La Fée aux Miettes

CONCLUSION.

Qui n’explique rien et qu’on peut se dispenser de lire.

J’atteignais à ce portique élégant qui s’ouvre sur le quai de la Clyde, quand un homme raide et sévère, habillé de noir de la tête aux pieds, me retint par le bras avec un mélange de politesse et d’autorité. Je le saluai ; il me répondit d’une faible inclinaison de tête, et reprit sa pose inflexible en cillant un œil solennel, et puisant largement du tabac d’Espagne dans sa tabatière d’or.

— Monsieur est probablement philanthrope ? dit-il.

— Je ne sais pas ce que c’est, monsieur, lui répondis-je, mais je suis homme.

Il prit lentement sa prise de tabac pour se dispenser d’une explication dont il ne me croyait plus digne.

— J’ai supposé que monsieur appartenait à la profession, reprit-il, parce que je l’ai vu s’entretenir longtemps avec un misérable monomane qu’on nous amena ces jours derniers, et qui est travaillé d’un diable bleu fort étrange. Il a pour lubie spéciale de s’enquérir à tout venant d’une mandragore qui chante. Or monsieur n’est pas sans savoir que cette plante, qui est l’atropa mandrogora de Linné, est dénuée, comme tous les végétaux, des organes qui servent à la vocalisation. C’est une solanée somnifère et vénéneuse, comme un grand nombre de ses congénères, dont les propriétés, anodines, réfrigérantes, narcotiques et hypnotiques, étaient déjà connues du temps d’Hippocrate. On l’emploie utilement contre la mélancolie, les convulsions et la goutte, et je l’ai vue héroïquement résolutive en cataplasmes dans les engorgements, les squirres et les scrofules. Ce que je puis assurer, c’est que le suc de sa racine et de sa partie corticale est un éméto-cathartique puissant, mais dont on ne fait guère usage qu’avec des malades de peu d’importance, parce qu’il occasionne plus souvent la mort que la guérison.

— En vérité ! m’écriai-je en croisant les bras, pendant qu’il me retenait fermement par un des boutons de mon habit.

— Ce qui a occasionné, ajouta-t-il en souriant avec une dignité dédaigneuse, l’erreur de ce pauvre garçon, c’est une sotte superstition de ces ignorants d’anciens, qui s’est perpétuée à travers les ténèbres du moyen âge, et dont le bas peuple n’est pas encore entièrement désabusé. On croyait, avant les progrès immenses qu’a faits de nos jours la médecine philosophique et rationnelle, que la mandragore formait des cris plaintifs quand on l’arrachait de la terre, et c’est pour cela qu’il était recommandé à ceux qui tentaient cette périlleuse opération de se boucher exactement les oreilles pour n’être pas attendris, ce qui semblerait indiquer à la vérité que ces cris passaient pour être modulés selon les règles de l’harmonie. Nous tenons ceci pour une aberration capitale, en faveur de laquelle on s’appuierait en vain de l’opinion d’Aristote, de Dioscoride, d’Aldrovande, de Geoffroi Linacer, de Columna, de Gessner, de Lobelius, de Duret, et d’une foule d’autres grands hommes, depuis que nous avons reconnu qu’il n’y avait point d’absurde folie dont on ne pût trouver l’origine écrite dans un livre de science.

— Voilà par exemple un fait, répliquai-je, dont je suis parfaitement convaincu.

