La Fée aux Miettes

X.

Ce qu’était devenu l’oncle de Michel, et de l’utilité des voyages lointains.

Je me levais tout disposé à me mettre en route pour Pontorson, mais je ne voulus pas partir sans chercher une dernière fois au port quelques renseignements sur la destinée de mes parents, dont je n’avais rien appris, et sans voir en même temps si mes amis avaient la mer favorable pour leur petite expédition. Nos caboteurs filaient lestement par un joli vent frais, et je prenais plaisir à les suivre du regard dans un horizon riant où il n’y avait pas l’apparence du moindre grain, quand je crus reconnaître à quelques pas de moi un honnête marin qui était parti comme pilote sur le bâtiment de mon oncle André.

— Est-ce bien vous, maître Mathieu, m’écriai-je, et quelles nouvelles m’apportez-vous ?…

— Aucune qui soit bonne, me répondit-il tristement, et c’est ce qui me retenait de vous en faire part, quoique je fusse de retour à Granville depuis trois jours.

— Mon Dieu, ayez pitié de moi, dis-je les larmes aux yeux ; mon pauvre oncle est mort !

— Rassurez-vous, bon Michel ! votre oncle n’est pas mort, mais il vaudrait tout autant, car il est devenu fou, le cher homme, et si fou qu’on ne vit jamais folie pareille à la sienne !

— Expliquez-vous, Mathieu…

— Imaginez-vous, monsieur, qu’après dix-huit mois de voyages heureux et lucratifs, un jour que nous étions arrivés… – Mais je ne saurais vous dire en vérité à quelle hauteur nous nous trouvions…

— Épargnez-moi ces détails inutiles… Expliquez-vous, je le répète.

— Soit, monsieur. À peine avions-nous débarqué sur un beau sable, mêlé comme à dessein de petits coquillages de toutes les couleurs, dans une île dont aucun itinéraire n’a fait mention, je le certifie, depuis le jour où la navigation est en usage, que votre oncle s’enfonça, d’un air satisfait et délibéré, à travers des bois délicieux qui couronnent une des baies les plus magnifiques du monde…

— Et il ne revint pas ?…

— Il revint le soir, ingambe, joyeux, et comme rajeuni, si je ne me trompe, de quelques bonnes années ; et, après nous avoir réunis : J’ai trouvé ce que je cherchais, dit-il en se frottant les mains, et mon voyage est fini ; à cette heure, enfants, vous avez bonne aiguade et vivres frais qui dureront sans malencontre jusqu’aux eaux de la Manche, où le ciel vous conduise ; je donne à l’équipage le bâtiment avec ses gréements neufs et sa riche cargaison, moyennant que vous ayez regagné le port de Granville avant la Saint-Michel…

— Prenez garde, Mathieu, je tremble de vous entendre ! Qu’avez-vous fait de votre capitaine ?

— Monsieur, répartit Mathieu d’un ton calme et sévère, je suis porteur de cette donation écrite en forme, et il convient si peu à l’équipage de s’en prévaloir, qu’il a décidé d’un commun accord de vous rendre une propriété que nous ne pouvons regarder comme la nôtre, quoique nous ayons rempli toutes les conditions qui nous étaient imposées pour l’acquérir ; mais j’ai commencé par vous dire que le capitaine était fou, et que ses actes nous paraissaient nuls en bonne justice.

— Qui vous le prouve, Mathieu, repris-je avec force ? Mon oncle était maître de sa fortune, et il ne pouvait mieux en disposer qu’en faveur de ses vieux camarades de mer. Ce qu’il vous a donné est à vous, et loin d’avoir fait en cela preuve de folie, il a très sagement agi, puisqu’il savait que l’éducation dont je suis redevable à ses bienfaits me met en état de me passer des ressources que son vaisseau m’aurait rendues, tandis qu’elles ne seront pas inutiles à soulager la vieillesse et les fatigues de vos camarades.

— C’est précisément ce qu’il nous dit, interrompit Mathieu, quand nous nous empressâmes de faire valoir vos droits, et l’incertitude de votre position. — D’ailleurs, ajouta-t-il dans son délire, dont vous ne douterez plus, mon neveu a usé de ses économies en faveur de la Fée aux Miettes, et s’il n’est pas content de son sort, qu’il épouse la Fée aux Miettes ! Après quoi il nous quitta en éclatant de rire.

— Voilà qui est extraordinaire, dis-je à demi-voix en laissant retomber ma tête sur ma poitrine.

