La Fée aux Miettes

XXI.

Dans lequel on lira tout ce qui a été écrit de plus raisonnable jusqu’à nos jours, sur la manière de se donner du bon temps avec cent mille guinées de rente, et même davantage.

Ah ! la conversation de la Fée aux Miettes avait des agréments si puissants que vous ne vous seriez jamais lassé de l’écouter ! Je remarquais seulement avec une sorte d’inquiétude que ses paroles, ses gestes, ses attitudes, avaient perdu cette vivacité folâtre et quelquefois bouffonne dont je m’étais si souvent réjoui au collège. Elle n’était devenue cependant ni sérieuse ni sévère, et la douce gravité de ses discours n’ôtait rien à leur aimable aménité, mais elle affectait de donner à nos entretiens un tour plus solennel et une direction plus élevée que dans les jours mémorables de la pêche aux coques et du naufrage sur les côtes d’Angleterre. Je supposai qu’elle croyait devoir cette réserve à la dignité de notre fête nuptiale, ou bien que l’âge de réflexion dans lequel j’étais entré ce jour-là imposait de lui-même une nouvelle forme à ses sages enseignements. Je cherchai en moi si notre vie morale ne se partageait pas, effectivement, entre les riantes déceptions de l’enfance, et les convictions austères que l’expérience apporte un jour à l’enfant qui s’est fait homme, et je me demandai si mon apprentissage était tout à fait fini.

J’en doutais, parce que les vicissitudes de ma jeunesse n’avaient pas été assez nombreuses et assez variées pour me fournir l’occasion d’embrasser sous tous les aspects toutes les chances d’une existence complète. Je regrettais de n’avoir éprouvé ni assez de malheurs, ni surtout assez de prospérité, pour être sûr de ma résolution dans tous les événements de la vie. Ce que je savais, c’est que le principal devoir qui me restât sur la terre, c’était de faire le bonheur de la Fée aux Miettes. Ce que je ne savais pas, c’est ce que je pouvais au bonheur de la Fée aux Miettes, mais mon cœur se serait brisé de l’idée qu’elle n’était pas heureuse.

J’ignore si elle me devina, mais elle me tira de ma préoccupation par un grand éclat de rire, et ses yeux vifs et brillants se fixèrent en même temps sur moi, humectés de ces larmes intérieures qui ne débordent pas la paupière, avec une si délicieuse expression d’attendrissement, de commisération et d’amour, que je ne pus résister au besoin de saisir sa jolie petite main d’un côté de la table à l’autre, et d’y imprimer un baiser.

Au même instant, un faible grondement, fort expressif et fort chromatique, se fit entendre à la porte.

— Ah ! vraiment ! dit la Fée aux Miettes, en s’élançant pour ouvrir avec son indevançable prestesse, je crois connaître cette voix harmonieuse, et je suis bien trompée si ce n’est pas l’élégant Master Blatt, le premier écuyer de notre ami sir Jap Muzzleburn !

C’était Master Blatt en effet, c’est-à-dire un barbet noir des plus propres et des plus mignons que l’on puisse imaginer, au poil frisé par larges anneaux comme s’il avait été tourné par le fer d’un perruquier fashionable, aux bottines de maroquin jaune frappées d’un gland d’or flottant, et aux gants de buffle à la Crispin.

C’était Master Blatt lui-même, qui entrait en s’éventant avec une grâce infinie de sa toque empanachée.

Comme c’était à ma femme que s’adressait la commission de Master Blatt, et qu’il aboyait son petit discours dans cette langue canine de l’île de Man à laquelle je n’étais légèrement initié que depuis la veille, je n’essayai pas de le suivre dans les développements de sa harangue. Cela m’aurait été difficile à la vérité, parce qu’il en précipitait le débit avec une si surprenante vélocité que jamais ni tironien ni sténographe ne l’eût rattrapé à la course, et qu’il avait d’ailleurs un peu d’accent.

