La Fée aux Miettes

XX.

Ce que c’était que la maison de la Fée aux Miettes, et la topographie poétique de son parc, dans le goût des jardins d’Aristonoüs de M. de Fénelon.

Nous arrivâmes enfin à l’endroit des murs extérieurs de l’arsenal où devait être appuyée cette maisonnette dont la Fée aux Miettes me parlait quelques années auparavant. Je l’avais souvent cherchée depuis sans la découvrir, et je ne fus pas surpris qu’elle m’eût échappé jusque-là, quand la Fée aux Miettes me la montra dans un recoin fort caché, en la touchant du bout de sa baguette. Je restai un moment stupéfait, et je retins mes pensées suspendues à mes lèvres dans la crainte d’humilier cette respectable femme par une observation inconvenante ; ce qu’il y a de plus bas au monde, c’est de mortifier la pauvreté ; mais c’est le comble de l’ingratitude et de la noirceur, quand la pauvreté nous donne un abri.

Je ne vous ai pas encore dit la cause de mon embarras. Vous avez infailliblement vu, monsieur, dans les jouets des enfants, et vous vous souvenez peut-être, car c’est la dernière chose qu’on oublie, d’avoir possédé parmi les vôtres une jolie petite maison de carton verni, aux murs de couleur d’ocre badigeonnés en perfection à la laque et au bleu de Prusse, avec ses trois croisées immobiles, sa ferblanterie en papier d’argent, son toit où l’ardoise s’est arrondie en écailles sous un pinceau naïf qui se ferait scrupule de prêter à l’illusion par quelque artifice imposteur. Vous l’avez vu, cet édifice innocent qui n’a rien coûté aux veilles de l’architecte, aux fatigues du maçon et du charpentier, avec son modeste jardin composé de six arbres que l’artiste expéditif a taillés à côté de l’allumette, et dont la cime, insensible aux vicissitudes des saisons, se couronne de feuilles découpées en taffetas vert. Telle me parut au premier regard la maison de la Fée aux Miettes, et telle vous la trouveriez encore si la direction ou le hasard de vos voyages vous conduisait un jour à Greenock. Il me devint impossible de contenir mon étonnement.

— Par le ciel, Fée aux Miettes, m’écriai-je, vous êtes-vous jamais mis dans l’esprit que nous puissions entrer là-dedans ? Le nain jaune lui-même, sur l’existence duquel les critiques ne sont pas d’accord, n’y trouverait où loger !

— Tu t’étonnes de tout, reprit gaiement la Fée aux Miettes, et c’est une mauvaise disposition pour vivre dans ce monde de l’imagination et du sentiment, qui est le seul où les âmes comme la tienne puissent respirer à leur aise. Laisse-toi conduire, car il n’y a que deux choses qui servent au bonheur : c’est de croire et d’aimer.

En même temps, elle me saisit par la main, se baissa sur la porte d’entrée, et m’introduisit dans une pièce élégante et spacieuse qui excédait mille fois les bornes dans lesquelles ma première conjecture avait circonscrit notre domicile. Je la parcourus rapidement du regard, et je vis qu’elle ne contenait qu’un lit.

La Fée aux Miettes pénétra dans ma pensée, elle en avait l’habitude, et poussant du doigt le ressort d’une porte qui suivait, elle me montra sa chambre à coucher, qui n’était ni moins commode, ni moins jolie que la mienne. Je ne revenais pas de ma surprise.

— Comme j’avais compté sur ta parole, dit-elle en rentrant, et que je ne voulais pas t’engager dans un établissement peu sortable pour ton âge, sans t’y procurer au moins les dédommagements de l’étude et les plaisirs de l’esprit, je te disposais ici de mes petites épargnes une bibliothèque à ton goût. Si je ne me suis trompée sur les auteurs qui charmaient tes premières études, je crois que tous tes amis y seront. – Et d’un nouveau mouvement, elle m’ouvrait un cabinet de quelques pieds carrés où mes livres favoris rayonnaient de maroquin et d’or sur de gracieuses tablettes.

