La Fée aux Miettes

XVIII.

Comment Michel le charpentier était innocent, et comment il fut condamné à être pendu.

Voici bien autre chose ! dit tout à coup le président en déployant sa dépêche sur la table du tribunal. Rara avis in terris ! L’auguste Belkiss, qui ne s’occupe jamais de nous qu’à ses jours de récréation pour nous faire quelques bénignes espiègleries, daigne intervenir comme partie civile dans la cause de ce garnement, et, usant à son égard de sa générosité ordinaire, elle entend et ordonne qu’il lui soit permis de choisir entre ce portrait et sa garniture, afin d’en jouir et disposer comme il lui conviendra jusqu’à son heure dernière. – Hélas ! cela ne sera pas long, et ma sensibilité naturelle s’en afflige :

 

Homo sum ; nihil humanum a me alienum puto.

 

Donc si tu as ouï, Raphael, Gabriel, ou comme on t’appelle – cela est écrit – si ta naturelle ineptie t’a permis de pénétrer les suprêmes intentions de notre bien-aimée maîtresse, je t’enjoins en son nom de nous faire connaître ta résolution élective ou optative, qui ne me paraît pas difficile à prévoir.

Mais, en vérité, continua-t-il à demi-voix en se retournant du côté des juges, n’était que notre adorable souveraine brille de tout l’éclat de son printemps et de sa beauté, j’aurais quelque velléité de croire que sa raison s’affaiblit, et qu’elle tombe dans l’état que les juristes ont appelé pueritia mentis.

— Je voudrais bien savoir, pensai-je en me rongeant les doigts, depuis quand et à quel propos on rend la justice à Greenock au nom de la reine de Saba ! Il faut que la peur ait un peu détraqué mon cerveau, ou que tous ces gens-là soient eux-mêmes devenus fous !

— Est-ce ainsi, reprit-il avec emportement, que tu accueilles cette marque de magnificence haute et royale, et attends-tu que je prenne acte de ton silence insolent pour confisquer ce bijou au profit de la justice ?

— Non pas, s’il vous plaît, monseigneur ! m’écriai-je à l’instant. Il me semblait seulement qu’un magistrat placé si haut dans la confiance de l’illustre Belkiss ne douterait pas de mon choix, et je croyais vous l’avoir entendu dire. – C’est le portrait que je veux, le portrait seul et dépouillé de tous ses ornements, qui n’appartiennent ni à la justice ni à moi, mais à la Fée aux Miettes. C’est le portrait de Belkiss !

Une rumeur d’étonnement courut dans le tribunal et dans l’auditoire, mais j’y fis peu d’attention, parce qu’un huissier me rapportait en courant, pour ne pas me laisser le temps de me dédire, cette image consolante et chérie dont la possession comblait mes derniers vœux et rachetait toutes mes douleurs. Elle n’était plus revêtue que d’une capsule de métal d’un blanc terne qui paraissait aussi vil que le plomb, et qu’on aurait pu d’ailleurs en détacher sans la rompre, tant le ressort qui la faisait jouer y était artistement uni.

Je ne perdis pas un moment pour regarder Belkiss, dont la joie passait toute expression, tandis que le digne président, absorbé par un autre soin, faisait sauter deux à deux les plus belles escarboucles de la bordure d’or, pour payer sur leur produit les frais de la procédure, et que Jonathas, à demi désappointé essuyait du revers de sa main de momie les seuls pleurs qu’il eût jamais versés. Ma satisfaction était si pure et si complète que je craignis de m’en distraire, en m’égayant aux détails de cette scène grotesque, et je restai plongé si longtemps dans la contemplation qui m’enivrait, que je n’avais changé ni de posture ni de pensée, quand la cour revenue de ses opinions me notifia ma sentence. J’étais condamné sans appel, et les termes du jugement ne m’accordaient aucun délai.

— Belkiss, chère Belkiss, dis-je en la regardant avec plus d’ardeur que jamais, comme pour accumuler sur mon cœur, dans l’espace de quelques minutes qui me restaient à la voir, toutes les impressions d’une longue et heureuse vie ; chère et adorée Belkiss, il faudra donc bientôt vous quitter !…

Et alors Belkiss, qui ne se contenait plus, rit à faire éclater l’émail. Je me hâtai de refermer le médaillon et de le replacer sur mon sein, de peur de compromettre l’existence de mon trésor, pour le peu d’instant que j’avais à le conserver, en laissant une trop libre carrière à l’expansion de sa gaieté. Cependant cette précaution me coûta, je l’avoue, un léger mouvement de dépit.

— En vérité, murmurai-je avec une secrète amertume, je voudrais bien savoir ce qu’elle trouve de plaisant dans tout cela, et de quoi elle s’amuse ! Il faut convenir que les femmes ont des caprices bien singuliers !

Pendant que je me faisais cette allocution intérieure, les constables s’étaient rangés en cercle autour de moi, et le schériff m’avait touché de sa canne d’ébène en signe de prise de possession.

Bientôt on marcha, et je marchai. Je descendis les longs escaliers du palais. Je traversai lentement ses vastes et froids vestibules entre deux lignes d’hommes armés ; je parvins au guichet de la dernière porte, d’où je devais gagner la place fatale. J’y passai presque en rampant, et je me relevai à la lueur du soleil qui arrivait au plus haut point de sa course, et que je venais voir pour la dernière fois dans la splendeur de son midi.

Jamais le jour n’avait été si beau. La nature ne porte pas le deuil de l’innocent.

Mille voix qui ne formaient qu’une voix s’élevèrent comme une bourrasque.

— Le voilà ! le voilà ! cria la foule en agitant en l’air des bras, des chapeaux, et des plaids.

Et elle s’ouvrit pour me laisser passer en répétant : Le voilà !

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