La Fée aux Miettes

XIII.

Comme quoi Michel fut aimé d’une grisette et amoureux d’un portrait en miniature.

Je ne manquai pas de me trouver à l’ouverture du chantier de maître Finewood ; et comme j’étais accoutumé à me présenter partout sous les auspices de la Fée aux Miettes, je crus que son nom me serait de meilleure recommandation que jamais, dans un pays où elle devait être connue au moins par tradition.

— Qu’est-ce donc que la Fée aux Miettes ? s’écria maître Finewood les mains sur les côtés, et où diable avez-vous été élevé, si vous êtes Écossais, comme je le pense, car vous parlez la langue du pays mieux qu’un Hume ou un Smolett ? Nous ne connaissons de fée à Greenock, au moins entre nous autres charpentiers, mon enfant, que l’industrie et la patience, avec lesquelles on vient à bout de tout, moyennant la grâce de Dieu, notre souverain maître. Cependant, continua-t-il en parlant à sa femme et à ses filles, la figure de ce garçon me revient ; je ne sais où je l’ai rêvé, et pourquoi il m’est avis qu’il portera bonheur à ma maison. Il faudra le voir tantôt à la besogne, car c’est la véritable épreuve de l’ouvrier, et s’il est capable et laborieux, comme le témoignent ses certificats, qui sont réellement des meilleurs que j’aie vus, nous ne serons pas arrêtés par quelques fantaisies joviales et folâtres qui sont de l’âge et de l’état. Allez donc vous essayer, monsieur le protégé des fées ! je vous trouverai au travail. –

Là-dessus il me serra cordialement la main, et mistress Finewood me sourit avec une expression de touchante bienveillance qui se reproduisit de la manière la plus gracieuse sur le joli visage des six charmantes filles dont elle était entourée.

Encouragé par cet accueil, je me mis donc de bon cœur à montrer mon savoir-faire aux maîtres ouvriers, qui jugèrent du premier abord que j’étais propre aux opérations les plus difficiles et les plus compliquées de la profession. – Il est probable, pensai-je intérieurement alors, en tirant mes lignes et prenant mes mesures, que la Fée aux Miettes s’est effacée de la mémoire des habitants de Greenock, pendant le cours de sa longue absence, et qu’elle n’y a pas encore été remarquée depuis son retour, quoiqu’elle ait dû y arriver de bonne heure au train qu’elle allait. –

J’avais été si âpre à mon ouvrage que je ne m’aperçus qu’en finissant que maître Finewood était là depuis longtemps à m’observer.

— Courage, mon brave, dit-il en me frappant sur l’épaule, avec un air tout riant ; vous avez fait montre aujourd’hui de tant de goût et d’habileté qu’on imaginerait volontiers que vous avez quelque fée dans votre manche, s’il était vrai que les fées se mêlassent encore de nos affaires. – Puis, se retournant du côté des ouvriers : — Holà ho, vous autres, éclaircissez-moi d’un doute ? Auriez-vous entendu parler à Greenock de la noble patronne de ce gentil compagnon, parmi les bonnes et notables dames du pays ? C’est, s’il faut l’en croire, une naine de deux pieds et demi, de quelques centaines d’années, et nommée la Fée aux Miettes, qui parle toutes les langues, qui professe toutes les sciences, et qui danse dans la dernière perfection. –

Pendant qu’il disait ceci, le mouvement de toutes les scies était suspendu, toutes les haches étaient restées immobiles, et toutes les cognées muettes. Après un moment de silence, mes nombreux camarades répondirent par un éclat de rire tellement unanime qu’il était impossible d’y distinguer la moindre modulation ou la moindre dissonance. C’était le tutti le plus plein, le plus compact et le plus simultané qu’il soit possible d’ouïr ; et à dire vrai, j’en fus presque aussi assourdi que mortifié.

