La Fée aux Miettes

XXV.

Comment la Fée aux Miettes envoya Michel à la recherche de la mandragore qui chante, et comment il finit de l’épouser.

Six mois entiers s’écoulèrent dans cet enchantement sans qu’il perdît rien de son ivresse. Un soir pourtant la physionomie de la Fée aux Miettes exprimait un sentiment de mélancolie dont j’avais cru suivre depuis quelques jours les développements, et qui mêlait dès lors un léger trouble à mon bonheur, quoique j’eusse commencé par l’attribuer à quelque savante préoccupation ; mais il n’y avait plus moyen de s’y tromper. Elle souffrait, et je pensai même, à l’abattement de ses yeux rougis, qu’elle devait avoir pleuré.

— Ma bonne amie, lui dis-je au moment où elle se disposait à me quitter, je n’ai jamais usé du droit de commandement que le mariage me donne sur vous, et que vous prenez la peine de me rappeler souvent. J’espère donc que vous me pardonnerez de le faire valoir aujourd’hui pour l’unique fois de ma vie. Quoique je sois moins exercé que vous à lire dans les cœurs, le vôtre a peu de replis où je ne me sois fait une douce étude de pénétrer pour y surprendre vos désirs ou vos chagrins, et je sais aujourd’hui positivement qu’il me cache un secret amer. Ce secret, j’avais quelque titre peut-être à l’obtenir de votre tendresse ; et, puisqu’elle me l’a refusé jusqu’ici, je l’exige de votre soumission.

— Tu m’as deviné, dit-elle en me tendant la main, et tu sauras ce que tu me demandes, puisque telle est ta volonté, quoiqu’il en coûte à mon amitié de tourmenter la tienne d’une émotion inutile. Apprends, mon pauvre Michel, qu’il me reste peu de temps à passer près de toi, et que toute la sagesse dont tu me crois armée contre le malheur n’a pu résister à la cruelle idée de notre séparation. Voilà mon secret.

— Notre séparation, Fée aux Miettes ! Ah ! je n’y survivrais pas ! Mais qui pourrait nous séparer ?

— La mort, Michel ! Un horoscope fatal m’a menacée au berceau de n’être heureuse que pendant un an de l’affection d’un époux et le sixième de ces mois, qui ont fui comme des jours, vient d’expirer aujourd’hui.

— Les horoscopes sont menteurs, et votre âme se trouble sans raison.

— Les horoscopes de ma famille n’ont jamais menti.

— Celui-là mentira, s’il a dit que la mort fût capable de nous désunir, car je ne vous quitterai pas. Toute ma vie est en vous, Fée aux Miettes, et votre seule compassion pour ma solitude et pour ma misère m’a forcé à la supporter sans découragement et sans dégoût. Que ferais-je après vous dans ce monde qui m’est étranger, au milieu des hommes qui ne me comprennent pas, et dont les tristes sciences m’ont rebuté de tous les bonheurs dans lesquels vous n’entrez pas pour quelque chose ? Je vivrais parmi eux comme le proscrit auquel l’eau et le feu sont interdits par des lois féroces, et qui n’a pas même un cœur ami où épancher le sien. – Au nom de Dieu, Fée aux Miettes, vous qui connaissez tous les secrets de la terre, et si je ne m’abuse, une partie de ceux du ciel, trouvez un moyen de déjouer cet oracle cruel, ou du moins de m’en faire partager la rigueur, sans réduire mon désespoir à une extrémité qui nous séparerait pour toujours !…

— Un moyen, mon ami ! dit la Fée aux Miettes vivement émue, il y en a un peut-être ! Mais comment prescrire à ton âge sensible et passionné, surtout quand on a le mien, une pareille obligation ? Ne t’impatiente pas, Michel, et laisse-moi parler. L’horoscope disait encore que si mon mari m’aimait assez pour achever cette année d’épreuve sans que son cœur battît de l’amour d’une autre femme, et qu’il conçût un autre bien que d’être à moi, l’homme qui m’appartiendrait ainsi par la plus vive et la plus fidèle des sympathies, ne manquerait pas de trouver, avant que l’année s’accomplît, le spécifique admirable qui prolongerait mon existence en me rendant ma jeunesse – Et je redeviendrais Belkiss !

