La Fée aux Miettes

VII.

Comment l’oncle de Michel se mit en mer, et comment Michel fut charpentier.

J’avais réellement vingt louis d’or en réserve sur les gratifications de douze francs que mon oncle André ne manquait pas de me distribuer tous les dimanches, et dont il me restait toujours quelque chose, parce que je ne dépensais que ce que je trouvais l’occasion de donner. Cependant, je n’étais pas sans quelque scrupule sur le droit que je pouvais avoir de disposer à seize ans d’une somme aussi forte, et si je m’étais engagé très avant dans ma promesse à la Fée aux Miettes, c’est que je savais que mon oncle André ne me contrariait jamais, et qu’il me contrarierait moins encore, en cette occasion, sur l’honnête emploi d’un argent inutile.

Quand j’entrai le soir dans sa chambre, son maintien grave et rêveur m’interdit. J’imaginai d’abord que le moment n’était pas favorable pour lui faire ma confidence, et je me retirais doucement, lorsque j’entendis qu’il me rappelait.

« Michel, me dit-il, en me faisant asseoir en face de lui, et en prenant une de mes mains entre les siennes, Mon cher Michel, le moment dont je t’avais parlé est venu, sans que nous ayons reçu de nouvelles de Robert. Il faut donc, mon fils, que je parte, et que j’accomplisse le devoir d’un bon associé, d’un bon frère et d’un honnête homme, pour retrouver la trace de ton père, qui ne peut m’échapper ; et s’il m’est impossible d’y parvenir, – Dieu veuille nous épargner cette douleur, – pour recueillir du moins quelques débris de la fortune qu’il devait te laisser. Cette résolution était formée de loin, comme tu sais, et mes mesures sont si bien prises, que l’arrivée inopinée de Robert en pouvait seule empêcher l’effet. Voilà le sablier vide, et celui qui marque les années de ma vie s’épuise aussi. Je n’ai pas dû perdre de temps, mais j’ai voulu m’épargner autant que possible la vue des larmes qui mouillent tes joues, et qui tombent amèrement sur mon cœur d’homme. Tu es assez fort aujourd’hui pour mettre de toi-même le courage d’un vieillard à l’abri de cette épreuve. Essuie tes yeux, petit, et embrasse-moi avec la fermeté d’un noble garçon. Je pars demain. »

À ces mots, les sanglots m’étouffèrent, je n’eus pas la force de me lever pour me jeter dans les bras de mon oncle André, et je cachai ma tête entre ses genoux.

« Voilà qui est bien, dit-il d’une voix assurée. Cela se dissipera comme un nuage, et gaiement j’espère, car le soleil est à l’horizon. J’aurais plus de motifs que toi de m’inquiéter, si je te laissais dans une position qui pût m’alarmer sur ton avenir, mais tu as bien profité de tes études et de ton apprentissage, et je ne crois pas qu’il y ait un homme dans les cinq parties du monde qui puisse se passer plus allégrement de cette fiction de la fortune, qu’on n’a inventée, crois-moi, que pour les infirmes et les paresseux. Tu es grand, bien fait, alerte, suffisamment informé des connaissances utiles, et, par-dessus tout cela, comme je l’ai désiré, un des bons ouvriers qui aient jamais fait crier une scie et retentir un maillet dans les chantiers de Granville. Toutes les inclinations que je te connais sont pour le travail et la médiocrité, et je n’ai plus besoin de te rappeler qu’une médiocrité aisée, qui est meilleure que la richesse, ne manque jamais au travail. C’est demain que tu entres à la journée chez ton charpentier, et c’est à compter de demain que chaque jour te rapporte un salaire. Comme j’ai pourvu à te conserver jusqu’à la Saint-Michel prochaine, dans la maison où nous sommes, le domicile, la nourriture, et toutes les nécessités de la vie, sans compter mes vieilles nippes et tout ce qui en dépend, dont tu useras à ton plaisir, cette première année de profit, que tu peux convertir en économies, suffira pour t’assurer, à chaque année qui suivra, le modeste bien-être auquel tu es accoutumé, et dont tu n’as jamais désiré de sortir ; car une année d’avance pour un ouvrier est un trésor plus solide que ceux du grand Mogol. Et si je te fais tant d’éloges de l’économie que je n’ai jamais beaucoup pratiquée par moi-même, ce n’est pas que je la considère comme un moyen d’enrichissement, mais parce que je ne connais point d’autre moyen d’indépendance. À cela près, c’est la moindre des vertus réelles, et il n’y a pas de libéralité bien placée, pourvu qu’elle le soit sans calcul et sans ostentation, qui ne vaille mieux qu’une économie. »