À compter de ce moment, je pris le ferme dessein de ne plus parler de la Fée aux Miettes, d’autant qu’il me semblait réellement assez difficile d’en donner une idée avantageuse aux gens qui ne la connaissaient pas ; mais j’avoue que cette expansion de gaieté m’inspira peu de penchant pour les ouvriers qui se l’étaient permise aux dépens de la seule amie que je me fusse connue au monde, et qu’elle jeta depuis dans mes rapports avec eux une sorte de froideur et de malaise qui ne fut pas favorable à la réputation de mon jugement et de mon esprit. Je les surprenais souvent à se frapper le front du doigt en me regardant, avec des signes d’une pitié dédaigneuse, comme pour se faire entendre les uns aux autres que maître Finewood ne s’était pas trompé, le jour de mon arrivée, en me croyant travaillé de quelque sotte manie.

Quoi qu’il en soit, je m’étais tellement distingué par mon assiduité et mon aptitude au travail, dès les premières semaines, que maître Finewood m’avait plus en gré qu’aucun de ses autres ouvriers, et qu’il me tenait presque au même rang, dans son affection, que ses six garçons et ses six filles. Mon inclination à la solitude et à la méditation, lorsque je ne travaillais pas, ne lui paraissait plus qu’une disposition naturelle de mon caractère, et il ne s’en inquiétait point.

— Que voulez-vous ? disait-il, c’est son plaisir, à lui, d’être seul, et de rêver au bord de la mer, plutôt que de passer les jours de fête à faire sauter des bouchons d’ale, ou que de faire danser, dans le bal des charpentiers, Folly Girlfree et d’autres évaporées de la même espèce. Il n’y a peut-être pas grand mal à cela, car je suis bien trompé si un honnête homme n’apprend, dans la société des buveurs et dans celle des grey gowns, plus de mauvaises choses que de bonnes !… –

Je ne pensais guère à ces plaisirs ! Il n’y en avait plus qu’un pour mon cœur, celui de contempler ma chère Belkiss et de converser avec elle, car je vous ai dit qu’il s’était formé entre son portrait et moi une espèce d’intelligence merveilleuse qui suppléait à la parole, avec plus de mouvement, de rapidité, d’entraînement peut-être, comme si la plus légère des impressions de ma pensée allait se refléter, par je ne sais quelle puissance, dans ces linéaments immobiles, dans ces couleurs fixées par le pinceau, et mettre en jeu sur l’émail une âme qui m’entendait. À peine étions-nous seuls, Belkiss et moi, que cette conversation imaginaire s’établissait entre nous, et durait pendant des heures délicieuses, variées par toutes ces alternatives de la crainte et de l’espérance qui font la douleur et la joie des amants. Si je paraissais épouvanté de la distance qui nous séparait, et de l’impossibilité de la franchir jamais, on aurait dit que Belkiss voulût me rassurer par un sourire. Si je désespérais de réaliser le bonheur que j’aspirais dans ses regards, on aurait dit qu’elle compatissait à mes souffrances par une larme ; et jamais je ne me séparais d’elle quand j’y étais forcé, que l’expression de sa physionomie tout entière ne me laissât un sentiment de consolation inexprimable, plus vif que toutes les extases de la vie. – Un jour, un seul jour, le désordre de ma passion m’avait emporté si loin, et Belkiss semblait y céder elle-même par une si invincible sympathie, que mes lèvres se rapprochèrent en frémissant du médaillon, tandis qu’un prestige dont le délire de l’amour peut seul expliquer le mystère prêtait à l’image animée le mouvement et les proportions de la nature, et me la montrait émue, agitée, palpitante, prête à s’élancer pour joindre ses lèvres aux miennes, hors de son cercle d’or et de son auréole de diamants. Je sentis que la chaleur de son baiser versait des torrents de flammes dans mes veines, et que ma vie défaillait à ma félicité. Ma poitrine se gonfla comme si elle était près d’éclater, ma vue se voila d’un nuage de sang et de feu, mon âme se réfugia sur ma bouche, et je perdis connaissance en prononçant, en balbutiant le nom de Belkiss.

