La Quittance de minuit – Tome I – L’héritière

X – LA COHUE

Ellen Mac-Diarmid était dans la galerie duGéant depuis le commencement de la séance. Elle demeurait immobileau centre d’un groupe en haillons, à quelque distance de l’entrée.Elle entendait tout, mais il y avait bien des choses qu’elle necomprenait point. Les Molly-Maguires en effet, comme les Whiteboys,leurs devanciers, comme tous les gens en dehors de la grande routesociale, avaient une sorte d’argot qui remplaçait en bien des casla langue usuelle.

Dieu sait que ce langage interlope a eu enIrlande le temps de se former ! Bien des générations deconjurés l’ont parlé depuis les enfants-du-Chêne jusqu’aux« hommes à rubans » (ribbonmen) ; depuis1760 jusqu’à nos jours. Les premiers Enfants-Blancs l’inventèrentsans doute. Il se perfectionna chez les Cœurs-d’Acier, chez lesPhéniens de Donmore, chez les Fils-du-Droit, chez les Garçons ducapitaine Rock et les Belles Filles de Clare au commencement denotre siècle. Les Batteurs (trashers) le parlèrent, ainsique la famille de la Mère Terry et les hardis Pieds-Noirs de1837.

Ce fut la langue des Carders, des Shanavates,des Caravats, des Black-Hens, des Kirkavallas ; c’était lalangue des Molly-Maguire de 1845 ; c’est la langue des Fenyansde 1868.

Ellen Mac-Diarmid avait le ferme courage d’unhomme. Au sein de cette foule où elle s’était introduite parsurprise et en bravant un danger de mort, elle était calme et sanspeur. Elle savait – qui pouvait l’ignorer en Irlande ? – queMolly-Maguire n’a point deux sortes de châtiment et que lepayeur-de-minuit tranche toute difficulté avec le fer.Elle savait que sa vie était dans la main de ces hommes dont ellevenait dérober le secret ; mais elle ne tremblait pas, et cen’était point le trouble qui l’empêchait de suivre mot à mot ladiscussion entamée.

Elle était pour un peu dans la position d’unhomme introduit au sein d’une assemblée étrangère, dont lesorateurs parleraient une langue à lui inconnue. Nous disons pour unpeu, car il y avait bien des mots qui restaient familiers àl’oreille de l’Héritière. Elle comprenait à demi, et sa science dela langue des Kimrys l’aidait à suivre les détours de cejargon.

Le langage secret du whiteboysme emprunte eneffet la plupart de ses figures et beaucoup de ses expressions àl’antique langage de la vieille Érin parlé encore sur les côtes dupays de Galles et chez nos Bretons bretonnants.

À l’endroit où se tenait l’Héritière, la lueurdu foyer arrivait bien faible. Elle n’eût point suffi à fairedistinguer les traits d’un visage, et le visage d’Ellendisparaissait sous le capuce de sa mante rouge. Autour d’elle, segroupaient des figures sombres, qui sortaient à peine, dans la nuitet que l’on ne pouvait point reconnaître. Cependant, lorsque l’œilrestait quelque temps sans rencontrer les lueurs rougeâtres dufoyer, il s’habituait aux ténèbres environnantes et alors il voyaitdans la nuit.

Parmi ceux qui l’entouraient, Ellen avaitreconnu la figure, moitié joviale, moitié effrayée, du pauvre Pat,l’ancien garçon de ferme de Luke Neale, et l’humble face d’uncoupeur de tourbes des marais de Clare-Galway, qui se nommait GibRoe.

Elle avait aussi distingué derrière elle lavoix du grand Patrick Mac-Duff, qui restait sous l’impression desnombreuses rasades avalées sur le pavé de Donnor street, devantl’hôtel du Grand Libérateur.

Le reste de la foule voisine était composé demalheureux en haillons. On voyait d’ailleurs seulement à deux outrois pas à la ronde ; puis c’était une sorte de nuit mobile,qui grouillait et s’agitait confusément.

De ces ténèbres vivantes jaillissaient millebruits : des chuchotement, des cris, des rires.

La grande colonnade scintillait ça et là,prolongeant au loin la ligne amincie de ces cristaux, qui remuait,tremblait, changeait.

Les étincelles se succédaient, laissant lanuit où était le feu naguère, et mettant le feu où venait de passerla nuit.

Le lilliburo étouffait ses dernièresnotes sous les bas côtés de la nef immense. Le roi Lew était rentrédans la foule, et l’on ne voyait plus autour du feu debog-pine qu’un triple rang de voiles immobiles.