Ces paroles de mon oncle, dites en pareilles circonstances, enlevaient un poids énorme de dessus mon cœur. J’étais maître de vingt louis que je venais de promettre à la Fée aux Miettes, et dont elle avait si grand besoin ! Mon oncle continua :

« Il me reste peu de choses à te dire, et je t’en dispenserais, si la vieille naine de l’église, que vous appelez, je crois, la Fée aux Miettes, n’était venue m’apprendre, un instant avant que tu n’entrasses auprès de moi, qu’elle partait demain pour sa petite ville de Greenock, où je ne sais quels intérêts, peut-être imaginaires, réclament la présence de cette pauvre femme, et pour me demander en même temps si je t’autorisais à disposer en sa faveur de tes petites épargnes, dont tu es tout-à-fait le maître, et que tu ne peux mieux employer de ta vie qu’à soulager une honnête misère. Je suppose seulement, Michel, que tu as compté sur ton travail pour les remplacer ? »

Sur un signe d’affirmation et de plaisir que je lui fis alors : — « À merveille, reprit mon oncle, tu vois que je sais prévenir tes confidences, et pour revenir à mon discours, je m’en serais volontiers rapporté à la Fée aux Miettes de ces derniers enseignements, parce que c’est une femme de bon conseil, dans tout ce qui ne touche point à quelques rêveries assez bizarres dont elle s’est infatuée, mais que nous devons passer à son grand âge ; et aussi parce qu’elle a toujours été portée de si bonne intention pour notre maison, que mon père n’hésitait pas à lui attribuer le succès de ses meilleures entreprises, et l’agrandissement de son bien, au point de la mettre à l’aise si elle l’avait voulu, et si elle n’eût préféré obstinément son vagabondage mystérieux à une existence plus solide. Les bonnes dispositions que Dieu t’a données, et dont il m’a été permis de voir le germe éclore et se développer sous mes yeux, me permettent d’ailleurs d’abréger beaucoup ces instructions, et de les rapporter seulement au nouvel état que tu vas embrasser pendant mon absence.

» Quoique tu ne sois pas né pour lui, ne le méprise jamais, et surtout, ne le quitte jamais par orgueil. Le parvenu qui dédaigne le métier qui l’a nourri n’est guère moins méprisable que l’enfant dénaturé qui renie sa mère.

» Sois charpentier avec les charpentiers. Ne te distingue d’eux par ton éducation qu’autant qu’il le faut pour leur en communiquer lentement le bienfait sans les humilier. Crois que ceux qui t’écoutent avec une envie sincère de s’instruire, valent presque toujours mieux que toi, puisqu’ils doivent à un instinct naïf de ce qui est bien ce que tu ne dois, peut-être, qu’au hasard de la naissance et au caprice de la fortune.

» Ne fuis pas les plaisirs de tes camarades. Le plaisir est de ton âge. Ne t’y livre pas aveuglément. Le plaisir auquel on s’est livré sans défense et sans retour, devient le plus inexorable des ennemis.

» Si ton cœur s’ouvre à l’amour des femmes avant de me revoir, n’oublie pas, de quelque charme qu’elle soit revêtue, que toute femme qui détourne un homme du soin de son devoir et de son honneur est moins digne d’amour que la naine de l’église. L’amour est le plus grand des biens, mais il n’est jamais vraiment heureux tant qu’il ne satisfait pas la conscience.

» Souviens-toi, de plus, qu’un homme de ton âge qui a par devers lui une année d’existence assurée, le goût du travail et de la simplicité, un tempérament robuste, une santé à l’épreuve et un bon métier, est cent fois plus riche que le roi, quand il joint à tout cela douze francs vaillant dans sa poche ; six francs pour satisfaire aux besoins de son imagination, six francs pour adoucir le sort d’un pauvre, ou pour soulager les angoisses d’un malade.

» Enfin, si les principes de religion que je t’ai inculqués soigneusement depuis le berceau s’effaçaient de ton esprit, ce qui n’est que trop à craindre par le temps qui court, retiens-en au moins deux pour l’amour de moi, parce qu’ils peuvent tenir lieu de tous les autres ; le premier, c’est qu’il faut aimer Dieu, même quand il est sévère ; le second, c’est qu’il faut se rendre utile aux hommes autant qu’on le peut, même quand ils sont méchants. »

Après cela, il me quitta en me serrant la main.

Quand je fus de retour dans ma chambre, j’envoyai mes vingt louis à la Fée aux Miettes.

Le lendemain, sans m’en prévenir, mon oncle partit de bonne heure en me laissant tout ce qui m’était nécessaire pour un an. La Fée aux Miettes, qui n’avait pris que le temps de manifester son contentement devant mon commissionnaire, par une de ses explosions familières de joie fantasque et capricieuse, était partie dès la veille.

Je restai seul, – tout seul, j’essuyai quelques larmes, et j’allai à l’atelier.

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