Le hasard, ou une rencontre plus naturelle, faisait que Folly Girlfree se trouvait là, au moment où ce nom adoré expirait avec ma voix, avec ma dernière pensée, avec le désir et le besoin de mourir dans cette volupté suprême. Folly, qui valait qu’on l’aimât, parce qu’elle était effectivement la plus gentille des petites robes grises de Greenock, Folly, la bizarre Folly s’était piquée de se faire aimer de moi, sans doute parce que l’austérité de mes mœurs solitaires avait agacé sa vanité de jeune fille ; et il était rare que je me recueillisse dans un endroit si écarté que Folly n’y vînt apparaître comme par hasard et sans être attendue, au creux de quelques rochers fendus par le temps, ou au débouché d’un massif de bouleaux, avec sa jolie toilette calédonienne, sa tournure de sylphide, sa gentillesse fantastique, et sa gaieté éveillée.

— Par l’honnête mère qui m’a engendrée, disait-elle alors en levant les mains vers le ciel, c’est donc vous, Michel, que je verrai partout ! Il faut que vous soyez bien subtil à vous retrouver au-devant de mes pas, car je vous évite, pour moi, avec autant de soin qu’une pauvre colombe le milan qu’elle a vu tourner sur son nid ! C’est une grande misère à une jeune femme de bien qui n’a que son innocence, ajoutait-elle en portant ses dix jolis doigts à ses yeux comme si elle avait pleuré, de ne pouvoir jamais se dérober à la malice et aux embûches des séducteurs.

— Hélas, ma chère Folly, lui répondais-je d’ordinaire, je conviens que cette circonstance se renouvelle assez souvent pour vous causer quelque surprise, mais je puis attester sur vos beaux yeux noirs que ma volonté n’y est pour rien, et que je comprends au contraire assez le danger de vous voir pour me tenir loin de votre chemin, si je savais où vous devez passer, car mon cœur est engagé dans un lien qui m’est plus précieux que la vie, et qui lui défend d’être jamais à vous.

Le jour dont je parle, mon émotion m’entraîna plus loin que ne le permettaient la discrétion et la prudence, et j’ajoutai, dans le transport auquel j’obéissais encore : — Non, Folly ! jamais à vous, jamais à une autre qu’à la divine princesse Belkiss.

Comme j’avais évité de tourner ma vue sur Folly, après lui avoir fait connaître d’une manière si positive l’obstacle invincible qui s’opposait au succès de ses vœux, et que son profond silence me faisait craindre qu’elle ne cédât tout à fait à son désespoir, je courus à elle pour lui donner quelque consolation, et je la trouvai en effet dans un état qui m’alarma au premier coup d’œil, mais sur lequel je fus bientôt tranquillisé à ma grande humiliation, quand je m’aperçus qu’elle se pâmait de rire. Cependant, cette convulsion de joie délirante et d’éclats étouffés menaçant réellement de la suffoquer, je m’empressais à lui porter du secours, lorsqu’étendant sa main vers moi, et reprenant un peu haleine :

— Assez, assez, me dit-elle ; je me remettrai toute seule ; mais pour Dieu ! Michel ! ne me dites plus rien, si vous ne voulez que je meure !

Alors, je m’éloignai en me demandant à moi-même, si je n’avais pas donné quelque juste prétexte à sa folie, et si la passion qui me dominait n’était pas mille fois plus insensée encore. Je ne me rassurai entièrement qu’en revenant au portrait de Belkiss, dont la douce et riante sérénité, plus pure que de coutume, éclaircissait tous mes soucis et calmait toutes mes douleurs.

