La Fée aux Miettes

XXIV.

Ce que Michel faisait pour se dédommager quand il fut riche.

Le soleil, qui commence à descendre vers l’occident, et qui n’a guère plus d’une heure maintenant à occuper le ciel, m’avertit trop bien de la nécessité de mettre des bornes à mon récit, pour que j’abuse plus longtemps, monsieur, de la patience avec laquelle vous avez daigné m’écouter, en prolongeant l’histoire d’ailleurs assez monotone, comme toutes les histoires heureuses, des beaux jours dont celui de mon mariage avec la Fée aux Miettes fut suivi. Je ne vous arrêterai donc, parmi les événements de ma vie qui se rattachent à cette époque de douce félicité, qu’à ceux dont la connaissance est nécessaire pour l’éclaircissement du reste.

Après l’établissement des six filles de maître Finewood, je continuai à travailler dans son chantier, dont il me donna la direction, du consentement et presque du choix de tous les camarades. Je plaçai même dans ses entreprises quelques fonds que ma femme avait mis en réserve pour cet usage, et dont il attribua l’origine, sans doute, à un héritage inattendu. Ce déploiement de capitaux fut si heureusement favorisé par les circonstances, que la fortune du maître se doubla dans le courant de l’automne ; et, comme il pensait, depuis plusieurs années, à jouir sans sollicitude, au terme de son honorable vie, du fruit de ses longs travaux, il se décida bientôt, d’après les instances de sa famille, à faire passer sous mon nom, mais dans l’intérêt de notre nombreuse communauté, l’administration de la maison Finewood et compagnie. Je ne vous ai pas dit que, dès le premier mois, j’avais obtenu son consentement au mariage de ses six garçons avec six jeunes filles pauvres, mais belles, sages, pieuses, et pleines d’amour pour le travail, qui en étaient adorées. Ce fut là une belle fête, car la Fée aux Miettes, qui était de moitié dans tous mes secrets et qui me dirigeait dans toutes mes actions, eut l’art de doter les six brus, au moment de la signature du contrat, par des voies si imprévues et cependant si naturelles, que personne ne s’avisa que j’y fusse pour quelque chose. La première se trouva un oncle mort millionnaire en Amérique, et qui n’avait pas plus de vingt héritiers. Le père de la seconde retourna un trésor dans son pré en déplaçant une borne, et il lui resta quelque chose quand le fisc eut pris sa part. Il en fut ainsi des autres, et les moyens dont je ne vous parle pas foisonnent en apparence dans les romans et les comédies ; mais l’imagination de la Fée aux Miettes avait plus de ressources que les comédies et les romans, d’abord parce qu’elle avait beaucoup plus d’esprit que les gens qui en font ; et puis parce qu’une bonté active et inépuisable est plus ingénieuse que l’esprit.

De mon côté, ma fortune s’était si prodigieusement agrandie qu’elle serait devenue un tourment pour moi, si la Fée aux Miettes n’avait pas consenti de bonne heure à ne m’en plus parler. Le vaisseau la Reine de Saba revenait tous les huit jours, comme il l’avait promis, mais il jetait l’ancre hors de l’horizon des vigies, et ne communiquait qu’avec la Fée aux Miettes, car le peuple ne savait plus rien de ses voyages, ou n’en parlait que par manière de risée, en disant, pour exprimer l’incertitude ou l’erreur d’une fausse espérance : Quand le vaisseau de la reine de Saba reviendra ? Cependant il naviguait, chargé au départ des inutiles escarboucles de nos ruisseaux, et au retour des cèdres et des cyprès, – trésor plus précieux au charpentier, – que je façonnais dans mes ateliers pour la construction du palais d’Arrachieh. Tout ce que je savais de l’emploi de mes richesses, et tout ce que j’avais besoin d’en savoir, c’est qu’il y avait peu d’infortunes à la portée de nos soins qui ne fussent promptement soulagées ; c’est que des hôpitaux s’ouvraient de toutes parts pour les malades, et des hospices pour les pauvres ; c’est que des villes incendiées se relevaient de leurs ruines, et reflorissaient riantes aux yeux de leurs habitants consolés ; c’est que la Fée aux Miettes me répétait chaque soir : Sais-tu maintenant ce que c’est que le bonheur ? – et que chaque soir je pouvais lui répondre : Oui, Fée aux Miettes, je le sais.

Le reste de nos conversations, qui étaient presque toujours fort longues, surtout les jours de dimanche et de fête, où je n’étais pas obligé de paraître au chantier, roulait sur d’importantes questions de morale, sur des faits curieux de l’histoire, et plus particulièrement sur l’étude des langues, dont j’avais toujours fait mon plaisir. La Fée aux Miettes regardait cette science comme le premier des liens matériels qui unissent l’homme à l’homme dans l’état de société, et elle avait formé pour me les enseigner des méthodes si claires et si bien ordonnées, qu’il n’y en avait point dont les principes généraux me coûtassent plus de quelques heures d’étude, au bout desquelles tous les mots venaient se ranger comme d’eux-mêmes sous les perceptions du sens intelligent que ses leçons avaient développé en moi ; de sorte que j’étais souvent disposé à croire qu’apprendre une langue c’est s’en souvenir, et je ne serais pas étonné que Dieu, qui a créé les hommes pour s’entendre et se servir réciproquement, eût caché ce mystère parmi ceux de notre organisation.

