La Fée aux Miettes

XII.

Où il est traité pour la première fois de la cérémonie du mariage légal chez les chiens civilisés.

Comme le soleil était déjà très bas quand j’arrivai à Greenock, je ne jugeai pas à propos de me présenter ce jour-là chez ce maître Finewood dont m’avait parlé Folly, et j’allai demander un asile pour la nuit dans la première auberge qui se trouva sur mon chemin, car il me restait quelques petites pièces de monnaie qui n’étaient pas entrées dans le compte net de mes épargnes. Je tombai justement chez cette mistress Speaker dont je venais d’apprendre le nom, et qui, probablement trompée ainsi que Folly par une ressemblance singulière m’accueillit d’une voix éclatante, avec de grandes, éloquentes et prolixes démonstrations d’amitié.

— Cependant, mon cher enfant, me dit-elle, je ne peux te rendre ce soir ni ta chambre, ni ton lit, la maison étant occupée de fond en comble par la noce du bailli de l’île de Man, et je ne saurais t’offrir que ce pailler où couchent ordinairement les deux dogues de la maison qui sont aujourd’hui de fête. – Comme j’étais plus pressé de me reposer que de soutenir conversation avec mistress Speaker, dont le flux de paroles menaçait de ne pas tarir, je me hâtai de rompre un morceau de pain, arrosé d’un verre de small-beer, et de gagner la couche coutumière de ces deux chiens de bonne humeur qui avaient eu la complaisance très grande de choisir le jour précis de mon arrivée à Greenock pour se mettre en frairie.

Mais, à peine étendu sur la paille, je m’aperçus, à mon grand déplaisir, que le lieu de réunion où s’étaient rendus les principaux locataires de mon appartement ne pouvait pas être fort éloigné, tant mon oreille fut assourdie d’un mélange confus de hurlements, de jappements, d’abois, de grognements, de grondements, de pioulements, de murmures, pris dans toute l’échelle de la mélopée canine, depuis la basse ronflante du mâtin de basse-cour jusqu’à l’aigre fausset du roquet, et qui formait certainement le morceau d’ensemble le plus extraordinaire dont il ait jamais été question en musique.

Mes yeux n’ayant pu se fermer de la première moitié de la nuit, je ne fus réellement pas fâché d’être distrait de mon impatience et de mon insomnie par la noce du bailli de l’île de Man, qui passait solennellement de la salle du festin à la salle du bal, et qui traversait pour s’y rendre le vestibule sous lequel j’étais couché. Le tintamarre épouvantable qui m’avait incommodé jusque-là s’était changé d’ailleurs en une sorte de glapissement doux et presque mélodieux, qui n’était pas modulé sans coquetterie. Je m’assis sur ma paille pour considérer ce spectacle, et vous serez d’accord, monsieur, qu’il valait la peine d’être vu !… C’était, en vérité, une société galante et choisie, mais composée de simples chiens, différents seulement de tailles et d’espèces, et remarquables, à l’envi les uns des autres, par la politesse recherchée de leurs manières et par le goût exquis de leur toilette, la crinière retapée dans le dernier genre, la moustache troussée et cirée à l’espagnole, l’épée horizontale, l’habit leste et pincé, le chapeau sous le bras gauche, et la main droite à leurs dames, avec toute la bienséance requise. Jamais je n’avais vu tant de rubans, de paillettes et de galons ! Il me sembla reconnaître même les deux dogues de mistress Speaker, au regard profondément dédaigneux qu’ils laissèrent tomber sur moi, en passant devant le chenil qu’ils avaient occupé la veille.

Quand le cortège eut défilé tout entier, je me recouchai en méditant sur les bizarreries de la nature, qui a répandu des variétés si incroyables dans l’œuvre de la création ; car, bien que j’eusse entendu souvent parler de cette race d’hommes cynocéphales dont il est fait mention dans Hérodote, Aristote, Ælien, Plutarque, Pline, Strabon, et une multitude d’autres auteurs dont la sagesse, l’expérience et la sincérité ne sauraient être révoquées en doute, je n’y avais pas eu trop de foi jusqu’à ce jour, et je n’aurai jamais soupçonné surtout qu’elle eût jeté, près de l’embouchure de la Clyde, une colonie douée d’une aptitude si soudaine aux perfectionnements les plus raffinés de la civilisation. Aussi avais-je peine à me persuader à mon réveil que je n’eusse pas fait un songe, et que ce ne fût pas la Fée aux Miettes qui se divertissait, dans je ne sais quel dessein, et au moyen peut-être de je ne sais quel secret qu’elle avait rapporté de ses voyages, à infatuer mon esprit de ces visions fantasques. Cette pensée m’absorba tellement que je commençai à douter de ce qui m’était arrivé depuis deux jours, et que j’eus peur de chercher inutilement sur mon sein le portrait enchanteur auquel j’avais dû la veille des extases si délicieuses.

— Hélas ! dis-je en moi-même, toute ma vie n’est que chimères et caprices, depuis que la Fée aux Miettes s’en mêle, probablement pour mon bien, et tout ce qui me survient d’impressions heureuses comme d’illusions grotesques, n’est sans doute qu’un jeu de ses fantaisies. Je n’ai peut-être jamais vu le portrait de Belkiss ! –

Au même instant, je portai machinalement la main sur le médaillon ; le ressort s’ouvrit, je crois, sans que je l’eusse touché, et Belkiss m’apparut plus belle encore que la veille.

— Dieu soit loué ! m’écriai-je en me précipitant à genoux devant cette image vivante, car elle parlait à mon âme par une voix mystérieuse, et le céleste sourire de ses lèvres et de son regard répondait à ma pensée avec une expression si fidèle que j’aurais craint de le troubler par une émotion inquiète… –

— Dieu soit loué, Belkiss ! je n’avais pas tout rêvé… –

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