Quand il eut fini de parler, Master Blatt ramena devant lui sa patte droite qu’il avait laissée jusque-là reposer sur sa hanche d’une manière pleine de dignité, et remit aux mains de la Fée aux Miettes un portefeuille dont la forme, la couleur, la dimension, le signalement tout entier était bien présent à ma mémoire ; le portefeuille de l’île de Man, que j’avais défendu de si grands hasards, et qui faillit me coûter si cher.

Ensuite il s’inclina profondément devant elle, me salua d’une manière plus grave, et se retira peu à peu sans se détourner, comme un chien diplomate qui est accoutumé aux grandes affaires, et qui connaît le cérémonial d’une ambassade.

— Bien, bien, bien, dit la Fée aux Miettes, en se renversant sur sa chaise longue avec une expansion de gaieté qui me charmait. – Tes cruels malheurs d’une nuit nous auront, du moins, comme tu le vois, servi à quelque chose !

— Je vous jure, Fée aux Miettes, lui répondis-je, que je n’en sais pas un mot !…

— Cher enfant, tu as raison, reprit-elle, et pardonne-moi ma distraction. Il faut que je t’explique cela. Ta triste aventure m’avait rappelé que l’île de Man appartenait de temps immémorial à une branche de ma famille dont l’héritage me revenait de droit, par le fâcheux bénéfice d’une longue vie, et je t’avouerai que j’attachais peu d’importance à cette propriété, à cause du caractère maussade et hargneux des habitants ; mais l’occasion me détermina, et comme j’étais sûre d’arriver assez à temps pour t’empêcher d’être pendu, je m’avisai d’expédier en passant mon homme d’affaires au bailli pour faire reconnaître mes titres. Ils étaient si authentiques et si clairs, que l’honnête sir Jap n’a pas hésité un moment à remettre à ma disposition les revenus de l’année, c’est-à-dire cent mille livres sterling de bon papier, continua-t-elle tout en feuilletant les traites et les billets, cent mille bonnes guinées que tu as tirées des griffes des voleurs.

Et là-dessus la Fée aux Miettes se reprit à rire d’aussi bon cœur qu’autrefois.

Je penchai ma tête sur ses mains, et je restai quelque temps sans répondre.

— Cent mille guinées, Fée aux Miettes, dis-je enfin ! Cent mille guinées de revenu ! – Oh ! Si vous aviez eu cette fortune quand vous veniez racheter ma vie au pied de l’échafaud, je n’y aurais pas consenti ! une si riche héritière que la Fée aux Miettes ne peut pas être la femme d’un ouvrier sans ressources et sans espérances !

La Fée aux Miettes me regarda d’un air chagrin et se mordit les lèvres. — Tu n’as point dit cela, Michel, dans l’intention de me blesser, répondit-elle avec un son de voix ému, et j’oublierai ce qu’il pourrait y avoir d’amer dans cette observation, si tu avais voulu en faire un reproche. Non, non, le généreux enfant qui m’a donné trois fois en sa vie tout ce qu’il possédait, et qui m’a engagé jusqu’à sa liberté pour me forcer à recevoir ses bienfaits, ne m’accuse pas dans son cœur d’avoir manqué aux lois de la délicatesse quand j’ai consenti à lui tout devoir. C’est cependant ce qu’il ferait en hésitant à recevoir de moi cent fois moins qu’il ne me sacrifiait, en effet, quand il se dépouillait en ma faveur des derniers débris de sa fortune. Mais ceci même lui appartient, car je ne me serais jamais avisée de réclamer mes droits sur une propriété inutile et oubliée, sans l’événement presque miraculeux qui t’a mis en possession de ce portefeuille comme d’une propriété légitime. Il faut bien t’apprendre du reste, continua-t-elle en reprenant une complète assurance, que tes richesses n’ont rien à envier aux miennes, et qu’elles les égalent si elles ne les excèdent pas. Encore n’est-ce pas de tes espérances sur les biens de ton père et de ton oncle que j’entends parler, quoique les nouvelles qui m’en arrivent depuis longtemps me fassent concevoir une grande idée de la prospérité de leurs entreprises et de la magnificence de leurs établissements.