Je me renversai sur ma chaise en couvrant mes yeux de mes mains.

— Oh ! ma bonne amie, qu’avez-vous dit… et qu’avez-vous fait ?… C’est Belkiss qui nous a perdus !…

— Que parles-tu de Belkiss, insensé ? Belkiss, c’est moi !…

— Hélas ! le sommeil m’en a donné une autre, et j’ai inutilement cherché dans votre science un préservatif contre les délices de cette illusion ! Absorbée dans les souvenirs de votre jeunesse, vous n’avez pas voulu comprendre le crime de mon bonheur. La Belkiss de ce funeste portrait m’a inspiré un amour adultère qui me rend indigne de vous sauver !

— Est-ce tout ? dit la Fée aux Miettes en souriant, et n’ai-je point d’autres rivales !

— Une rivale à Belkiss, grand Dieu ! Belkiss elle-même n’est pas la vôtre, car je ne suis pas complice du démon de mes songes, n’est-il pas vrai ?…– Et ce n’est pas ma faute si elle revient toujours, toujours ! quand je me suis défendu depuis six mois de regarder son portrait !

— Calme donc ton cœur, Michel, car, je te le répète encore, l’amour que tu ressens pour Belkiss est un sentiment dont je ne jouis pas moins que de ton ancienne et constante amitié pour la vieille Fée aux Miettes ; et bien loin d’en être jalouse, comme tu le crains, je m’en trouve doublement heureuse. Ainsi rien ne s’oppose au succès de mes espérances, mon cher enfant, si tu te sens capable d’arriver au coucher du soleil de la Saint-Michel prochaine, sans ouvrir ton âme à une autre passion, et sans y laisser pénétrer le moindre regret des engagements qui m’ont soumis ta vie.

— Exigez de moi, Fée aux Miettes, une promesse en apparence plus difficile à tenir, et qui ne me coûtera pas davantage ! Ce que vous me demandez pour six mois, je vous le jure pour toujours.

— J’en fais mon affaire une fois que ce premier terme sera passé, répondit la Fée aux Miettes ; mais je crains qu’il ne te mette à des épreuves plus dangereuses que tu ne le supposes. Il faut aller chercher ce spécifique au loin, puisque j’ignore moi-même en quel lieu la sagesse de Dieu l’a placé ; tu es jeune et bien jeune ; ta figure et ton air feraient honneur à un prince ; le costume de voyage que je t’ai fait préparer annonce tout autre chose qu’un simple charpentier ; et quoique tu n’aies pas vu le monde, tu t’y feras remarquer toutes les fois que tu y paraîtras, parce que tu as deux qualités précieuses, dont le meilleur ton possible n’est que l’expression convenue, une bienveillance universelle et une parfaite modestie. Les pays que tu vas parcourir sont remplis de femmes aimables et belles dont l’accueil exigera de toi, si tu ne veux passer pour rustique et grossier, un juste retour de politesse, et même de sensibilité. Tu seras aimé, Michel, et l’amour demande l’amour : Il l’impose quelquefois. Ajoute à cela, mon ami, que je ne t’accompagne pas, et que ces entretiens graves et tendres, où j’ai de temps en temps raffermi ton âme dans ses incertitudes, manqueront à tes soirées solitaires. Bien plus, pendant tout ce temps-là tu ne reverras pas Belkiss, dont les visites nocturnes ne s’égarent jamais loin du toit conjugal, et tu n’auras pour te consoler que la conversation muette de son portrait.

— Je n’en ai pas même besoin, répliquai-je vivement. Ses traits et les vôtres sont assez empreints dans mon cœur pour ne s’en effacer jamais. Les dangers dont il vous plaît de m’effrayer m’alarment si peu d’ailleurs, que je croirais commencer à être coupable si je pensais à me prémunir contre eux. Vous garderez le portrait de Belkiss, ajoutai-je en lui présentant le médaillon ; et si vous voulez jeter quelque charme sur notre séparation passagère, c’est le vôtre que vous me donnerez.