— C’est ce que nous avons pensé ; mais quelque chose de plus extraordinaire encore, c’est qu’en cherchant à pénétrer le mystère de sa folie, nous avons appris que le bon vieillard se croit surintendant des palais d’une princesse Belkiss, qui règne suivant lui sur ces parages depuis je ne sais combien de milliers d’années, et dont son frère cadet, votre père, feu Robert, d’honorable mémoire, commande en chef toutes les forces maritimes.

— Cela n’est pas possible, Mathieu ; et c’est vous qui êtes fou d’oser soutenir des choses pareilles. La princesse Belkiss, qui pourrait bien avoir en effet l’âge que vous dites, se trouve à Granville de sa personne, et je puis même attester qu’elle a passé la dernière nuit sous le porche de l’église.

— Incompréhensible puissance de Dieu ! cria le pilote en se couchant de sa longueur sur un vieux mât vermoulu qui gisait là sur le port, et en étouffant de ses deux mains un mélange de rires et de larmes, la princesse Belkiss sous le porche de l’église de Granville ! Pourquoi faut-il que la même infirmité ait frappé en même temps toutes les dernières espérances d’une si digne famille !

— Taisez-vous, Mathieu ; et, si vous m’aimez, n’ébruitez pas ces paroles qui n’ont point de sens pour vous, et qui, à vrai dire, ne me paraissent guère plus raisonnables à moi-même. Passez seulement dans ma chambre, où je confirmerai avec plaisir la donation de mon oncle, afin de satisfaire aux inquiétudes de votre conscience, et ne tardez pas surtout, car il faut que j’arrive incessamment à Pontorson pour y chercher de l’ouvrage. –

Ma dix-neuvième et ma vingtième année furent donc employées comme les deux années qui les avaient précédées ; mais elles me furent plus profitables, parce que le travail tenait trop de place dans mes journées pour que j’eusse le temps de contracter de nouvelles amitiés, dont les douces obligations se seraient mal conciliées avec les petites habitudes de l’économie, devenues pour moi si nécessaires. Ce n’était pas qu’on s’occupât de toutes les nobles opérations dont la Fée aux Miettes m’avait offert la perspective, et qui flattaient délicieusement mon imagination, mais on travaillait partout ; et, comme elle me l’avait promis, je n’avais qu’à m’appuyer de son crédit chez un maître charpentier, pour y trouver sur-le-champ de la besogne à faire et de l’argent à gagner. À peine me restait-il une heure par jour pour feuilleter mes livres d’affection, dont je n’avais jamais eu le triste courage de me défaire ; encore fallait-il la prendre souvent sur mon sommeil. Les dimanches seulement, après l’office, je pouvais donner le reste de la journée à l’étude ; et si c’était trop peu pour apprendre, c’était presque assez pour ne pas oublier. Je finissais au Havre ces années errantes, et cependant laborieuses, le propre jour de la Saint-Michel, quand je fus averti du départ d’un petit bâtiment, nommé la Reine de Saba, dont le capitaine ne devait connaître sa destination qu’en mer, parce qu’il était chargé d’une mission fort secrète, mais où l’on recevait sans frais de passage les ouvriers de bonne volonté, ce qui me fit penser qu’il s’agissait probablement d’une entreprise de colonisation. Mon livret était si bien tenu que je fus reçu sans objection, et je dois ajouter que le nom de la Fée aux Miettes, qui se retrouvait, je ne sais pourquoi, dans tous mes certificats, ne tombait jamais sous les yeux de personne, sans m’attirer des marques particulières de bienveillance, tant l’esprit et la vertu ont de privilèges, même dans les conditions les plus misérables de la vie humaine, et au jugement des hommes que la pratique des affaires dispose le moins à condescendre aux intercessions de la pauvreté.

J’avais vingt louis d’épargne dans ma ceinture, et j’étais sûr de vivre sans peine partout où le travail ne serait pas compté pour rien ; mais ce qui me décidait par-dessus toutes choses à tenter la fortune chanceuse de ce bâtiment sans but et sans direction connue, c’est que je me flattais que la Providence me ferait peut-être aborder cette côte incertaine où elle avait relégué mon oncle et mon père, et que ma jeunesse, et mon zèle à les servir, ne leur seraient pas inutiles. Cette idée s’était fixée dans mon esprit, à force d’y descendre, comme une divine inspiration, à la fin de toutes mes prières.

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