— Ils vivent tous les deux ! m’écriai-je en pleurant de joie. Dieu soit loué à jamais !

— Dieu soit loué en toutes choses, dit la Fée aux Miettes. Ils vivent, et tu les reverras avant peu si mes projets s’accomplissent. En attendant, rien ne manque à ton opulence, puisqu’ils m’ont autorisée à fournir à tous tes besoins aussitôt que je t’aurais retrouvé, et que le seul produit de l’or dont tu m’avais si charitablement confié le dépôt passe déjà d’ailleurs, si je ne me trompe, la portée de tous les vœux que tu peux former en ta vie. Il me suffira de te prévenir aujourd’hui que je l’ai placé dans un commerce qui doit rapporter cent mille pour un à chaque voyage du grand vaisseau sur lequel tu te proposais de t’embarquer hier, et qui mouillera toutes les semaines à Greenock. Tu vois par là que tu seras en peu de jours le plus riche de nous deux, car je n’ai aucune raison pour suivre les mêmes chances, et la possession d’un or superflu ne tente pas mon ambition.

Je ne m’arrêtai pas d’abord aux sages paroles qui terminaient ce discours singulier ; l’idée de cette fortune immense et inattendue que je n’avais jamais rêvée, même dans le sommeil, exerça sur mon esprit une espèce de fascination et d’étourdissement où ma raison cherchait en vain à se retrouver. Plus je m’efforçais de rattacher le fil de ma pensée à quelques-unes des combinaisons d’existence que je m’étais composées jusque-là, plus je me trouvais étranger à mon avenir, et incapable de m’y placer d’une manière assortie à mon organisation et à mon caractère. Je finis par penser tout haut. — En vérité, repris-je en balbutiant des mots confus comme mes réflexions, de semblables événements doivent nécessairement changer la position que nous tenons dans la société. Je m’en félicite pour vous, Fée aux Miettes, qu’ils appellent à jouir d’une destinée digne de votre naissance et de votre sagesse ; mais pour moi, je m’en étonne, et je ne me prépare pas sans un mélange d’inquiétude à cet état de splendeur où la Providence m’a tout d’un coup élevé. C’est à vous, qui avez acquis dans votre jeunesse l’expérience de la richesse et des grandeurs, à m’apprendre ce que nous devons faire de nos trésors, pour montrer à tout le monde que nous méritons de les posséder.

— Ceci est une grande question, mais j’essayerai de l’éclaircir puisque tu le veux, répondit la Fée aux Miettes en souriant assez tristement, autant que je pus m’en apercevoir, car j’osais à peine tourner mes regards sur elle. Il y a effectivement bien des partis différents à tirer d’une grande fortune, et je ne dois pas te le dissimuler, plus de pernicieux que d’utiles. La plupart des hommes regardent cet avantage inopiné du hasard comme une raison de se livrer doucement à l’oisiveté, de jouir des voluptés du luxe dans une tranquille paix, et d’étaler aux yeux de la multitude un faste qui lui impose, parce qu’elle estime les plaisirs qui y sont attachés au-dessus de toutes les faveurs de la nature. Si cette condition te convient, tu es maître de la choisir. Tu auras demain des palais somptueux, des ameublements exquis, des voitures éblouissantes de dorures et attelées de superbes chevaux pour te transporter à travers tes vastes domaines ; les artistes s’empresseront de te consacrer leurs travaux, les poètes feront des vers à ta gloire, les grands t’accoutumeront par leurs prévenances à te regarder comme leur égal, et tu ne pourras plus compter tes amis. Enfin tu goûteras pour la première fois les charmes d’une mollesse tout à fait inoccupée, et le profond contentement d’âme que procure la certitude de n’avoir rien à faire.

