La Quittance de minuit – Tome I – L’héritière

PREMIÈRE PARTIE – L’HÉRITIÈRE

I – LA MAISON NOIRE

Les événements que nous avons racontés auxprécédents chapitres, se passaient à la fin de 1844. Nous sommes enjuin 1845.

Pendant ces quelques mois, les événementsavaient marché. En ce temps de la grande lutte soutenue par DanielO’Connell, où il semblait que la volonté d’un seul homme fût entrele courroux contenu des partis et la plus implacable de toutes lesguerres civiles, chaque jour amenait son progrès contesté, sabataille perdue ou gagnée : une bataille gagnée presquetoujours, car l’étoile de l’Irlande grandissait et montait àl’horizon politique. Ces huit millions d’esclaves qui ont tant depeine à devenir un peuple, se dressaient pauvres mais forts,vis-à-vis des suppôts à demi vaincus de la tyrannie anglaise.

Ils avaient encore, sans doute, les vices etles faiblesses que mène avec soi la servitude, mais ils prêtaientl’oreille aux leçons vaillantes d’une voix libre ; leur cœurapprenait à battre. Ils allaient peut-être s’éveiller hommes.

Et tandis que les uns courbaient encore latête sous la puissance fatale de la misère ; tandis qued’autres, voués à de mystérieuses vengeances, poursuivaient durantles nuits noires leurs batailles inutiles et cruelles, quelquechose s’agitait au dedans et au dehors de la nation. L’Angleterre,émue, écoutait la voix longtemps muette de sa conscience.O’Connell, captif, trouvait un arc de triomphe au delà des portesouvertes de sa prison ; Robert Peel, le noble et ferme génie,muselait son propre parti, et ensemençait de ses mains le champ oùdoit mûrir la moisson de l’indépendance.

L’Europe, attentive, regardait, rapprochantses mains, pressées d’applaudir. Robert Peel mourut, O’Connell estmort. Rien n’est sorti de la lutte ; – rien, sinon cettemystérieuse menace qui change de nom toujours, et qui, d’année enannée, pend à un fil plus mince au-dessus du cœur del’Angleterre.

Molly-Maguire a éteint sa torche, mais lesFenyans chargent leurs rifles et aiguisent leurs couteaux.

O’Connell l’a dit : l’Irlande oppriméeest un cancer mortel que l’Angleterre porte au sein.

Le gai soleil de juin enfilait la voie étroitede Donnor street, à Galway ; ses rayons, frappant obliquementla ligne irrégulière des maisons, mettaient alternativement degrandes ombres et de vives lumières à leurs façades sculptées.Galway est la perle de l’Irlande ; c’est la cité romanesque,la ville épique, gardant au fronton de ses demeures les bellesfantaisies que le moyen âge taillait partout dans la pierre.

En passant par certaines rues, vous diriezquelque quartier transplanté d’une ville castillane. Les maisons,qui se touchent presque, s’élèvent sveltes et fières, ouvrant surla voie discrète leurs longues fenêtres en ogive. Le dessus dechaque porte se découpe en sculptures capricieuses. Çà et là, entreles fenêtres, des écussons symétriques étalent leurs vieux émauxque le temps a respectés.

Donnor street est une de ces voies oùl’architecture gothique et le style de la Renaissance alternentsans aucun mélange de constructions modernes. Chaque maison est unchâteau, petit ou grand, aux murailles criblées d’armoiries, queferment fièrement les battants guillochés de son portail. Mais ceschâteaux sont depuis longtemps veufs de leurs nobles hôtes ;ceux qui ne sont pas inhabités servent d’asile aux professions lesplus bourgeoises, et encore ont-ils peu de faveur auprès desindustriels, à cause de l’incommodité de leurs distributionsintérieures.

À l’angle de Donnor street et de la ruellesans nom qui mène au Claddag, cette patrie des matelots et despêcheurs de Galway, une grande maison, d’architecture éminemmentcurieuse et caractéristique, avait été transformée en auberge, sousle patronage de Saunder Flipp, Écossais et presbytérien. Il y avaitau-dessus de la porte principale, entre deux écus sculptés dans lapierre, où la harpe d’Irlande s’accompagnait de diverses pièceschevaleresques, un beau tableau composé de pâtés de couleurs bleue,jaune et rouge, qui représentaient le bon roi Malcolm.

Au-dessous on lisait : Ale d’Écosse,poteen, fort pension pour hommes et pour chevaux.