– Y a-t-il des nouvelles du vieuxMac-Diarmid ? demanda une voix derrière l’estrade.

– Le saint homme ! reprit-on, lebrave Irlandais !

– Quand donc le ramènerons-nous entriomphe dans sa ferme du Mamturk ?

Ce fut Molly-Maguire qui répondit :

– Mac-Diarmid attendra son jugement,dit-elle. C’est un noble vieillard, dur et fier comme l’acier. Ilne veut pas être délivré par des gens qu’il méprise.

– Arrah ! que Dieu lebénisse ! Il a beau nous mépriser, nous l’aimons.

– C’est un vieux soldat du temps desIrlandais-Unis. Il a tué plus d’un Saxon en sa vie, quoi qu’ildise !

– Et, sans Daniel O’Connell, repritMolly-Maguire, il serait prêt encore à risquer sa vie avec lesenfants de l’Irlande. Mais l’esprit de Daniel O’Connell est en lui.Il nous déteste, parce que l’homme qu’on appelle le Libérateur luia dit de nous détester.

– C’est vrai, c’est vrai, s’écrièrentquelques-uns ; O’Connell a encore parlé contre nous l’autrejour dans Conciliation-Hall !

– Ne dites rien contre O’Connell,crièrent d’autres voix : il est le père del’Irlande !

– Musha ! qui aime bienchâtie bien. Ce père-là ne gâte pas ses enfants !

– S’il nous donnait seulement notrepauvre pain, prononça timidement Gib Roe, qui avait changé sonhabit de gentleman, présent de Josuah Daws, contre ses ancienshaillons ; je lui permettrais bien de nous dire desinjures.

– La rente du Repeal nourriraittout de même bien du monde !

– Où va-t-elle, la rente duRepeal ?

– Musha ! mes fils !…croyez-vous que le vieux Daniel, à son âge, ait l’estomac assez durpour manger tant de livres sterling ?

On éclata, de rire et l’on cria : Hurrahpour O’Connell !

– Les assises doivent commenceraprès-demain, reprit la voix derrière l’estrade, et l’on dit queles juges ont désormais tout ce qu’il faut pour faire pendre levieux Miles.

Il se fit un mouvement parmi les hommesmasqués de l’estrade.

– Qui dit cela ? demanda l’un d’euxvivement.

– Oh ! Mickey, mon chéri, répliquatout bas la voix, vous voilà donc revenu de votre voyage ?Ma bouchal ! ne vous fâchez pas. Celui qui dit celaest un bon Irlandais. Il y a un homme venu de Londres qui a trouvédes témoins pour faire condamner le vieux Miles.

Un murmure courut sous la voûte.

– Des témoins répétait-on.

– Il s’est trouvé des témoins dans leConnaught pour lever la main contre Mile Mac-Diarmid ?

– Honte sur nous ! s’écria la voixindignée du brave roi Lew ! et gare à celui qui s’est vendu auSaxon !

– Naboclish ! pour quelquesschellings, peut-être !…

Gib Roe, dans un coin, tremblait de tous sesmembres. Entre ses cheveux hérissés et rares, une sueur froidecoulait sur son front.

– Ah ! mes chéris !murmura-t-il, ce n’est pas là une chose possible. Où estl’Irlandais qui voudrait faire mourir Mac-Diarmid ?

– Cet Irlandais-là ne ferait pas de vieuxos ! s’écria Mac-Duff en serrant ses gros poings.

– Arrah ! dit Pat, ce serait moi quil’étranglerais !

Gib Roe s’éloigna de Pat d’un mouvementinstinctif, bien que le pauvre gardien des ruines de Diarmid ne fûtrien moins que redoutable. L’indignation cependant croissait parmila foule ; ce n’étaient plus partout que menaces et cris devengeance. Gib Roe, pâle et prêt à défaillir, cherchait à secacher. Il lui semblait que l’obscurité profonde qui l’environnaitn’était plus un voile suffisant, et que la lueur dubog-pine frappait en plein son visage. La voix grave deMolly-Maguire s’éleva au-dessus du tumulte.

– Miles Mac-Diarmid n’est qu’un homme,dit-elle, et nous avons à débattre ici de plus grands intérêts.

Le murmure se continua sous la voûte et desreproches éclatèrent sur l’estrade même, tout auprès deMolly-Maguire. La main de l’un des hommes masqués s’avança et seposa sur l’épaule du chef, par-dessus sa mante rouge.

– En êtes-vous venu là, Mac-Diarmid,prononça-t-on, de parler ainsi de votre propre père ?

Molly-Maguire repoussa cette main et redressafièrement sa haute taille.