— Je m’en doutais à l’attention que vous portez à mon discours, continua-t-il en me serrant le bouton d’une manière irrésistible. En effet, monsieur, comment la mandragore chanterait-elle, puisque nous savons que la fonction mécanique du chant s’exécute virtuellement par l’office de la membrane crico-thyroïdienne, ou, pour m’expliquer avec beaucoup plus de précision et de clarté, dans l’espace qui est compris entre les ligaments thyro-aryténoïdiens, retenez bien cela, je vous prie ; de sorte que Galien assimilait la glotte, qui est une ouverture supérieure du larynx, à un instrument à vent, bien qu’elle ne présente pas exactement toutes les conditions que réclame la composition d’une flûte à bec, et moins encore celles d’un instrument à embouchure. Le savant M. Ferrein, qui est si célèbre dans le monde, a voulu y voir un instrument à cordes, mais cette opinion est abandonnée depuis les découvertes des physiologistes modernes qui en ont fait définitivement un instrument à anche. M. Geoffroy Saint-Hilaire, que vous pouvez connaître, démontre même fort agréablement que cet instrument est à deux fins, et qu’il fait très bien tour à tour, moyennant les dispositions requises, la partie de clarinette et celle de flûte traversière ; d’où il a tiré l’heureuse distinction des voix anchées et des voix flûtées, qui est maintenant la seule reçue dans les cours d’anatomie et dans les chœurs de l’Opéra. Le grammairien Court de Gébelin, pédant frotté de racines et d’étymologies, mais fort peu versé d’ailleurs dans les sciences médicales, est le seul qui ait défini la voix un instrument à touches dont le clavier est dans la bouche de l’animal, et auquel le larynx sert de tuyau, et le poumon de soufflet ; ce qui est assez satisfaisant pour l’articulation, mais ce qui n’explique nullement, comme vous voyez, le phénomène phonoïque. Les ignorants se mettent encore plus à leur aise, en prétendant que la voix est tout bonnement un instrument sui generis, dont les effets se produisent comme il plaît à Dieu. C’est un système qui fait pitié. Or il est inutile de vous rappeler, monsieur, que l’analyse la plus scrupuleuse n’a jamais fait découvrir, ni dans le calice monophylle et turbiné, ni dans la corolle pentapétale et campanuliforme de la mandragore, l’ombre d’une glotte et d’un larynx, et qu’elle manque essentiellement de membrane crico-thyroïdienne et de ligaments thyro-aryténoïdiens…

— C’est probablement pour cela, dis-je, que la mandragore est muette ?

— Il n’y a pas de doute. Comme le sujet actuel est flegmatique, doux et malléable d’inclinations, et inepte de nature, il est difficile de juger de la méthode curative qu’on pourra lui appliquer avant de l’avoir vu dans le paroxysme qui va succéder à ses hallucinations. Le plus sûr sera d’y procéder graduellement, en commençant par les affusions d’eau glaciale sur l’occiput et l’épigastre, et en passant de là aux sinapismes, aux épispastiques et aux moxas, sans négliger, comme de raison, un fréquent usage de phlébotomie jusqu’à syncope. Si l’éréthisme persiste, nous avons l’usage des ceps, des poucettes, du gilet de force et du maillot…

— Ne me retiens pas, bourreau, m’écriai-je en laissant mon bouton dans ses mains de cannibale, et en franchissant les grilles aussi brusquement que si j’avais eu tous les chiens de l’île de Man à mes trousses. — Il faut que vous soyez bien mal avisé, continuai-je en parlant au concierge presque sans m’arrêter, pour ne pas exercer une surveillance plus attentive sur les plus dangereux de vos prisonniers ! L’égalité, si vainement cherchée par les hommes, serait-elle une chimère aussi à la maison des fous ?

— De qui parle monsieur ? répondit gravement le concierge.

— De qui, maître Cramp ? de qui ? pouvez-vous le demander ? de cet horrible homme noir dont je ne me suis délivré que par miracle ! Ne voyez-vous pas qu’il sortirait s’il le voulait ?

— Cela ne dépend que de lui, reprit maître Cramp. C’est un fameux médecin de Londres qui est venu faire des observations philanthropiques dans notre maison de Glasgow, pour les appliquer au perfectionnement de la science et à l’amélioration du sort de tous les malades des trois royaumes.

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Ô le plus sage des hommes, ô Tobie, qui me rendra la sibilation plaintive de votre lila burello !

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— Oui, monsieur, il n’y a rien de plus vrai, me disait le lendemain Daniel Cameron, tandis que je l’écoutais la tête appuyée sur ma main et le coude appuyé sur mon oreiller ; le lunatique avec lequel monsieur a bien voulu s’entretenir hier si longtemps a disparu quelques minutes après, et tous les gardiens ont passé la nuit à sa recherche.

— Il se sera évadé, Daniel, et j’en remercie le ciel. Le voilà quitte, le pauvre Michel, du gilet de force, du maillot, des ceps, des poucettes, de la phlébotomie, des moxas, des épispastiques, des sinapismes, des affusions d’eau glacée, et des éméto-cathartiques !

— Évadé, monsieur ? et comment s’évaderait-on de la maison des lunatiques, à moins de s’évader par l’air, comme le disent ses camarades, qui prétendent l’avoir vu se balancer un moment à la hauteur des tourelles de l’église catholique, avec une fleur à la main, et chantant d’une manière si douce qu’on ne savait si ces chants provenaient de la fleur ou de lui ?