C’était un des principaux publichouses protestants de Galway. À différentes époques, lesorangistes y avaient tenu les séances de leur club. Quoiquepresbytérien, Saunder Flipp avait une tendresse de frère pour lesgens de l’Église établie, qui venaient boire à son auberge. Ilétait allé une fois, dans son zèle enthousiaste, jusqu’à proposer àses pratiques orangistes de mettre bas l’enseigne du roi Malcolm,qui avait été en son temps un partisan du pape ; mais lagrandeur d’âme des anglicans avait dédaigné cette offre soumise, etles pâtés de couleurs bleue, rouge et jaune continuaient dereprésenter sans encombre le vieux monarque écossais.

C’était alors un bon temps pour Saunie :les voyageurs abondaient en la ville de Galway. On était à laveille des élections, et les deux partis, qui se préparaient à unelutte acharnée, avaient convoqué le ban et l’arrière-ban de leursamis. L’Ulster[5] avait envoyé un nombreux contingent deprotestants, pour tenir avec avantage le marché aux votes ettravailler les consciences indécises. Des gens de Londres étaientvenus dans le même but, et du midi de l’Irlande affluaient desbandes bruyantes, qui n’étaient certes pas là pour appuyer lecandidat tory.

En outre, il y avait à Galway un autre appâtpour la foule, un grand procès de whiteboysme : c’était assezpour emplir jusqu’au comble toutes les hôtelleries ; et, defait, la vieille cité, trop petite, déversait une partie de seshôtes sur Tuam et les autres villes environnantes.

Ce procès de whiteboysme, qui était en trainde se juger, piquait la curiosité très vivement. L’accusé, que legrand jury avait renvoyé devant les assises, était, disait-on, l’undes principaux chefs de l’armée des Molly-Maguires. Cet homme, quijouissait d’une grande influence dans la partie occidentale ducomté, entre la mer et les deux lacs, avait trouvé dans lapopulation une telle sympathie, qu’aucun témoin ne s’étaitrencontré pour déposer contre lui à la dernière session.

Lors de son arrestation, il y avait eu deterribles émeutes dans le Connaught. Des bandes étaient venues, denuit, jusqu’au milieu de la ville de Galway ; et, si leprisonnier avait voulu y mettre un peu du sien, il ne fût pas restéquarante-huit heures sous les verrous de la reine. Mais leprisonnier demeurait calme au fond de sa cellule ; ildésavouait l’émeute, et prétendait faire triompher légalement soninnocence.

Au lieu de l’acquitter purement et simplement,faute de preuves, on avait renvoyé l’affaire à deux mois, commecela se fait assez généralement en Irlande. Le bruit public étaitque, pendant ces deux mois, on avait découvert enfin ce qu’ilfallait de témoins pour faire condamner le vieux MilesMac-Diarmid.

De l’autre côté de la rue étroite, etjustement vis-à-vis de l’auberge du Roi Malcolm, s’élevaitune grande maison noire, délabrée, chancelante, dont les fenêtresgothiques, veuves de leurs vitraux, laissaient passer le vent et lapluie. Dégagée des habitations qui la pressaient, cette maison eûtété une belle ruine. Ses murailles, couvertes de sculpturesféodales, brisaient leurs courbes avec grandeur, et s’ouvraient àleur milieu, ménageant un portail sarrasin digne du palais d’unprince. Elle était beaucoup plus large de façade que l’hôtel deSaunder Flipp, et avait la forme d’un château : un corps delogis et deux ailes, séparés entre eux par de profondeséchancrures. Personne ne l’habitait. On la laissait tomber eupoussière, comme tant de palais en Irlande, et nul n’allaits’inquiéter de l’imminence de sa chute.

Il était deux heures de l’après-midi : lesoleil éclairait joyeusement les cloisons rougeâtres du parloir del’auberge du Roi Malcolm. Il y avait çà et là, dans lescompartiments de cette salle, destinée aux membres importants de lasociété orangiste, quelques gentlemen attablés, buvant dutoddy.

La loge la plus voisine de la fenêtre étaitoccupée par quatre personnages, deux hommes et deux femmes, quis’entretenaient paisiblement. Mistress Fenella Daws, l’aînée desdeux femmes, pouvait bien avoir quarante ans. Elle était trèsmaigre, très blafarde, et coiffée à l’enfant. Ses cheveux, d’unblond ardent, décimés par l’âge, étageaient leurs petitesbouclettes pommadées autour d’un front étroit où il n’y avait pastrop de rides. Ses yeux blancs avaient d’étonnantes façons de semouvoir de bas en haut et de rouler avec détresse, chaque foisqu’elle ouvrait sa mince bouche contenant de grandes dents.