— Rien à faire, Fée aux Miettes ! Ah ! ce n’est pas dans cette pensée que peut résider un profond contentement de l’âme ! Le Dieu qui a daigné me former ne m’a pas donné ces bras robustes et habiles au travail pour que je les laisse indignement languir dans une lâche inaction. Et s’il lui plaisait un jour de me retirer ces faveurs dont il me comble aujourd’hui, que deviendrais-je après avoir oublié l’exercice de mon métier, et l’agréable habitude de ces labeurs de tous les jours qui m’occupent, qui me fortifient, qui me plaisent, qui m’ont fait quelquefois honneur et ne m’ont jamais ennuyé ? Un objet de mépris pour les honnêtes gens et de pitié pour les sages ! J’aimerais cent fois mieux me désaccoutumer de l’espérance d’être riche, et l’effort ne serait pas grand. Il n’y a pas si longtemps qu’elle m’est venue !

— À merveille, mon cher Michel ! s’écria joyeusement la Fée aux Miettes, en frappant d’aise ses blanches mains l’une contre l’autre. Ajoute à cela que le changement de ta manière de vivre ne ferait illusion qu’à toi, si tu étais assez stupide pour tomber dans un pareil aveuglement. Tu aurais beau te cacher dans ton faste comme le ver dans son cocon de soie, et la chenille dans sa chrysalide dorée, ceux qui t’ont connu te reconnaîtraient, et l’envie qu’inspirerait ton agrandissement subit ne tarderait pas à se convertir en haine secrète sous de fausses apparences, au fond du cœur de tes flatteurs les plus assidus. – « À qui appartient, dirait-on, ce carrosse aux panneaux resplendissants qui fait voler si haut la poussière sous ses roues ferrées d’argent ?… — Eh quoi, répondraient les passants avec un dédaigneux mouvement d’épaules, ne le savez-vous pas encore ? C’est un des trois ou quatre cents équipages, car il en change tous les jours, dans lesquels le petit charpentier Michel promène cette vieille naine dentue, difforme et ridicule, que tout Granville a vue mendier pendant cent ans sous le porche de son église. Ne voilà-t-il pas un beau couple pour écraser le pauvre peuple, et n’a-t-on pas raison de dire qu’il n’est telle vanité que de petites gens ? » Tu n’aurais fait à ce compte qu’abdiquer la modeste réputation d’un honorable ouvrier pour gagner celle d’un sot riche, et c’est le souvenir le plus fâcheux qu’on puisse laisser sur la terre après celui que laissent les méchants. – Mais si la fortune ne sert qu’à rendre plus sensibles l’abrutissement des voluptueux et l’incapacité des oisifs, elle peut prêter un relief éclatant aux qualités de l’esprit et aux glorieuses ambitions du génie. Tous les travaux de l’homme en société ne se réduisent pas aux œuvres matérielles de la main. Il influe par son crédit et par son habileté sur les développements de la richesse et de la prospérité publiques. Il prend part à la création des lois et à l’administration des états. Il tient les balances de la justice dans les tribunaux ou les rênes du gouvernement dans le conseil des rois ; et pour arriver aux grands emplois, l’or est dans tous les pays la première de toutes les aptitudes. Pauvre, ton savoir et ton éducation ne te promettaient qu’un petit nombre de succès obscurs qui n’auraient jamais tiré ton nom de l’oubli ; opulent, il n’est point de carrière qui ne te soit largement ouverte, et au bout de laquelle tu n’aies à recueillir, vivant, les faveurs de la popularité, mort, les illustrations de l’histoire. La banque de Jonathas restera bientôt sans chef, au régime sordide que son avarice lui a fait adopter. Le président de justice est, depuis dix ans, fou de sottise et d’orgueil, et on n’attend qu’à le prendre sur quelque fausse application des lois qui aura coûté la vie à un bon nombre d’innocents notables, pour lui donner un successeur. Il y a des députés à élire et des ministres à disgracier. Choisis.