— Attends, reprit-elle en faisant rouler sur ses gonds une troisième porte de bois de cyprès, voici tes outils de charpentier, d’un travail un peu plus soigné que ceux dont tu te sers aux chantiers de maître Finewood, et sur les gradins qui les surmontent un assez bon assortiment d’instruments de mathématiques. S’ils deviennent insuffisants à mesure que tu te perfectionnes dans tes connaissances, nous serons en mesure d’y pourvoir, car les soixante louis que je te devais ont heureusement prospéré dans mes mains. – Ne m’interromps pas, continua-t-elle avec un sourire, par tes exclamations d’enfant à qui tout semble nouveau. Ce qui devait te surprendre, pauvre Michel, c’étaient les épreuves de l’innocence malheureuse, et tu les as subies sans murmure. Accoutume-toi aussi sans efforts à un sort humble et doux, qui ne changera désormais pour toi que le jour où tu le voudras, mais dont tu resteras toujours le maître. Il y a de certains esprits, et je ne te confonds pas avec eux, pour qui la continuité d’un bien-être médiocre devient en peu de temps plus intolérable que les chances orageuses de l’ambition et de l’adversité. Si tu sais te contenter dans ton état, et te réjouir dans ton ouvrage, tu auras atteint à la suprême sagesse, et tu pourras te passer de moi, qui ne dois pas te rester longtemps, à en juger par la longue mesure d’années que j’ai déjà remplie. – Tu t’attendris, mon ami, tu pleures, tu m’aimes donc !…

— Ah ! Fée aux Miettes, qui pourrais-je aimer sur la terre, si ce n’est l’être généreux qui me comble de tant de bienfaits !…

— Ce mot est de trop entre nous, dit-elle d’un son de voix attendri ; mais puisque tu n’as pas craint de blesser les sentiments les plus délicats de mon cœur, j’épuiserai avec toi sans retard la seule conversation triste que nous devions avoir de notre vie. L’idée qu’à vingt et un ans tu t’es formée du mariage a dû te faire comprendre un autre bonheur que celui qui t’est promis par notre union. Je le sens, et tu me démentirais en vain, parce que je lis dans ton âme tout aussi avant que toi-même. Conserve-toi pur pour ce bonheur que je te prépare peut-être ; au moins es-tu en droit de l’attendre de ma prévoyance qui ne s’est occupée que de toi depuis ton berceau. Aime ces traits de mon jeune âge, aime ce portrait, le seul charme qui me soit resté pour te plaire, et ne t’inquiète pas du reste de tes obligations envers moi. Oublie jusqu’aux fougues de ma vieillesse encore trop jeunette qui s’éprit follement d’un joli enfant dans les écoles de Granville. Mon affection pour toi est plus vive que l’affection d’une mère, mais elle en a la chasteté. Des raisons que tu connaîtras avant peu ont amorti dans mon sein la dernière étincelle des passions que tu y avais rallumées, et s’il m’en reste un désir, c’est que tu conçoives un jour quelque bonheur à posséder l’âme de la Fée aux Miettes sous les traits de Belkiss ; la nature est si variée dans ses caprices que cela peut se rencontrer.

J’allais tomber à ses genoux ; elle me soutint, en enlevant aussi une larme de ses yeux, du bord de sa longue manchette : — Viens, viens, dit-elle ! tu me faisais perdre de vue quelques ordres que j’ai à donner pour notre repas de noces, quoique nous devions le faire tête à tête, comme il convient à notre condition. En attendant, continua-t-elle en soulevant une portière de soie, promène-toi dans notre petit jardin. Il n’est pas fort étendu, ainsi que tu as pu en juger du dehors, mais il est si adroitement distribué que tu t’y promènerais tout un jour sans repasser au même endroit !

La portière retomba sur moi, et je m’engageai en rêvant dans le jardin de la Fée aux Miettes ; j’étais si préoccupé que je marchai longtemps en effet sans prendre garde aux objets qui m’entouraient ; mais les sentiers se multiplièrent à tel point sur mon passage que je commençai à concevoir tout de bon la crainte de m’égarer, et que je cherchai à me faire, pour l’avenir, une idée plus distincte des localités. Ce qui m’y frappa d’abord, ce fut la douceur de la température et l’éclat du ciel, dont je n’avais jamais joui avec autant de délices à Greenock, même dans les journées les plus pures de l’été, car ce climat est froid, et le soleil n’y brille de quelque splendeur que pendant un petit nombre de semaines ; mais un phénomène encore plus nouveau pour moi vint me faire oublier celui-là : je ne sais par quel heureux artifice, dont la Fée aux Miettes devait sans doute le secret à sa longue expérience de toutes les sciences humaines, elle était parvenue à naturaliser dans ce jardin enchanté les plus rares merveilles de la végétation des tropiques et de l’Orient. C’étaient des lauriers-roses aux cymbales lavées d’un frais vermillon, des grenadiers chargés de bouquets de pourpre, des orangers dont les branches pliaient sous le poids de leurs fleurs d’argent et de leurs fruits d’or, des aloès dont la tige élancée comme un mât gracieux balançait à son sommet une riche couronne de girandoles, des palmiers dont la cime se déployait au souffle d’un vent parfumé comme un éventail de verdure. Entre les groupes de ces arbres élégants et de mille autres espèces que je connaissais à peine par leurs noms, coulait sous le dais échevelé des saules de Babylone une multitude de jolis ruisseaux dont les rives étaient toutes brodées des plus riantes fleurettes de la nature. Ne vous imaginez pas que le sable sur lequel ils glissaient à leur pente en cascade argentée fût emprunté à la blanche arène, formée de petits cailloux choisis, qui sert de lit de repos aux nymphes. Ce n’étaient ni plus ni moins, je vous jure, que des opales à l’œil de feu, des améthystes limpides comme le ciel, et des escarboucles rayonnantes comme celles qui avaient entouré le portrait de Belkiss ; et je sentis alors pourquoi la Fée aux Miettes y attachait si peu d’importance ; mais il est tout naturel qu’on ne parvienne pas communément à cette idée, avant d’avoir parcouru les jardins de la Fée aux Miettes.