– Miles Mac-Diarmid n’est qu’un homme,répéta-t-elle en faisant vibrer sa voix sonore ; il a des filspour le défendre ou le venger. Il ne fait point partie del’association. Occupons-nous de la vengeance del’Irlande !

Un mot suffit par tout pays pour faire tournerles idées de la foule. En Irlande, la foule est plus versatile etplus changeante que partout ailleurs. On s’agita ; des parolesincohérentes se croisèrent entre les feux diamantés de lacolonnade. On oublia le vieux Mac-Diarmid comme on avait oubliélord George Montrath et le monstre, loup, tigre ou lion, confié àla garde du Pauvre Pat.

– J’ai à vous parler contre le candidatd’O’Connell, reprit Molly-Maguire. Ne murmurez pas ! Vous neparviendrez point à étouffer ma voix. Je veux que vous sachiezquels sont vos ennemis, et que vous mettiez au premier rang lespartisans du Rappel. Quelqu’un a-t-il une demande à former avantque je parle ?

– Moi ! répondit le géantMahony.

Le Brûleur s’était couché sur la terre auprèsdu foyer, au centre de l’espace laissé libre. Il se remit d’un bondsur ses pieds et redressa sa taille gigantesque.

À voir ce rude visage surgir tout à coup aumilieu du cercle et s’éclairer de sanglants reflets, l’Héritière,sans savoir pourquoi, se sentit monter un frisson au cœur. Ellerejeta son capuce en arrière pour mieux entendre et découvrit uncoin de sa joue pâlie. Le géant parcourut du regard son auditoireinvisible.

– Il y a du monde ici ce soir, ditil ; s’il faisait jour, on verrait autant de caboches qu’augrand meeting de Tara ! Ça fait plaisir. Je me suislevé pour vous conter comme quoi nous sommes engagés d’honneur àfaire quelque chose au major Percy Mortimer.

On grogna pour le major.

– Bien, bien, mes fils ! Je suismonté ce matin au premier étage de la vieille maison de Donnorstreet. J’ai mis autour d’un caillou un petit papier blanc surlequel j’avais dessiné notre cachet de mon mieux.

– Je l’ai vu, murmura Gib Roeinvolontairement.

Mac-Duff lui planta sa main sur la briochepour réclamer silence.

– J’ai mis au-dessus du cercueil, repritle Brûleur, le joli nom du major saxon, et j’ai lancé le tout àtravers les carreaux de la maison de Saunder Flipp, au beau milieude la poitrine de Mortimer.

– Och ! fit la foule avecapprobation.

– Il y avait tout un troupeau de cesporcs orangistes : le juge Mac-Foote, le bailli Payne, lesous-bailli Munro, et ce misérable scélérat deCrakenwell !

– Oh ! le damné ! dit Pat.

– Il y avait un gentleman de Londres,assis devant la fenêtre avec une jolie miss, une vieille folle etun garçon qui ressemble… mais je n’en suis pas sûr et je nevoudrais pas faire mourir un chrétien à la légère.

Gib tremblait dans sa peau. À deux ou troispas de lui, l’Héritière, droite et froide en apparence, écoutait etdévorait les paroles du géant.

– Qui donc as-tu cru reconnaître, Mahony,mon garçon ? demandait-on dans la foule.

– Quelqu’un qui n’est pas à la noce sises oreilles m’entendent, répondit le Brûleur ; maisn’importe ! une autre fois je regarderai mieux. Quand lecaillou est tombé dans la chambre, après avoir touché la poitrinedu Saxon, tous ces coquins peureux et hypocrites se sont éloignésde lui comme s’il eût été le diable. Ils regardaient de tous côtés,pâles et tremblants ; la vieille folle s’est évanouie.

– Hurrah pour la vieille folle !cria une voix. Et la voûte trembla sous un formidable concert declameurs et de rires.

– La paix ! mes fils ! lapaix ! cria Mahony. Puis il poursuivit en contenant sa voixdavantage :

– Voilà bien des fois que nous envoyons àce major le cercueil de Molly-Maguire !

Les cris s’étaient changés en murmures sourds.On chuchotait. Il y avait dans les voix une expression de crainteet de doute.

– C’est vrai, murmurait-on, mais cediable d’homme est protégé de Satan, vous savez bien !

– Arrah ! on a fait cequ’on a pu ! Mais quand l’esprit malin met sa griffe au-devantd’une poitrine…

Le géant se signa.

– Moins on parle du malin, répliqua-t-il,mieux cela vaut, mes jolis bijoux ! Quoi qu’il en soit, sinous laissons vivre le major, il nous trouvera ici comme il nous adénichés partout ; et s’il nous trouve… Arrah ! mongarçon, vous savez aussi bien que moi que la galerie n’a pointd’issue.