— C’était de la fleur, Daniel, ne t’y trompe pas, quoique je comprenne à merveille que tu tombasses dans cette méprise en te souvenant que les fleurs n’ont point de ligaments thyro-aryténoïdiens, si tu l’avais jamais su par hasard. – Mais écoute, ajoutai-je pendant que j’achevais de jeter quelques mots sur mes tablettes ; écoute, Daniel, tu sais lire, et ce funeste avantage de l’éducation ne t’a fait perdre aucun de ceux de ton intelligence naturelle. Va au port de Clyde, mon garçon ; prends une bonne place pour Greenock sur le Caledonian, ou sur l’Ayr, ou sur le Fingal ; salue de ma part en passant le vieux rocher de Balclutha où Wallace planta son drapeau, et rapporte-moi demain les informations que tu auras recueillies sur ces notes que j’ai rédigées de façon à ne pas embarrasser ton esprit. – Écoute encore, Daniel, prends de l’or, et ne manque pas de finir tes courses chez mistress Speaker, et d’y souper d’un bon ptarmigan de montagne, arrosé de vin de Porto. Quant à moi, je t’attendrai en dormant, parce que c’est la meilleure de toutes les manières de passer sa vie dans une grande ville.

Je m’éveillais à peine, en effet, quand Daniel s’arrêta le lendemain au pied de mon lit, à la même heure et dans la même position, en tournant dans ses mains son bonnet de loutre.

— C’est toi, Daniel ! assieds-toi, lui dis-je, et procédons par ordre. Michel est-il arrivé à Greenock ?

— Il n’y a pas d’apparence, monsieur, à moins que les fées auxquelles les bonnes gens de Glasgow attribuent sa délivrance ne l’aient rendu invisible. Il n’y a personne à Greenock qui ne s’en souvienne, personne qui ne le regrette, qui ne le plaigne et qui ne l’aime ; et personne ne l’a revu. Tout ce qu’on sait de lui, c’est qu’il est parti de Greenock il y a six mois, en laissant la direction et les profits de ses chantiers à la famille de maître Finewood, et qu’il n’a donné depuis aucune de ses nouvelles. On craint qu’il ne soit mort, et on pleure.

— Tu as fait sagement, Daniel, de ne pas affliger les Finewood de l’idée humiliante de sa détention à la maison des lunatiques. Le souvenir d’une honte non méritée qui s’attache au nom d’un ami nous est quelquefois plus pénible encore que sa perte. Mais tu ne m’as rien dit de l’intérieur de cette république de charpentiers ?

— C’est un charme que de la voir. Ils m’ont fait asseoir à leur table, monsieur, et je vous jure qu’il n’a jamais rien existé de pareil, même dans nos clans des Highlands, depuis le temps des patriarches. Représentez-vous le père Finewood et sa femme entourés de leurs six filles, de leurs six gendres, de leurs six fils, de leurs six brus et de leurs douze petits-enfants pendus à la mamelle de leur mère, car toutes les filles de maître Finewood ont eu le même jour, au bout de neuf mois, un petit garçon qui s’est appelé Michel, et tous ses fils, un mois plus tard, une petite fille qui s’est appelée Michelette ; mais ce qui peut passer pour un véritable miracle de nature, c’est qu’il n’y a pas un des marmots qui ne porte sur le sein gauche une jolie fleur des bois, si vivement enluminée en sa couleur, que la main s’étend involontairement pour la cueillir. Il faut que ce soit un phénomène bien rare, puisque le même signe ne se retrouve que sur un autre enfant de Greenock, et peut-être de toute la Grande-Bretagne. C’est aussi un garçon, né, dit-on au même instant que les autres, et qui est le fils d’une certaine Folly Girlfree et du maître du calfat.

— Ce qui m’étonnerait, Daniel, c’est que, familier comme tu l’es avec les plantes de mon herbier, dont je t’ai souvent confié le soin, à ma grande satisfaction, tu n’eusses pas trouvé moyen de comparer cette fleur à quelque fleur qui t’est connue, si ses caractères étaient aussi bien déterminés que tu le dis.

— Ma foi, monsieur, je vous dirai qu’elle m’a fait le juste effet d’une mandragore !

— Après, Daniel, après ! N’aurais-tu pas perdu trop de temps à t’égayer chez le charpentier, pour arriver de bonne heure sous les murs de l’arsenal, quoique bien averti que la maison de la Fée aux Miettes n’était pas facile à trouver ?…

— Oh ! que je l’aurais bien trouvée si elle y était, monsieur, fût-elle aussi petite que la cage aux claies de bois où siffle la linotte du savetier, car j’ai l’œil plus fin qu’un chat-pard ; mais âme qui vive à Greenock n’a ouï parler de la Fée aux Miettes ; et quant à sa maison de l’Arsenal, il faut que ces messieurs du génie l’aient fait démolir.