— Tu les conserveras tous les deux, s’écria la Fée aux Miettes, et ce sera trop de bonheur pour moi qu’un regard de toi tous les jours, sous la forme disgracieuse que les ans m’ont donnée ! Mais tu n’as donc pas remarqué qu’en faisant jouer le ressort dans le sens opposé, on découvrait l’autre face de ce médaillon ? – Vois plutôt !

C’était effectivement le portrait de la Fée aux Miettes, et j’y appliquai mes lèvres avec ardeur.

— Enfant ! reprit-elle, pauvre, mais digne créature qu’une méprise de l’intelligence qui préside à la distinction des espèces a malheureusement laissé tomber pour un petit nombre de jours dans le limon de l’homme, ne te révolte pas contre l’erreur de ta destinée ! je te reconduirai à ta place !

Et puis, comme si ces paroles lui étaient échappées par distraction, elle revint au sujet de mon entreprise et aux dispositions de mon voyage.

— Il n’y a pas de temps à perdre, dit-elle, car je sens que l’horrible crainte de te perdre pour jamais achevait déjà de miner mes organes affaiblis. Les heures me vieillissent plus depuis quelque temps que ne faisaient les années, et je ne serais pas surprise d’avoir donné carrière devant toi à quelques idées privées de sens, comme les vagues rêveries des vieillards.

— Il n’en est rien, ma bonne amie, mais je suis prêt à vous obéir, et je crois que je serais déjà parti, quoique l’heure soit peu favorable sans doute aux recherches que vous avez à m’ordonner, si vous m’aviez fait connaître le spécifique dont vous attendez votre guérison. Il faudra qu’il soit bien difficile à conquérir s’il m’échappe !

— Eh ! serait-il vrai, Michel, que j’eusse oublié de te le nommer ! C’est la mandragore qui chante !

— La mandragore qui chante ! dites-vous ? pensez-vous, Fée aux Miettes, qu’il y ait des mandragores qui chantent, ailleurs que dans les folles ballades des écoliers et des compagnons de Granville ?

— Une seule, mon cher Michel, une seule, et son histoire, que je te raconterai un jour, est une des plus belles de l’Orient, puisqu’elle se lit dans un des livres secrets de Salomon. C’est celle-là qu’il faut trouver.

— Bonté inépuisable du ciel ! m’écriai-je, daignez me secourir dans cette déplorable extrémité ! Comment trouver en six mois la mandragore qui chante, dont la Fée aux Miettes disait tout à l’heure qu’elle ne savait pas elle-même en quel lieu la sagesse de Dieu l’avait placée, et qu’on cherche inutilement depuis le règne de Salomon !

— Ne t’épouvante pas de cette difficulté ! La mandragore qui chante se présentera d’elle-même à la main qui est faite pour la cueillir, et tu serais arrivé sans succès au dernier moment de ton généreux exil, le dernier rayon du soleil de Saint-Michel serait près de s’éteindre dans le crépuscule, à l’horizon du monde le plus reculé où tes voyages puissent te conduire, jusque dans ces glaces du pôle où jamais une fleur ne s’est ouverte aux clartés des cieux, que la mandragore qui chante s’épanouirait fraîche et vermeille sous tes doigts, si tu n’as cessé de m’aimer, et te répéterait sur un mode inconnu de la terre ce refrain de ton enfance :

 

C’est moi, c’est moi, c’est moi !

Je suis la Mandragore.

La fille des beaux jours qui s’éveille à l’aurore,

Et qui chante pour toi.

 

Alors tu n’auras plus à te soucier, notre destinée sera complète, et nous ne tarderons pas à nous revoir.

— Attendez, dis-je à la Fée aux Miettes, qui se disposait à gagner son appartement, selon l’usage, après cette allocution ; je ne vous ai jamais contrariée sur les petits arrangements de notre ménage, depuis que vous nous séparez tous les soirs par une porte si hermétiquement close que je ne croirais pas perdre au change en donnant l’île de Man pour enrichir mes ateliers de l’ouvrier qui l’a faite. Aujourd’hui c’est autre chose. Je vous quitte pour longtemps peut-être, et je vous quitte abattue et souffrante : c’est vous qui me l’avez dit. L’heure de mon départ sonnera longtemps avant votre réveil, et je partirais malheureux si je m’éloignais de vous inquiet de votre santé, sans avoir reçu votre baiser d’adieu et votre bénédiction. Ne fermez pas cette porte, Fée aux Miettes ; j’ai besoin de vous entendre respirer, et de m’endormir, assuré du calme de votre sommeil.