Manifestement, sa ferme volonté était d’avoirun charmant sourire. Quand elle souriait, son nez long et mince sebusquait doucement ; ses yeux, garnis de franges roussâtres,se fermaient à demi ; ses larges dents se montraientéblouissantes. Elle était grande, toute en jambes, et habilléesuivant la dernière mode d’Almack : une robe de mousselineclaire, dont le frêle tissu était menacé de ruine par les anglesaigus de ses épaules, rabattait ses plis sur la plus austère detoutes les poitrines ; un fichu éclatant tournaitnonchalamment autour des vertèbres puissamment accusées de soncou ; de beaux souliers vernis, emplis par des pieds plats,relevaient orgueilleusement sa jupe trop courte.

Elle avait du vague dans l’esprit et desromans dans le cœur. La poésie était sa nourriture.

À côté d’elle s’asseyait une charmante fille,de dix-huit ans, sa nièce, miss Frances Roberts. Miss Frances neressemblait point à sa tante : elle avait de beaux yeuxlimpides et sérieux ; son front pur s’encadrait de finscheveux blonds, dont les boucles abondantes tombaient avecprofusion le long de ses joues. Les filles de l’Angleterre ont leprivilège de ces admirables chevelures dont la nuance doucechatoie, et dont les ondes perlées ruissellent sur la blancheursans rivale de leur peau transparente.

Les sourires de Frances étaient aussi raresque ceux de sa tante s’épanouissaient fréquents. Mais, quand ellesouriait, c’était comme un suave rayon qui réjouissait l’œil etchauffait le cœur.

Elle avait un petit air de dignité sévère, quicontrastait singulièrement avec les airs langoureux de FenellaDaws. On eût dit vraiment que ta tante et la nièce avaient changéde rôle, ou que la jolie fille, par une muette moquerie, mettaitsur son gracieux visage le masque qui convenait à la femmemûre.

Cette austérité n’avait, au reste, nul rapportavec la timidité de nos vierges. La modestie change d’allures enpassant le détroit, et les belles filles d’Albion n’entendent pointcomme nous la pudeur. Peut-être l’entendent-elles comme il faut. Leregard de Frances, ferme et hardi, ne se baissait point à toutpropos. Le rose délicat de sa joue ne passait point au pourpre deminute en minute. Elle était calme comme un homme. Et cetteassurance donnait à sa physionomie une fierté douce. Il y avaitautour d’elle comme un reflet attrayant de digne sérénité.

Dans la manière dont la traitait sa tante, onaurait pu reconnaître un singulier mélange de déférence étudiée etde dédain très franc. Fenella ne pouvait voir en effet dans cettepetite qu’une créature évidemment inférieure ; mais Francesétait la fille de feu sir Edmund-Roberts, chevalier et membre duParlement. Cela méritait considération. Fenella se faisait honneurvolontiers de cette parenté. Elle parlait avec emphase des bellesconnaissances de sa nièce, qui avait été élevée dans une maisond’éducation fashionable, et qui était l’amie, mais vraiment l’amie,de plusieurs grandes dames, parmi lesquelles il fallait compterlady Georgiana Montrath.

De ces nobles amitiés, Fenella recevait commeun lointain reflet de distinction, qui lui était cher plus que nousne saurions le dire. Sans cela sa supériorité eût écrasé bel etbien miss Roberts.

Mistress Fenella Daws et sa nièce buvaient lethé, assises du même côté de la table et adossées à la fenêtre. Enface d’elles, les deux hommes buvaient et s’entretenaient.

Ils étaient tous les deux, à peu de choseprès, du même âge. Celui d’entre eux qui avait le plus d’apparence,était un personnage gros, court, au front chauve et plat, flanquésur les tempes de deux mèches de cheveux gris. Il avait une longuefigure emmanchée à un cou trapu, et son menton sans barbedescendait en pointe sur sa poitrine. Ses yeux à demi fermésaffectaient une dignité sévère. Ses lèvres remuaient avec lenteurpour prononcer d’emphatiques paroles. Il tenait le plus raide qu’ilpouvait son torse obèse, couvert d’un habit noir.

