La Fée aux Miettes

V.

Où il commence à être question de la Fée aux Miettes.

Si vous êtes jamais allé à Granville, monsieur, vous devez avoir entendu parler de la naine qui couchait sous le porche de l’église, et qui mendiait à la porte ? –

— Ce que vient d’en dire votre oncle, Michel, est tout ce que j’en sais ; et je ne pensais pas que cette malheureuse créature pût tenir une autre place dans votre histoire. C’est ce qui m’a empêché de m’en informer.

— La naine de Granville, reprit Michel, était une petite femme de deux pieds et demi au plus, dont la taille courte, et d’ailleurs assez svelte, était la moindre singularité. Personne ne lui avait connu ni origine ni parents ; et, quant à son âge, il était tel qu’il n’existait pas un vieillard à dix lieues à la ronde, qui se souvînt de l’avoir connue plus jeune en apparence, plus huppée, ou plus grandelette. Les gens instruits pensaient même qu’on ne pouvait expliquer naturellement les traditions populaires qui couraient à son sujet, qu’en supposant qu’il y avait eu successivement plusieurs femmes semblables à celle-ci, que la mémoire des habitants s’était accoutumée à confondre entre elles, à cause de l’analogie de leur physionomie et de leurs habitudes, et on citait en effet un titre de 1369, où le droit de coucher sous le porche du grand portail, et de présenter l’eau bénite aux fidèles pour en obtenir quelque légère aumône, lui était garanti en reconnaissance du don qu’elle avait fait à l’église de plusieurs belles reliques de la Thébaïde.

Cette méprise paraissait d’autant plus vraisemblable qu’on avait vu maintes fois la naine de Granville s’absenter pendant des mois, pendant des saisons, pendant des années, et même pendant le cours d’une ou deux générations, sans qu’on sût ce qu’elle était devenue ; et il fallait en effet qu’elle eût considérablement voyagé, car elle parlait toutes les langues avec la même facilité, la même propriété de termes, la même richesse d’élocution, que le français de Blois ou de Paris, qui n’était pas lui-même sa langue naturelle. Cette science de souvenirs dont elle ne faisait aucun étalage, car elle ne se servait d’ordinaire que de notre patois bas-normand, lui avait donné, comme vous pouvez croire, un immense crédit dans les écoles où elle venait journellement recueillir pour ses repas les débris de nos déjeuners, et cette dernière particularité, jointe aux idées superstitieuses et aux folles rêveries dont nos nourrices et nos domestiques nous berçaient depuis l’enfance, avait valu à la pauvre naine, parmi les jeunes garçons de mon âge, un surnom assez fantasque : on l’appelait la Fée aux Miettes. C’est ainsi que je vous en parlerai à l’avenir.

Ce qu’il y a de certain, monsieur, c’est qu’aucune difficulté de thème ou de version n’eût embarrassé la Fée aux Miettes, et elle se gardait bien de nous les expliquer sans nous les rendre aussi claires qu’elles l’étaient pour elle-même, de sorte que notre travail se trouvait infiniment meilleur et notre instruction aussi, puisque nous entendions parfaitement tout ce qu’elle nous faisait faire, et que nous pouvions appuyer par de bonnes autorités et de bons raisonnements tout ce que nous avions fait. Nous n’étions pas assez ingrats pour cacher les obligations que nous avions à la Fée aux Miettes, mais nos respectables maîtres, qui ne voyaient en elle qu’une misérable mendiante, et qui l’honoraient cependant comme une digne femme, n’étaient pas fâchés de sentir notre émulation excitée par une illusion innocente. — Oh ! oh ! s’écriaient-ils en riant, quand il arrivait une excellente composition cicéronienne qui enlevait d’emblée la première place, – voici qui ressent la touche et l’inspiration de la Fée aux Miettes. – Et il n’y avait rien de plus vrai. J’ai souvent désiré de savoir si ce dicton s’était conservé à Granville.

— La Fée aux Miettes n’est donc plus à Granville, mon ami ?

— Non, monsieur, répondit Michel en soupirant et en élevant les yeux au ciel !

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