Permettez-moi de ne pas oublier un genre de ravissement moins familier à la plupart des hommes, et que l’habitude de mes premiers goûts et de mes premiers plaisirs me rendait peut-être plus sensible que les autres. L’attrait de ce perpétuel printemps avait fixé dans les jardins de la Fée aux Miettes les plus élégantes et les plus aimables des créatures auxquelles Dieu n’a pas encore daigné donner une âme, les magnifiques papillons qui peuplent les solitudes et qui caressent les fleurs des deux mondes. Je les connaissais presque tous par les descriptions que j’en avais lues bien jeune, ou par les images que les peintres en ont faites ; mais je les voyais pour la première fois se croiser, s’éviter, se poursuivre, planer, tournoyer dans l’air, frémir en bourdonnant ou s’enfuir à peine visibles, sur des ailes fraîches et vivantes, et rivaliser d’éclat avec les corolles en coupes, en cloches, en bassinets, en cornets, en roses, en étoiles, en soleils qui pendaient, vermeilles, de tous les rameaux. Divine munificence de la création ! Sublime enchantement des yeux ! Spectacle digne d’embellir les rêves d’un homme de bien qui s’est endormi sur une bonne pensée !

J’y aurais passé une journée entière sans distraction et sans souvenirs, si la voix de la Fée aux Miettes ne m’avait appelé à notre petit festin ; et je ne m’attendais guère à me retrouver si près de notre maison. Comme la bonne vieille m’éclairait de la porte avec un flambeau, je m’aperçus que le jour était tout-à-fait baissé, et que mon imagination s’était entretenue longtemps dans des impressions délicieuses qui ne pouvaient plus lui être transmises par mes sens.

Je rentrai. Près d’une petite table servie simplement, mais avec une appétissante propreté, flamboyait un feu vif et pur, parce que, selon la Fée aux Miettes, la soirée s’était refroidie.

— Que dites-vous, du froid, ma bonne amie, m’écriai-je en revenant à moi ? Jamais le printemps n’a eu de plus douce chaleur et l’été plus de grâces ?

— Oh ! répondit-elle, dans mon jardin on ne s’aperçoit de rien, quand on est amant ou poète !

La Fée aux Miettes ne m’avait jamais laissé exprimer sans l’éclaircir un doute léger dont la solution pût être utile à mon instruction ou à mon bonheur ; et cependant, depuis notre dernière rencontre, elle avait affecté plusieurs fois de se défendre de mes étonnements, et de se dérober à mes questions.

— Voilà qui est bien, dis-je en moi-même. Ce vain besoin de tout savoir et de tout expliquer qui me tourmente ne serait-il pas une marque de la faiblesse de notre intelligence et de la vanité de nos ambitions, le seul motif peut-être qui nous empêche de goûter sur terre la part légitime de félicité qui nous y est dispensée ? Que m’importent les causes et les motifs du bien dont je ressens les effets, et de quel droit irais-je m’en informer avec une sotte et orgueilleuse curiosité, quand tout m’avertit que je suis né pour jouir de ma vie et de mon imagination, et pour en ignorer le mystère ? Funeste instinct qui ouvrit à Ève les portes de la mort, à Pandore la boîte où dormiraient encore toutes les misères de l’humanité, et à je ne sais quelle noble châtelaine, dont j’ai oublié le nom, le cabinet sanglant de la Barbe Bleue ! Ce que je ne sais pas, si j’avais intérêt à le savoir, la Fée aux Miettes qui le sait me l’aurait dit. C’est pour cela que mes interrogatoires l’affligent, moins parce qu’elle craint d’y voir percer l’apparence d’une défiance injurieuse, que du regret de s’y confirmer dans l’idée qu’elle commence à se faire de l’insuffisance et de la légèreté de mon esprit.

Et depuis ce moment-là je n’interrogeai presque plus. Je pris ma vie comme elle était.

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