— Tu as au moins soupé chez mistress Speaker, comme je l’avais exigé ?

— D’un excellent ptarmigan de montagne et d’une bouteille de vin de Porto.

— À la bonne heure. Il est impossible que tu n’y aies pas appris quelque chose ?

— Comment ! monsieur, si j’y ai appris quelque chose !… Le ptarmigan est certainement, de tous les oiseaux de la terre et du ciel, celui dont les sucs se marient le mieux avec l’assaisonnement mordant et aromatique – je crois que c’est le mot – d’une sauce à l’estragon.

— Ce n’est pas de cela qu’il s’agit, Daniel. Mistress Speaker peut-elle avoir oublié Michel ?…

— Oublié Michel, la digne femme ! oh ! ne l’en accusez pas ! Si j’avais voulu l’écouter sur ses louanges, il y en avait pour huit jours, quoiqu’elle n’ait pas une grande estime pour son jugement ; mais aussitôt que j’eus entrepris de lui toucher un mot de cet homme à la tête de chien danois dont il est parlé dans votre pancarte, elle faillit m’arracher les yeux.

— C’est bien à moi, dit-elle, miss Babyle Babbing, veuve Speaker, qu’on vient débiter de pareilles bourdes ! Il faut que vous ayez le front de votre mère, Niel, pour vous évertuer ainsi en folâtreries avec une femme respectable, et je ne sais ce qui me tient de vous faire harceler par les deux maîtres dogues qui couchent dans ce pailler. – Là-dessus je n’insistai pas.

— Et tu fis sagement, Daniel ! – Mais t’es-tu informé de Jonathas ?

— Jonathas est plus mort que vivant, monsieur ; mais il n’est pas mort tout-à-fait.

— Je le crois bien, vraiment ! Le traître aura placé de l’argent à fonds perdu.

— Monsieur n’a-t-il plus rien à me commander ? reprit Daniel après un moment de silence.

— Eh quoi donc, Daniel ? des chevaux, des chevaux et le monde entre l’Écosse et nous !

____________

 

Pendant que je me reposais à Venise des fatigues d’un long voyage, et que j’oubliais, dans l’agitation sans but des Casini et du Ridotto, les émotions plus profondes que j’avais ressenties en quelques heures à Glasgow, je fis connaissance au café Quadri d’un personnage sérieux et concentré dont les habitudes méditatives m’avaient désarmé des préventions contraires que m’inspirait sa physionomie. C’était un homme sec, étroit, anguleux, à l’œil pointu, aux regards coniques, – et après les regards directs, je ne fais cas que des regards divergents, – à la parole haute, claire, brève et décidée, aux mouvements isochrones et à l’inflexible perpendicularité. L’espèce de soliloque intérieur auquel il paraissait incessamment livré ne pouvait avoir d’objet, selon moi, qu’une contemplation rêveuse et austère de quelque haute vérité morale. Au bout de quelques entretiens de bienséance qui ne duraient jamais longtemps, à cause des profondes préoccupations qui absorbaient ce grand homme, j’appris par un mot échappé à sa distraction pensive, et qu’il s’empressa de racheter, j’en dois convenir, par les formules les plus humbles de la modestie, tant il appréciait à sa juste valeur la lourde responsabilité d’une telle gloire, j’appris donc qu’il faisait partie de l’académie des lunatici de Sienne, et qu’il était venu à Venise pour y chercher des auxiliaires à son opinion, dans la double querelle qui divisait, à forces exactement égales, les membres de cette illustre assemblée.

— Les lunatici de Sienne ! m’écriai-je en l’entraînant brusquement sur la place Saint-Marc, où le soleil brillait de toute sa splendeur vénitienne par une belle matinée de dimanche. – Les lunatici de Sienne, dites-vous ? La raison expérimentale de l’espèce fait-elle enfin de jour en jour des progrès plus rapides ? le sentiment et la fantaisie reprennent-ils partout la place qu’ils n’auraient jamais dû perdre, parmi les plus saines occupations de l’esprit ? Oh ! monsieur, votre académie des lunatici aura bientôt des succursales sur toute la terre – je ne lui parlai cependant pas des lunatiques de Glasgow – ; mais apprenez-moi, de grâce, continuai-je, quelles sont les questions ardues qui ont trouvé si peu d’harmonie dans un conseil si judicieux ? Je brûle de les connaître.

— La première, me répondit-il avec une affabilité composée, n’est pas d’une nature aussi grave que vous pourriez le croire ; mais plus elle sort du cercle des études vulgaires, plus elle est propre, comme vous savez, à exercer les utiles loisirs des académies. C’est de savoir si quand Diogène fricassait les congres qui lui attirèrent un si méchant sarcasme de la part d’Aristippe, il les fricassait à l’huile ou au beurre.