Mais entre tous les sujets sur lesquels j’avais coutume de ramener la Fée aux Miettes, il y en avait un qui se reproduisait en dépit de moi à tous les événements extraordinaires de ma fortune, et vous avez pu voir jusqu’ici, monsieur, que les occasions ne me manquaient pas.

— Ne serait-il pas possible, en effet, Belkiss, lui disais-je quelquefois, que vous fussiez une véritable fée ?

— Bon, bon, me répondait-elle en riant, un esprit de la trempe du tien aurait-il foi à des contes auxquels les enfants même ne croient plus ? Jamais fée n’a paru sur terre depuis le temps de la reine Mab.

— Vous parlez sagement, continuai-je en secouant la tête comme un homme qui n’ose avouer tout à fait que sa conviction n’est pas complète, mais je ne puis me persuader que ma vie soit conforme au train ordinaire des choses, et qu’il n’y ait pas un peu de surnaturel dans vos aventures et dans les miennes. J’avais résolu d’abord de ne plus vous interroger sur ce chapitre, et je vous prie de croire que je ne le ferais point si cette idée ne me poursuivait parfois de manière à me faire craindre pour ma raison.

— J’ai des remèdes sûrs, reprenait-elle alors sans rien perdre de sa gaieté, pour guérir plus tôt que tu ne crois tes inquiétudes d’esprit. Tu peux donc te livrer sans danger à tes illusions, tant qu’elles ne seront qu’heureuses, et je ne sais si le secret de la philosophie n’est pas là. Quel grand mal y aurait-il à t’imaginer que je suis réellement une intelligence favorisée de quelque supériorité sur ton espèce, qui s’est attachée à toi par estime pour tes bonnes qualités, par reconnaissance pour tes bienfaits, et peut-être par ce penchant invincible de l’amour, dont il paraît, au témoignage des livres saints, que les anges du ciel ne sont pas exempts ? Ces alliances sympathiques de deux natures inégales sont possibles, puisque la religion les reconnaît, et que la raison purement humaine qui discute tout, parce qu’elle ne discerne rien clairement, ne saurait en contester quelques exemples fort rares à la vérité, mais qui se sont établis dans nos créances, sur la foi des hommes les plus éclairés et les plus vertueux. Pourquoi cette amitié supérieure n’aurait-elle pas multiplié autour de toi quelques faits apparents dont le résultat bien réel devait être d’éprouver ta patience et ton courage, de plier ta vie par un exercice continuel à la pratique de la vertu, et de te rendre graduellement digne de parvenir à une destinée plus élevée dans la vaste hiérarchie des créatures ? N’as-tu pas remarqué que les vaines sagesses de l’homme le conduisent quelquefois à la folie ? Et qui empêche que cet état indéfinissable de l’esprit, que l’ignorance appelle folie, ne le conduise à son tour à la suprême sagesse par quelque route inconnue qui n’est pas encore marquée dans la carte grossière de vos sciences imparfaites ? Il y a des énigmes dans ta vie ; mais qu’est-ce que la vie elle-même si ce n’est une énigme ? et on ne voit pas que personne soit bien pressé d’en chercher le mot. Je te réponds que l’explication de ces difficultés t’arrivera un jour, si Dieu le permet ; et si ce dessein n’entrait pas dans les vues de son éternelle prudence, tu aurais beau t’efforcer de les débrouiller sans lui. Ne t’alarme donc plus de celles de ces impressions que tu ne peux comprendre ; accepte avec reconnaissance et goûte avec modération ce qu’elles ont d’agréable ; remets au temps, plus savant que toi, l’interprétation des difficultés qui t’embarrassent, et attends dans la sincérité d’un cœur simple que le mystère s’en éclaircisse.

Quand elle avait parlé ainsi, nous nous mettions ordinairement à la prière, et, de préférence, à cette prière d’effusion et de sentiment que les langages impuissants de l’homme essayeraient inutilement d’exprimer par des mots, communication vive, affectueuse et puissante avec le monde invisible, épanchement de résignation et de confiance dont l’humilité nous exalte au-dessus de toutes les grandeurs du siècle, révélation intime d’une âme qui se cherche, qui s’étudie, qui se connaît, et qui pressent d’une conviction inaltérable son infaillible immortalité.

D’autres fois la Fée aux Miettes prenait la Bible, ou quelque belle production de la philosophie et de la poésie antiques, et m’en lisait des passages dans la magnificence naïve de leurs langues originales, en les développant, tantôt dans ces langues mêmes, tantôt dans celles des modernes, car les faciles travaux auxquels elle n’avait cessé d’accoutumer agréablement mon esprit, ne tardèrent pas à me mettre en état de les entendre aussi distinctement que la mienne.

Et lorsqu’elle avait fini, je me disais en moi-même : Il est incontestable que la Fée aux Miettes est une de ces intelligences supérieures dont elle vient de me parler, et dont il n’est pas permis de mettre l’existence en doute, à moins de contester outrageusement au Créateur la puissance de faire quelque chose qui vaille mieux que l’homme ; elle n’est certainement pas du nombre de celles que Dieu a maudites, car toutes ses actions et tous ses enseignements semblent n’avoir pour objet que de le faire aimer davantage. Il n’y a pas d’ailleurs de plus savante, de plus digne et de meilleure femme. C’est seulement grand dommage qu’elle soit si vieille et qu’elle ait de si grandes dents. – Mais, reprenais-je aussitôt, on n’a pas à se plaindre de sa destinée quand on passe les nuits à vivre d’amour avec Belkiss, et les jours à étudier la sagesse avec la Fée aux Miettes.

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