Je regardai fixement cette fois la Fée aux Miettes, et je trouvai ses yeux arrêtés sur moi. Cette circonstance, qui m’aurait intimidé un moment auparavant, augmenta ma hardiesse et me confirma dans la détermination que j’avais prise pendant qu’elle parlait, car toutes mes irrésolutions s’étaient dissipées.

— Mon choix est fait, lui répondis-je, et mon seul regret est d’avoir pu hésiter ; je resterai charpentier.

Elle contint sa joie, mais elle ne réussit pas à me la dérober tout à fait. Je continuai.

— Écoutez, Fée aux Miettes, et pardonnez-moi si je conteste une seule fois avec vous. Mes études ne m’ont pas rendu propre aux emplois que vous me proposez, et je suis trop sensé, grâce à Dieu, grâce aux leçons de mes parents, grâce aux vôtres, pour mettre le sort d’un pays en balance avec mon orgueil. Je ne cède pas en vous disant ceci aux timidités de la modestie. J’imagine au contraire que je n’ai jamais conçu pour moi-même une plus haute estime qu’en me rendant compte des idées où cet entretien nous entraîne, et s’il est vrai que la vanité se mêle à tous nos jugements, elle pourrait bien jouer son rôle dans mon refus. Je crois sincèrement que je pourrais apporter comme un autre le tribut de mes facultés à l’œuvre de tous, si la civilisation était, comme je la comprends, une doctrine de foi, une législation d’amour et de charité, une pratique de bienveillance réciproque et universelle ; mais dans l’état où les siècles nous l’ont donnée, je n’ai ni intelligence pour l’expliquer, ni disposition à la servir. Je respecte les pouvoirs que les nations s’imposent ; je me range sans examen aux lois qu’elles reconnaissent ; j’honore les esprits sublimes qui croient y entendre quelque chose, et les citoyens généreux et dévoués qui consacrent leur noble existence au soin de les interpréter et de les défendre, mais c’est tout ce que je puis. L’opinion que nous nous formons de l’importance de notre destination passagère est sans doute flatteuse pour notre amour-propre. Elle est surtout consolante pour notre misère, et je ne trouve pas mauvais qu’on s’efforce d’en atteindre les résultats. Quant à moi, je ne les cherche pas sur la terre, et cette vie si occupée de perfectionnements ne me montre en réalité que de vaines agitations qui aboutissent à la mort pour les peuples comme pour l’homme. L’affaire de la vie, c’est de vivre et d’espérer, car elle ne bâtit rien de durable et d’infaillible que le tombeau. Si le travail des mains a moins d’éclat et de grandeur que celui de la pensée, et j’y consens avec vous, il est donc à mon sens plus raisonnable et plus utile ; et j’aurais peine à m’ôter de l’esprit que tout homme qui a planté un arbre, ensemencé un guéret, ou construit une maison solide, aérée, spacieuse et bien distribuée, a rendu un service plus essentiel à ses semblables que les économistes, les philosophes et les hommes d’état avec leurs utopies de vieux enfants, si malheureuses en pratique. Voilà pourquoi je resterai décidément charpentier, si vous l’avez pour agréable, ma volonté vous étant d’ailleurs soumise en tout point. – Mais ce que je vous demandais, Fée aux Miettes, ce n’est pas non plus comment un usage absurde de la fortune peut couvrir celui qu’elle possède, et qui croit la posséder, de ridicule et de honte. Ce n’est pas comment, dans une société que je plains et que je suis près de mépriser, les habiles parviennent à faire servir la fortune aux triomphes de cette folle passion de pouvoir et de renommée que vous appelez en vous jouant une ambition glorieuse, et qui ne me tente guère. C’est à quoi elle est bonne pour être heureux, si elle est du moins bonne à cela, et je commence à craindre qu’il n’en soit rien.

— Il faudrait d’abord savoir ce que tu entends par le bonheur, répliqua la Fée aux Miettes.

— Ma foi, ma bonne amie, repris-je gaiement, je n’y ai jamais beaucoup réfléchi, mais je suis presque sûr que le mien ne peut pas se réaliser en barres et en billets. Le bonheur, c’est d’être le premier dans le cœur de ce qu’on aime. Le bonheur, c’est de faire du bien selon sa puissance, quand l’occasion s’en présente. Le bonheur, c’est de n’avoir rien à se reprocher. Le bonheur, c’est de se coucher en joie dans un lit propre et bien bordé, déjà content du travail de la semaine, et rêvant aux moyens de l’améliorer encore. Le bonheur, c’est de repasser dans sa mémoire les doux souvenirs d’un âge d’insouciance et de pureté, en suivant le cours de quelque rivière limpide, sur la lisière d’une prairie tout émaillée de fraisiers et de marguerites, aux rayons d’un soleil sans âpreté, à la chaleur d’un petit vent de sud chargé de parfums, et de s’arrêter à une jolie tonnelle de lilas où la Fée aux Miettes a préparé en m’attendant sous la feuillée une jatte de lait écumeux et frais, une corbeille de fruits mûrs, couverts de leur fleur veloutée, et un peu de vin généreux. Combien croyez-vous qu’il y ait de bonheur comme ceux-là dans cent mille guinées ?

— Il y en a plus que tu ne crois, répondit la Fée aux Miettes ; mais écoute plutôt ! Je suppose qu’il te souvient encore de tes premiers amis de collège ?

— Pourriez-vous en douter, Fée aux Miettes ? Je n’oublie aucun de mes sentiments, et les amitiés de collège ne s’oublient pas.

— Jacques Pellevey, continua-t-elle, n’a pas été aussi sage que toi. De curé qu’il était, il a voulu devenir évêque, et la calomnie irritée par son ambition lui a fait perdre jusqu’à sa cure. Le malheur a produit sur lui l’effet qu’il produit d’ordinaire sur les belles âmes ; il l’a rendu meilleur. Jacques, éclairé par ses fautes, s’est retiré dans un village où l’instruction n’avait jamais pénétré, pour y former gratuitement à la religion et aux bonnes études les enfants des pauvres familles ; son établissement a prospéré d’une manière si éclatante et si rapide qu’il ne regrette aujourd’hui que de ne pouvoir pas l’étendre à tous les villages voisins ; mais ton ami Jacques est pauvre lui-même, et il se consume dans les rêves de sa charité impuissante. Ne penses-tu pas qu’il serait bon d’envoyer un millier de guinées à Jacques Pellevey pour le seconder dans ses louables projets, dont j’ai la certitude qu’il ne sera maintenant détourné par aucun changement de fortune, car l’adversité agit sur le cœur de l’homme, comme certaines tempêtes sur les fruits de la terre. Elle hâte sa maturité.

— Mille guinées, c’est bien peu, dis-je à la Fée aux Miettes ; mais nous y reviendrons souvent.

— Didier Orry s’était richement marié, comme tu sais, mais la destinée a d’étranges retours. Son beau-père l’a engagé dans des spéculations aventureuses qui les ont ruinés tous les deux. Il ne lui restait plus qu’une maison assez modeste, et des grangeages médiocrement garnis que le feu du ciel a dévorés l’an passé. Il est allé frapper à ta porte avec deux enfants dans ses bras, et suivi de sa femme enceinte et malade. Quand la malheureuse famille fut instruite de ton départ, ils s’assirent tous sur le seuil et se prirent à pleurer, le père et la mère parce que tu étais leur seule espérance, et les enfants parce que leur père et leur mère pleuraient. Tous seraient morts de misère et de désespoir, si Jacques Pellevey, qui passait par là, ne les avait recueillis ; mais Jacques a déjà tant de charges qu’il ne suffit à celle-ci qu’en prenant sur ses propres besoins. Nous pourrions rétablir la fortune de Didier Orry, mais il nous en coûterait trop cher, parce qu’il a joui longtemps des douceurs de l’aisance, et que l’habitude est une seconde nature. C’est une affaire de huit mille guinées.

— Vous ne faites pas entrer dans votre compte, bonne amie, la compensation des maux qu’il a soufferts. Il faut lui en envoyer dix mille.

— Tu ne sais pas ce qu’est devenu Nabot ? Le pauvre diable a eu le malheur de recueillir de grands héritages, et tu devines aisément ce qu’il en a fait : le jeu a tout emporté. Ce qu’il y a de pis, c’est que son luxe éphémère lui avait donné du crédit, et que le jour où il s’aperçut qu’il ne lui restait rien, il devait beaucoup plus qu’il n’eût jamais possédé. Ses créanciers ont obtenu prise de corps contre lui, et je ne doute pas qu’il ne meure en prison si tu ne l’en tires. Cependant je ne te le recommanderais point, car c’est se rendre complice d’une honteuse frénésie que de lui prodiguer des secours qui sont dus à tant de respectables infortunes, si cette dernière épreuve ne l’avait décidément corrigé. Il a reconnu, dès le premier mois de sa captivité, que la privation n’était qu’un heureux apprentissage, et le vice qu’une mauvaise habitude. Il n’y retombera plus. Ses études mal ébauchées lui sont revenues en mémoire : il les a recommencées avec ce zèle amoureux qui rend les progrès si faciles. Tous les pas qu’il a faits dans cette nouvelle carrière ont été marqués par des jouissances qu’il met infiniment au-dessus de celles du monde, et son caractère, autrefois inquiet et soupçonneux, s’est ressenti du perfectionnement de son esprit. L’avantage le plus inappréciable du travail, et il en a beaucoup d’autres, c’est de distraire l’âme de ses passions sans lui rien enlever de son ardeur, mais en dirigeant ces puissances exaltées d’une intelligence et d’une sensibilité de jeune homme vers le seul but qui soit digne d’elles. J’ai lieu de croire que Nabot te ferait un jour honneur par sa conduite, s’il n’y avait pas tant à payer pour le délivrer de ses dettes. La Providence mesure les adversités qu’elle nous dispense. L’homme ne mesure pas celles qu’il se donne. J’ai entendu dire qu’il était écroué pour près de quatorze mille guinées.

— Sur quinze mille guinées, répondis-je, il lui en restera mille pour recommencer sa vie. C’est assez s’il est guéri, et surtout s’il ne l’est pas.

— Tes camarades les caboteurs avaient d’abord prospéré dans leur commerce, mais ils l’ont étendu imprudemment, et la Méditerranée leur a repris ce que l’Océan leur avait donné. Leur beau bâtiment la Mandragore, qui contenait en cargaison le produit de toutes leurs courses, a été capturé par des pirates barbaresques, et l’équipage entier est prisonnier en Alger. On n’estime pas à moins de douze mille guinées le prix de leur rançon.

— C’est racheter à trop bas prix, Fée aux Miettes, ces honnêtes et loyaux compagnons qui décimèrent leur faible pécule afin de me soulager dans ma détresse et de m’associer à leurs espérances. Douze mille guinées aux Algériens pour leur rendre la liberté ; douze mille guinées aux caboteurs pour recommencer leur trafic ! – Mais à quoi bon, je vous en prie, cette énumération dont j’aurais tout au plus besoin si je ne vous avais pas comprise ? Donnez, donnez, Fée aux Miettes ; versez de l’or aux mains de nos amis qui souffrent ; et puisque notre fortune, si exorbitante qu’elle soit, ne peut suffire à secourir toutes les misères, augmentez-la, pour donner encore, multipliez nos trésors pour multiplier vos bienfaits ; nous n’aurons jamais trop puisque nous ne gardons rien, et que ces biens immenses dont la toute puissante bonté nous a faits dépositaires pour les répandre ne seront pas payés, comme je le craignais, de notre repos, de notre indépendance et de notre obscurité. C’est ainsi seulement, vous venez de me l’apprendre, que l’oppulence peut contribuer au bonheur ; c’est ainsi que je conçois la possibilité de n’avoir pas quelque jour à regretter d’être riche.

— Tes intentions seront remplies en ce qui te concerne, reprit la Fée aux Miettes ; mais, ajouta-t-elle d’un air un peu composé, j’ai aussi de nombreux amis auxquels je dois aide et protection, et que je ne saurais favoriser de tes présents si tu ne m’y autorises, puisque je suis en puissance de mari. Ne conviendra-t-il pas que je t’en soumette la liste, comme à mon souverain seigneur et maître ?

— Eh vraiment non ! répartis-je vivement en rougissant de sa déférence. Tout ce qui nous appartient n’appartient qu’à vous, ma toute bonne, et vous pouvez en faire l’usage qui vous conviendra le mieux. Pourvu que le charpentier ait en poche une poignée de demi-schellings à distribuer de temps en temps aux pauvres beggars du port, ou tout au plus une guinée par semaine pour faire emplette de quelque bon auteur grec de Foulis ou de Balfour à la Classic Library du vieux Macdonald, il n’a rien à envier en richesse à tous les rois de la terre. Je me croirais bien réellement indigent, si j’éprouvais jamais la nécessité de posséder davantage.

— Je n’ai donc rien à désirer ! s’écria-t-elle. Me voilà en état de porter la prospérité dans cette multitude de chaumières où j’ai reçu l’aumône pendant tant d’années que j’ai mendié aux côtes de France ! Hélas ! Il n’y a que les pauvres gens qui donnent, parce que l’habitude du besoin leur a enseigné la pitié. – Et mes quatre-vingt-dix-neuf sœurs qui ont coutume de me visiter tous les ans, le lendemain de la Saint-Michel, quand j’habite ma maisonnette de Greenock, tu me laisses maîtresse, n’est-il pas vrai, de leur donner à chacune soixante guinées en commémoration de celles qui m’ont assuré de si beaux jours ? Cette douceur leur viendra fort à propos, et je les sais capables d’en tirer bon parti pour leur établissement, car elles rivalisent toutes entre elles d’esprit et de gentillesse.

— Je vous laisse maîtresse de tout, Fée aux Miettes, et je trouve seulement cette libéralité trop parcimonieuse pour un présent de noces ; mais comment se fait-il que vous ne m’ayez jamais parlé de votre nombreuse famille ?

— C’est qu’au temps de nos anciens entretiens, dit la Fée aux Miettes, et dans l’incertitude où j’étais de te fixer, je n’avais pas la force de m’occuper d’autre chose que de toi. –

Peu à peu notre conversation se ralentit, mais l’impression s’en prolongea en moi-même avec un charme inexprimable. J’éprouvai ce contentement de cœur, cette saine et pure allégresse de la pensée, cette satisfaction vague mais profonde, qu’on goûte sans la définir, et qui fait que l’on est bien sans savoir pourquoi. J’avais oublié le monde entier et ma propre existence avec lui, quand je sentis la Fée aux Miettes se suspendre à ma main et la presser contre sa bouche, en la mouillant de quelques larmes d’émotion et de saisissement.

— Sais-tu maintenant ce que c’est que le bonheur ? dit-elle.

— Oui, oui, je le sais ! le bonheur est de vivre près de la Fée aux Miettes, et d’en être aimé.

Et je m’élançai inutilement pour l’embrasser ; elle avait déjà disparu derrière la porte de son appartement, qui s’était fermée sur ses pas. Ma première idée fut de la suivre pour la voir encore un moment, mais cette porte était si bien sertie dans le panneau de la cloison qu’il me fut impossible d’en trouver les joints. C’était un merveilleux ouvrage.

Au bout d’un moment de méditation, et avant de m’abandonner au sommeil, je me mis en tête de savoir ce que Belkiss pensait de ma nouvelle position. La Fée aux Miettes ne m’avait pas seulement autorisé à regarder quelquefois son portrait, elle l’avait même exigé positivement. Je me hâtai donc de faire jouer le ressort du médaillon.

Belkiss dormait.

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