— Par le soleil qui nous éclaire, dis-je en le regardant en face pour m’assurer qu’il ne se moquait pas, si je m’en rapporte aux usages naturels du pays, et à la dernière mercuriale d’Athènes antique, ce devait être de l’huile ; mais je ne vous donnerais pas une tranche de zucca pour le savoir.

— La seconde, reprit-il avec un air un peu renfrogné, parce qu’il jugeait que j’avais traité trop lestement une question de cette importance, – la seconde, monsieur, touche aux intérêts moraux les plus profonds, j’ose même dire métaphoriquement, aux entrailles maternelles de notre belle Italie.

— Ah ! voilà des questions ! et celles-là méritent, en effet, d’être débattues avec chaleur entre des hommes éclairés et sensibles !

— Que pensez-vous, monsieur, poursuivit le lunatique de Sienne, qu’il fût arrivé des destinées éventuelles du pays, si Pompée, à la bataille de Pharsale, au lieu de disposer en échelons sa cavalerie, qui manqua par là l’occasion d’envelopper l’aile gauche de l’ennemi, l’avait établie en potence sur une verticale immédiatement appuyée à la première horizontale de son front de guerre ?

— Je pense, monsieur, que je m’occuperais davantage et plus utilement avec le poète Villon, de ce que deviennent les neiges d’antan et les vieilles lunes, et que si telles sont les occupations et les disputes de votre académie des lunatici, elle a indécemment usurpé le nom des hommes les plus intéressants, et, selon toute apparence, les plus raisonnables de la terre ! –

Je m’inquiétai peu de sa réponse, car, du temps que je lui parlais, mon oreille avait été délicieusement avertie par ce cri qui a toujours éveillé en moi une vive sympathie :

— Voilà, voilà, messieurs, la véritable bibliothèque merveilleuse, tout ce qu’il y a de plus extraordinaire et de plus nouveau, la Malice des femmes, la Patience de Griselidis, les Amours de la fée Paribanou et du génie Eblis, l’Histoire pitoyable du prince Erastus, les Prouesses des deux Tristans ; les voilà, messieurs, les voilà, pour la bagatelle d’une demi-lire.

Et, pendant que je courais, je voyais flotter au vent les banderoles multicolores du crieur enroué, qui continuait à brandir fièrement, devant la foule, ses petits livrets bigarrés de jaune et de bleu, et qui reprenait sa litanie de plus belle à l’arrivée de chaque acheteur :

— Voilà, voilà, messieurs, les superbes aventures de la Fée aux Miettes, et comment Michel le charpentier a été enlevé de sa prison par la princesse Mandragore ; comment il a épousé la reine de Saba, et comment il est devenu empereur des sept planètes ; les voici avec la figure !

— Donne, donne, m’écriai-je en lançant fièrement une lire au travers de son échoppe ambulante, et en saisissant la brochure au vol. –

Quand je m’arrêtai pour y jeter un regard, je trouvai mon académicien à mes côtés. Ses traits portaient l’empreinte d’un mélange de consternation et de colère.

— Que vous proposez-vous de faire de cela ? me dit-il rudement.

— La dernière et la plus douce de mes études, lui répondis-je en passant, car le livre que vous voyez renferme plus de choses affectueuses, raisonnables et d’un profitable usage pour le genre humain, qu’il n’en entrerait en mille ans dans les mémoires de l’académie des lunatiques de Sienne.

Et je le tiens pour plus moral et même pour plus sensé, continuai-je en marchant toujours, que tout ce que les savants ont écrit depuis que l’art d’écrire est un vil métier, et la science une sèche, rebutante et sacrilège anatomie des divins mystères de la nature ?

Et j’avance hautement que de pareils livres influeraient d’une manière bien plus essentielle sur le perfectionnement moral de l’éducation d’un peuple intelligent et sensible, que toutes les babioles pédantesques de quelques méchants philosophastres brevetés, patentés et appointés, pour instruire les nations ! –

J’aurais mieux fait que de l’avancer. Je l’aurais prouvé par raisons démonstratives, si le volume ne m’avait été pris avec tout mon bagage par une bande de Zingari, pendant que je dormais comme un enfant, plongé dans un doux rêve au fond de ma calèche, sur les bords du lac de Côme.

— Heureusement, Daniel, dis-je en me réveillant, que ces pauvres Zingari s’en trouveront bien.

— Je le crois comme vous, répondit Daniel… s’ils le lisent. –

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