Il y eut dans l’ombre un frémissement ;c’était une sorte de silence agité, un peu de bruit tendu et divisésur un vaste espace, comme s’il y avait eu là un millier d’hommes àtrembler tout bas.

Le Brûleur fut quelque temps avant dereprendre la parole. Les gens de l’estrade restaient froids etimmobiles. Molly-Maguire semblait une statue taillée dans un blocde granit rouge.

Le feu languissait ; les cristaux descolonnes éteignaient leurs facettes pâlies. La fumée, après avoirrempli une à une les cavités mystérieuses de la haute voûte,descendait lentement et tendait son voile gris au-dessus des têtesfaiblement éclairées du premier rang des spectateurs.

En ce moment de silence et d’immobilitégénérale, quiconque eût vu ce cordon d’hommes masqués entourant unfeu pâle, et ce géant dont la noire silhouette se détachait sur lebrasier, aurait cru assister à quelque ténébreuse fête de l’èrepaïenne. Ainsi devaient être les pontifes celtes dans ces noirescavernes, à l’heure sanglante des sacrifices humains ; ainsiles diamants séculaires de ces voûtes devaient allumer jadis leursétincelles au feu brillant sous le trépied, et dévorant la chair dela victime.

Le siège de Molly-Maguire était l’auge depierre où tant de sang avait coulé. Quelque part, dans la pourpre,on eût retrouvé peut-être l’or homicide de la serpe sacrée quijetait les adultes en pâture au Dieu Très Inconnu.

Du sein de ce silence, une voix timides’éleva.

– Oui ; murmura-t-elle, faible etcomme effrayée de ses propres sons, il faut bien que le Saxonmeure !

– Il le faut ! il le faut !répéta-t-on aux alentours.

Le murmure s’agrandit, s’enfla et vint àformer un grand cri :

– Mort ! mort !

Puis le grand cri s’étouffa, mourut, jusqu’àredevenir un craintif murmure. La sueur froide perça sous lescheveux d’Ellen. Son regard se tourna vers les gens de l’estrade,qui ne bougeaient point, comme si elle eût gardé un vague espoir enla volonté de Molly-Maguire. On eût dit que Molly-Maguire étaitétrangère à tout ce qui se passait autour d’elle.

La même voix s’éleva encore du sein de lafoule.

– Qui se chargera, dit-elle, d’attaquerPercy Mortimer ?

– Il y en a tant qui sont morts à latache !

– Tant et tant ! Cet homme est sousla main du démon.

Ces mots sortaient, rauques et sourds, despoitrines oppressées. Une terreur indicible pesait sur la cohue.Tous ces malheureux s’effrayaient comme eussent fait desenfants.

Le Brûleur n’avait point parlé depuis quelquesminutes. Il fit le tour du foyer et se prit à attiser le feutranquillement.

Deux troncs de bog-pine tombèrentdans les cendres. Un joyeux tourbillon d’étincelles monta vers lavoûte. La galerie s’embrasa. Aux lueurs revenues, on aperçut lagrande face du géant qui souriait dans sa barbe. La craintes’enfuit comme s’échappent les terreurs nocturnes de l’enfance auxpremiers rayons du soleil.

– Musha ! dit Mac-Duff, Mahony aquelque bon tour dans son sac !

– Allons, Mahony, allons, s’écria le roiLew tu fais peur à ces pauvres diables. Dis-nous ton affaire endouble, comme un bon garçon.

– Mahony, mon bijou ! Mahony, monchéri ! Oh ! le cher bon garçon ! Mon douxfils ! mon cœur ! mon amour !

Ces caresses bavardes se croisaient avec unerapidité incroyable. Tous parlaient à la fois. Il y avait un secretà savoir, et les Irlandais sont curieux plus que des femmes.

Ellen aussi attendait, l’âme brisée, le secretde Mahony.

Celui-ci arrangea les bûches d’un dernier coupde main, et se releva souriant.

– J’ai de quoi tuer le Saxon !

Puis il ajouta d’un ton moitié soumis, moitiémenaçant, en se tournant vers l’estrade :

– Mais il ne faudrait pas que quelqu’unse mît à la traverse !

Ces mots furent compris par la foule, quibattit le sol du pied en trépignant. Molly – Maguire secoualentement sa tête encapuchonnée.

– J’ai achevé de payer ma dette envers leSaxon, dit-elle. La vie de Percy Mortimer est à ses ennemis.

Ellen mit sa main sur son cœur c’était ledernier espoir perdu.

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