Cette anecdote circula bientôt parmi les filles de Greenock, avec toutes les circonstances comiques que pouvait y ajouter la maligne jalousie de Folly, et passa rapidement des petites robes grises aux ouvriers de bon air qui étaient peu disposés à me vouloir du bien, parce qu’ils prenaient mal à propos ma timidité sauvage pour de l’insouciance ou du dédain. Quelques jours après, je ne passais plus dans les groupes joyeux des fêtes et des dimanches, quand le caprice de mes promenades errantes me faisait tomber au milieu d’eux, sans entendre murmurer à mes oreilles :

— Oh ! ne troublez pas les méditations de Michel, du plus sage et du plus savant des charpentiers de Renfrew ! Si vous le voyez ainsi refrogné et absorbé dans ses pensées, c’est qu’il rêve incessamment à la princesse Belkiss dont il est le galant, et qu’il emporte suspendue à cette belle chaîne dans une boîte de laiton !

— La princesse Belkiss, disait une matoise plus impertinente que les autres, qui sortait de la bande, en frottant lestement l’index de sa main droite sur celui de sa main gauche en signe de mépris ; la princesse Belkiss, vraiment, n’est pas faite pour les charpentiers ! Il l’épousera, si Dieu permet, quand il aura trouvé le trèfle à quatre feuilles ou la mandragore qui chante !

Les hommes ne disaient rien, car ils savaient que je n’aurais pas subi une insulte ; mais ils riaient à leurs maîtresses, et je me hâtais de passer assez confus, parce que ces plaisanteries n’étaient pas au fond dépourvues de bon sens.

La nouvelle de ma passion arriva dans le chantier, mais j’y étais aimé, et l’on ne se serait pas avisé d’ailleurs d’y badiner à mes dépens. Un soir que maître Finewood avait à se louer de quelque pièce de travail que j’avais exécutée pour lui :

— Ô mon pauvre Michel, dit-il, en me prenant la tête aux deux mains, tu es un si honnête jeune homme et un si digne ouvrier, que je regretterai jusqu’à mon dernier jour de n’avoir pu faire assez en ta faveur, et que je me le reprocherais à l’égal des plus noires ingratitudes, si ton esprit singulier ne s’était opposé à mes bonnes intentions. Je t’aurais voulu pour gendre, et pour le principal héritier de mon riche établissement ; et tu sais que j’ai six filles, dont trois sont plus blanches que les lis, et trois plus vermeilles que les roses. Il n’y a pas un laird d’Écosse qui n’eût été enchanté de mener la moindre des six à l’autel, et je t’aurais donné le choix. Pourquoi faut-il que tu sois amoureux comme un fou, pardonne-moi le mot, d’une princesse Belkiss qui était, sans doute, une fort honorable personne, puisqu’elle refusa la main du grand roi Salomon, s’il ne commençait par répudier ses sept cents femmes et ses trois cents concubines, ainsi que le rapporte le Talmud, au témoignage de mon voisin Jonathas le changeur ; mais qui, si elle vivait encore et s’il lui restait des dents, en porterait de telles, j’imagine, qu’elles dépasseraient d’un pouce au moins la longueur de son menton !…

— Croyez-vous, lui répondis-je, que c’est ainsi que serait aujourd’hui Belkiss ?

— Et qui en doute ? répliqua gaiement maître Finewood.

— Adorable Belkiss, m’écriai-je, en pressant le médaillon sur mes lèvres sans l’ouvrir, vous m’êtes témoin que rien ne peut effacer de mon cœur les engagements que j’ai pris envers vous, et que j’ai préféré le bonheur de vous appartenir sans espérance aux avantages les plus doux et les plus séduisants qui puissent flatter un homme de ma condition !

Maître Finewood était si consterné, qu’il ne s’aperçut pas de mon départ, et je me retirai dans la pensée qu’il était temps de quitter Greenock, où mes extravagantes amours deviendraient de plus en plus un objet de douleur pour mes amis, et de dérision pour tout le monde.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer