La Fée aux Miettes

IV.

Ce que c’est que Michel, et comment son oncle l’avait sagement instruit dans l’étude des lettres et la pratique des arts mécaniques.

Je suis né à Granville en Normandie. Ma mère mourut peu de jours après ma naissance. Mon père, que j’ai connu à peine, était un riche négociant qui trafiquait depuis longtemps dans les Indes ; à son dernier voyage, qui devait être plus long et plus hasardeux que les autres, il me laissa sous la garde de son frère aîné, qui l’avait précédé dans ce commerce, et qui n’avait d’autre héritier que moi.

Mon oncle se ressentait peut-être un peu dans ses manières de la rudesse qu’on attribue ordinairement aux marins : la fréquentation des orientaux, et quelque séjour parmi ces peuplades peu civilisées qu’on appelle sauvages, lui avaient inspiré une sorte de mépris systématique pour la société et pour les mœurs européennes ; mais il était doué, à cela près, d’un sens juste et délicat ; et, bien qu’il m’entretînt de préférence des histoires merveilleuses de ce pays d’enchantement pour lesquels sa conversation m’inspirait une prédilection de jour en jour plus vive, il trouvait toujours manière d’en tirer pour mon instruction d’excellents enseignements. Les imaginations poétiques de l’homme simple, dont le commerce du monde n’a pas altéré la naïveté, ne lui paraissaient gracieuses et charmantes qu’autant qu’il en résultait un avantage réel d’utilité morale pour la conduite de la vie, et il les regardait comme d’admirables emblèmes qui enveloppent agréablement les leçons les plus sérieuses de la raison. Il avait coutume de les terminer, pendant que j’étais encore suspendu au charme de ses récits, par cette formule qui ne sortira jamais de mon esprit :

« Et si cela n’est pas vrai, Michel, chose dont je suis à peu près convaincu, ce qu’il y a de vrai, c’est que la destination de l’homme sur la terre est le travail ; son devoir, la modération ; sa justice, la tolérance et l’humanité ; son bonheur, la médiocrité ; sa gloire, la vertu ; et sa récompense, la satisfaction intérieure d’une bonne conscience. »

Quoiqu’il ne fût pas très savant, et qu’il n’entendît que par pratique la plupart des sciences essentielles de son état, il n’avait rien négligé pour mon éducation : à quatorze ans, je savais passablement ce qu’on enseigne aux enfants qui doivent être riches ; les langues anciennes et modernes qui entrent dans les bonnes études classiques, la partie indispensable des beaux-arts, qui s’applique le plus communément aux besoins de la société, et même quelques arts d’agrément qui contribuent au bien-être ou à la consolation de l’homme livré à lui-même, par l’effet de son caractère ou le hasard de sa fortune ; mais on m’avait fait approfondir davantage les éléments les plus positifs des connaissances humaines, dans leur rapport expérimental avec l’utilité commune, et mes maîtres ne trouvaient pas que j’eusse mal profité.

J’arrivais, comme je l’ai dit, au commencement de ma quinzième année. Un soir, mon oncle me tira à part à la fin d’un petit régal qu’il avait donné à mes instituteurs et à mes camarades, le propre jour de Saint-Michel, qui est celui-ci, et qui est l’anniversaire de ma naissance, et la fête de mon patron ; c’était à Granville, où saint Michel est particulièrement honoré, un des derniers jours des vacances.

Après m’avoir baisé tendrement sur les deux joues, il me fit asseoir en face de lui, vida sa pipe sur son ongle, et me parla dans les termes que je vais vous rapporter.

« Écoute, mon enfant, ce n’est pas un conte que je vais te faire aujourd’hui ; je suis content de toi ; te voilà, grâce à Dieu et à ton bon naturel, un assez joli garçon pour ton âge ; il faut maintenant penser à l’avenir, qui est toute la vie du sage, puisque le présent n’est jamais, et que le passé ne sera plus. J’ai entendu dire cela dans un pays où l’on en sait plus long qu’ici. Je te vois tous les avantages qui peuvent recommander dans le monde un aimable enfant bien nourri, entretenu d’utiles instructions, et pénétré de principes honnêtes ; cependant, mon pauvre Michel, tu ne tiens pas plus à la vie, par une ressource solide, que la cendre qui vient de tomber de ma pipe, tant que tu n’as pas un bon état à la main. Je n’ai pas parlé de ceci, tant que je t’ai vu frêle et gentil comme une petite fille qui n’a affaire que de vivre et de se porter gaillardement, parce que je craignais de te fatiguer, en compliquant des études que tu poussais déjà plus chaudement que je n’aurais voulu pour une santé qui m’est si chère ! À cette heure, petit, que nous sommes sortis des brisants, que nous filons sous un joli vent comme des oiseaux, et que nous avons notre gourdoyement aussi libre que des poissons, il faut que nous parlions raison dans la chambre du capitaine. – Avec tes joues épanouies et vermeilles qui ressemblent à des pivoines, et tes mains aussi fortes que le meilleur harpon qu’ait jamais lancé un pêcheur hollandais, sur les côtes du Spitzberg, tu serais bien étonné s’il fallait, je ne dis pas gréer un canot, mais tailler une pièce de radoub, étancher une étoupe goudronnée au calfat, ou tendre une ligne à l’estrompe. Je te parlerai de cela une autre fois, et je ne te reproche pas, cher neveu, de ne pas savoir ce que je ne t’ai jamais fait apprendre. Ce que je veux te dire pour ta gouverne, c’est que c’est dans la pratique des métiers, quel que soit le vent qui fatigue tes relingues, ou le sable que te rapporte la sonde, c’est là seulement, vois-tu, que sont placés nos moyens les plus assurés d’existence ; et si tu voyais dans une de ces occasions difficiles où tous les hommes peuvent se trouver, un savant ou un homme de génie qui ne sache faire œuvre de ses dix doigts, tu en aurais vraiment pitié. Après le prêtre auquel j’ai foi, et le roi que je respecte, la position la plus honorable de la société, Michel, c’est celle de l’ouvrier.

» Tu pourrais me dire à cela, Michel, que tu as de la fortune, et tu ne me le diras pas, car tu es un enfant raisonnable et beaucoup plus réfléchi que ton âge ne le comporte. Il me serait en effet trop facile de te répondre et de te désabuser ; il n’y a de fortune solide pour l’homme que celle qu’il doit à son travail ou à son industrie, et qu’il ménage et conserve par sa bonne conduite : celle qu’il reçoit du hasard de sa naissance appartient toujours au hasard ; et la plus hasardeuse de toutes est celle de ton père et la mienne, la fortune du marin.

» La tienne est en effet assez grande aujourd’hui pour satisfaire à l’ambition d’un homme simple qui ne veut que se reposer, et qui ne cherche de plaisirs que ceux dont la nature est prodigue pour les hommes simples ; mais à supposer qu’elle t’arrive bien plus tôt que tu ne le voudrais, et que notre mort devance le terme commun, pour t’enrichir malgré toi au moment où l’aisance et la liberté ont le plus de prix, que ferais-tu, mon pauvre Michel, de ton opulente oisiveté ? Les loisirs des gens riches ne sont qu’un insupportable ennui pour ceux qui n’en savent pas appliquer l’usage au bien-être des autres ; il n’y a point de Crésus, vois-tu, qui n’ait senti quelquefois que le meilleur des jours de la vie est celui qui gagne son pain.

» J’arrive maintenant au point le plus important de mon sermon, car tu savais aussi bien que moi tout ce que j’ai dit jusqu’ici. Mon intention, cher petit neveu, n’est pas d’attrister ta fête par l’inquiétude d’un malheur possible, mais contre lequel toutes les circonstances nous rassurent. Ton père avait placé son bien et une partie du mien dans une belle spéculation qui nous souriait depuis vingt ans ; il y en a deux que je n’ai reçu de ses nouvelles, et les malheureuses guerres de l’Europe expliquent trop ce retard, pour que je m’en sois mis en peine plus qu’il ne convient à un vieux loup de mer qui a été retenu trois ans aux îles Bissayes, et qui regretterait de n’y être pas encore, soit dit en passant, si je ne t’aimais aussi tendrement que mon propre fils. Mais, comme dit le marin, au bout du câble faut la brasse, et si dans deux autres années d’ici, nous n’avions pas entendu parler de Robert, il serait force de risquer le tout pour le tout, et d’aller le chercher d’île en île, certain que je suis de te le ramener, car je sais mieux son itinéraire, Michel, que tu ne sais la longitude d’Avranches. Alors cependant, adieu le double patrimoine du pauvre Michel ! Plus d’oncle, plus de père, plus d’habit d’hiver, plus d’habit d’été, plus d’argent dans la poche le dimanche, plus de banquet à la maison le jour de sa fête : il faudrait, tout savant qu’il fût, si on refusait une place de répétiteur chez le riche, ou une place d’expéditionnaire chez le chef de bureau, que M. Michel allât déterrer ses coques dans le sable pour déjeuner, et qu’il allât mendier pour dîner, à côté de la vieille naine de Granville, sur le morne de l’église.

» — Arrêtez, arrêtez, mon oncle ! lui dis-je en baignant sa main de larmes de tendresse ! Je serais trop indigne de vous, si je ne vous avais pas encore compris. L’état de charpentier m’a toujours plu. — L’état de charpentier ! s’écria mon oncle avec une sorte d’explosion de joie, tu n’es vraiment pas dégoûté ! Je ne t’en aurais jamais indiqué un autre ! Le charpentier, mon enfant ! c’est dans ses chantiers que notre divin maître a daigné choisir son père adoptif !… et ne doute pas qu’il ait voulu nous enseigner par là que, de tous les moyens d’existence de l’homme en société, le travail manuel était le plus agréable à ses yeux ; car il ne lui coûtait pas davantage de naître prince, pontife ou publicain. Le charpentier, souverain sur mer et sur terre par droit d’habileté, qui jette des vaisseaux à travers l’Océan, et qui édifie des villes pour commander aux ports, des châteaux pour commander aux villes, des temples pour commander aux châteaux ! Sais-tu que j’aimerais mieux qu’on dît de moi que j’ai lancé dans l’espace les solives de cèdre et les lambris de cyprès du palais de Salomon que d’avoir écrit la loi des Douze Tables ? »

C’est ainsi, monsieur, qu’il fut convenu que j’apprendrais l’état de charpentier, jusqu’à l’âge de seize ans, qui était l’époque extrême où le défaut de renseignements sur le sort de mon père pouvait en faire pour moi une importante ressource ; mais mon oncle exigea en même temps que je ne renonçasse point aux études que j’avais commencées, et qui furent seulement distribuées en sorte que mes doubles travaux ne se nuisissent pas mutuellement. Comme cette disposition, qui ne me prenait pas plus de temps, jetait au contraire une distraction agréable et variée dans ma vie, mes faibles progrès parurent encore plus sensibles que par le passé. En moins de deux ans, j’étais devenu maître ouvrier ; et, d’un autre côté, je connaissais assez les langues classiques pour pénétrer peu à peu, avec une facilité qui s’augmentait tous les jours, dans l’intelligence des autres. Je vous prie de croire que ma modestie n’est presque intéressée en rien à cet aveu, puisque je devais ces nouvelles acquisitions de mon esprit à des renseignements particuliers dont tout autre que moi aurait certainement tiré un plus grand profit. C’est ce qu’il faut que je vous explique maintenant pour l’intelligence du reste de mon histoire, si toutefois elle n’a pas déjà lassé votre patience. –

Je témoignai à Michel que je l’entendrais avec un plaisir que ma seule crainte est de ne pas faire partager au lecteur, – et il continua :

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