La porte resta ouverte, et bien m’en prit, car l’inquiétude qui m’obsédait m’empêcha de m’assoupir. Peu de minutes s’écoulaient que je ne descendisse de mon lit pour venir, d’un pied furtif, prêter l’oreille au souffle de la Fée aux Miettes ; à mesure que mes incursions me ramenaient plus près d’elle, il me paraissait plus irrégulier et plus agité. Je crus même entendre une faible plainte et deviner le mouvement d’un frisson. Je me dis :

— Si elle avait froid ! – La draperie qui la couvre est si légère, ajoutai-je en la soulevant ; et elle retomba sur nous deux.

La Fée aux Miettes se réveilla.

— Que se passe-t-il donc de nouveau dans votre esprit, Michel ? dit-elle en me repoussant avec plus de force que je n’en attendais de ses petites mains. Je ne serais pas plus étonnée d’apprendre que l’innocente colombe s’est métamorphosée en pie effrontée ! Avez-vous oublié les conditions de notre mariage et les réserves que j’y ai mises, ou vous imaginez-vous qu’il puisse arriver un temps où les princesses de ma maison dérogeront jusqu’aux brutales amours de la populace humaine ? Rendez grâce à la nuit qui vous dérobe la rougeur que votre audace vient de faire monter à mon front, car il m’est avis qu’elle vous forcerait à mourir de repentir et de honte !…

— Eh ! mon Dieu, Fée aux Miettes !… Excusez ma témérité en faveur de son motif ! C’est seulement que j’ai pensé que vous aviez froid, en vous entendant grelotter sous votre couverture comme un jeune oiseau qui n’a pas encore poussé ses premières plumes, quand une brise du matin court en sifflant sur son nid, pendant que sa mère est allée à la picorée dans les halliers. Si vous n’aimez pas assez votre pauvre Michel pour dormir sans défiance à côté de lui, je suis prêt à vous quitter ; mais ne m’expliquerez-vous pas auparavant comment il se fait que vous soyez dans votre lit presque aussi grande que moi ?

— Oh ! que cela ne t’étonne pas, dit-elle ; c’est que je me déploie.

— Cette chevelure aux longs anneaux qui flotte sur vos épaules, Fée aux Miettes, vous l’avez jusqu’ici cachée à tous les yeux.

— Oh ! que cela ne t’étonne pas, dit-elle : c’est que je ne voulais la laisser voir qu’à mon mari.

— Ces deux grandes dents qui vous déparent un peu au jour, Fée aux Miettes, je ne les retrouve pas entre vos lèvres fraîches et parfumées.

— Oh ! que cela ne t’étonne pas, dit-elle ; c’est que c’est une parure de luxe qui ne convient qu’à la vieillesse.

— Ce trouble voluptueux, ces délices presque mortelles qui me saisissent auprès de vous, Fée aux Miettes, je ne les avais jamais éprouvées avec votre permission que dans les bras de Belkiss !…

— Oh ! que cela ne t’étonne pas, dit-elle ; c’est que la nuit tous les chats sont gris.

— Ces explications, Fée aux Miettes, je les avais rêvées une autre fois, ou je les rêve maintenant.

— Oh ! que cela ne t’étonne pas, dit-elle ; tout est vérité, tout est mensonge.

La Fée aux Miettes ne me repoussait plus, et je m’endormis le front caché sous ses longs cheveux, comme il me semblait m’endormir dans mes songes des nuits précédentes sous les longs cheveux de Belkiss.

Je ne me réveillai qu’au bruit de la cloche du chantier qui m’annonçait ce jour-là l’heure de mon départ pour un long voyage, et ma vieille femme était accroupie déjà auprès de la bouilloire à terminer les préparatifs d’un déjeuner plus substantiel qu’à l’ordinaire.

Un moment après, je l’embrassai tendrement, et je gagnai les hauteurs de la montagne pour me mettre à la recherche de la mandragore qui chante.

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