m’étourdit tellement que j’ai oublié tout d’abord ce que j’avais à faire ici ! Personne à Greenock ne doute maintenant de la vérité. Sir Jap n’est pas mort, mon cher Michel ; il sait que tu as sauvé sa vie, sa fortune, et les revenus de l’île de Man. La léthargie dans laquelle la terreur le fit tomber quand il te vit aux prises avec tant de mauvais sujets ne l’a pas empêché de comprendre les prodiges de valeur que tu as dû faire pour le défendre. Depuis qu’il est revenu à lui, ses émissaires n’ont cessé de parcourir les rues en proclamant ton innocence, et voilà que le schériff la proclame aussi. Entends plutôt le peuple qui bat des mains ! Sir Jap lui-même ne m’aurait pas laissé l’avantage de le précéder, si quelque reste de son indisposition ne l’avait retenu, ou s’il ne s’était arrêté, en passant, à déjeuner avec le juge instructeur et le médecin légal que j’ai laissés disposés à faire largement honneur aux frais de la vacation. Tu es innocent, Michel, tu es libre, et je n’aurais plus contre toi qu’une action civile, que je n’exercerai jamais ; tu le sais bien ! Dispose donc à ton aise de ta main et de ton sort, et rends-moi mon portrait, si tu ne veux pas me tenir les promesses étourdies que tu m’as faites.

J’étais libre en effet. Le schériff avait brisé sa baguette, les constables avaient disparu ; et Jonathas, que je venais de voir roulé au plus haut degré de l’échafaud dans le linceul où il espérait emporter mon cadavre, se retirait confus pour la seconde fois de la journée, en s’enveloppant de son drap de mort.

— Votre portrait, je vous le rends, Fée aux Miettes, répondis-je en souriant : car mon extravagante passion pour une adorable princesse que je ne reverrai jamais s’accorderait mal avec les sentiments sérieux d’un époux. Mes promesses, je les accomplis en pleine liberté d’esprit et de cœur : j’atteste Dieu et les hommes que je vous épouse, Fée aux Miettes, parce que je vous l’ai promis, parce que je vous respecte comme une vieille et savante personne, et aussi parce que je vous aime.

Je tremblais que la Fée aux Miettes ne prît à ces mots un de ces élans prodigieux qui m’avaient étonné si souvent, et par lesquels sa joie se manifestait presque toujours dans les grandes occasions. Je me trompais : mes yeux la retrouvèrent à sa place en se rabaissant sur elle, et je fus frappé du sentiment doux et passionné qui semblait alors humecter les siens…

— Non, non, reprit-elle en rattachant de toute l’agilité de ses jolis doigts d’ivoire le médaillon à la chaîne… Oh ! vraiment non ! tu le garderas toujours ! je ne me croirais pas assez aimée de toi, si je n’en étais aimée aussi sous les traits de ma jeunesse !…

Je me penchai pour imposer sur son front le baiser solennel qui consacrait notre mariage, et je laissai tomber ma main à la hauteur de son petit bras, qui la ceignit fièrement à l’instant comme le bras d’une épousée.

— Merveille, merveille ! crièrent les spectateurs, le fiancé de la veuve de Salomon qui épouse la Fée aux Miettes !

— Ne les écoute pas, reprit à voix basse la Fée aux Miettes. La veuve de Salomon, ce n’est pas la beauté, c’est la sagesse ; et tu n’es pas aussi trompé qu’ils l’imaginent, si je parviens à te procurer un peu de bonheur…

Je lui fis entendre en pressant sa main que je n’avais rien à désirer, et que les risées stupides qui couraient sur notre passage n’humiliaient pas mon cœur. Je témoignai, au contraire, par mon assurance que j’étais fier de l’amour de cette pauvre vieille femme ; et de quoi s’enorgueillirait-on, si ce n’est du plus parfait des sentiments éprouvés par la raison et par le temps ?…

À quelques pas de là, nous fûmes arrêtés au détour d’une rue étroite par le concours d’une autre multitude qui suivait la noce de Coll Seashop, le maître du calfat, et de Folly Girlfree, la plus jolie mantua-maker de Greenock ; et mon âme se dégagea du seul poids qui l’oppressait. Je jetai cependant un regard sur la mariée, et je la trouvai bien jolie !…

— N’as-tu point d’émotion que tu me caches ? me dit la Fée aux Miettes un peu troublée.

— Aucune, ma bonne amie, repris-je avec transport. Coll est un habile, un honnête ouvrier, et je me réjouissais de penser que cette belle et tendre Folly pourrait être heureuse !

— Vraiment j’y compte bien aussi ! répondit la Fée aux Miettes.

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