Ce n’était rien moins que Josuah Daws, esq.,sous-contrôleur de la police métropolitaine de Londres, époux deFenella Daws et oncle de miss Frances Roberts. Il était en Irlandeavec une mission, disait-il, et paraissait avoir au degré suprêmela conviction de son importance.

Son compagnon, qui avait nom Gib Roe, était unhomme de taille moyenne, grand et maigre, qui semblait mal à l’aisesous son habit de gentleman. Sa figure anguleuse, aux traitsprofondément fouillés, offrait en ce moment le type le plus parfaitde la servilité aux abois. On s’étonnait de ne point voir deshaillons sur ces épaules courbées ; et cette main jaunie, auxjointures calleuses, qui tressaillait et tremblait au moindrebruit, devait avoir touché bien souvent le denier de l’aumône. Gibavait mis son chapeau à côté de lui sur la table, ce qui éloignaittoute idée qu’il pût être un homme comme il faut. En Irlande, eneffet, de même qu’en Angleterre, le chapeau d’un gentleman doitêtre rivé soigneusement à son crâne ; se découvrir est le faitd’un manant.

Gib avait des cheveux crépus mais rares, quis’ébouriffaient autour de sa tête pointue. Ses yeux déteints etcaves disparaissaient presque derrière les poils inégalementhérissés de ses sourcils. Sa joue était hâve, ce qui faisaitressortir la tache rouge, signe menaçant, que la misère ou lamaladie avait imprimée sur la saillie aiguë de ses pommettes. Lereste de ses traits était aquilin un long nez mince, recourbé surune bouche pincée, autour de laquelle errait un sourire triste,matois et soumis.

Il regardait en dessous de temps à autreJosuah Daws, et, chaque fois que Josuah Daws parlait, il courbaitl’échine et renforçait son sourire d’esclave.

– Buvez un coup, Gibbie, pauvrecréature ! dit Josuah Daws avec un geste protecteur.

– Oh ! Votre Honneur, grandmerci ! répliqua Roe, qui avala une large rasade de toddy.

– Il est entendu, reprit l’homme depolice, que vous êtes à nous, mon garçon, hé ?

– C’est entendu, Votre Honneur.

– Parlez plus bas, Gibbie ! Je nevois point la nécessité de mettre ces dames dans notre secret, bienque notre secret n’ait rien que d’honorable, mon garçon, et dechrétien, et de… hum !

– Oh ! Votre Honneur, je croisbien ! murmura Roe.

– Nous disions que vous viendriez chez lejuge avec moi, demain matin, pour faire votre déposition contre cescélérat de papiste…

– Oui, Votre Honneur.

– Et que vous amèneriez vos enfants.

– Oui, Votre Honneur.

– Qui ont été les témoins del’incendie ?

– Oh ! Votre Honneur ! soupiraGib en baissant les yeux.

Puis il ajouta :

– Sans doute, sans doute… et je bois unverre, Votre Honneur. J’ai vu ; ils ont vu, les chèrescréatures. Arrah ! nous étions pourtant à Kilkennytous les trois, bien loin d’ici ; mais il n’importe, puisqueVotre Honneur nous paye.

– Et que c’est pour le bien de la vraiecroyance, Gibbie. Où sont les enfants à présent ?

– Ils coupent de la tourbe dans lesbogs, s’il plaît à Votre Honneur.

– Et quel âge ont-ils, Gibbie ?

– Ma bouchal ! lesinnocents ! Paddy a onze ans ; sa sœur Su va sur satreizième année : que Dieu les protège !

– À merveille ! grommela lesous-contrôleur.

Puis il ajouta entre ses dents, en se frottantles mains joyeusement :

– Il a fallu que je vienne de Londrespour mettre ordre à tout cela ! Ah ! ah ! cesmagistrats de la verte Érin ont le bras court et les oreilleslongues. Je demande pardon à Dieu de ce mouvement d’orgueil.

Ayant ainsi parlé, Josuah Daws se prit àréfléchir. Gib garda un respectueux silence. La tante et la niècecependant poursuivaient leur entretien : elles causaient d’unerécente excursion faite, à l’occasion de la Saint-Patrick, sur lesbords enchantés des lacs Mask et Corrib.

– Que je voudrais être à Londres,Frances ! disait la tante ; à Londres, dans le Strand,pour raconter toutes ces merveilles ! Je donnerai un thé,miss, un grand thé, ma fille… peut-être un raout, si M. Dawsle juge à propos, afin de me faire honneur de cet incroyablevoyage. Quels sites ! quelles eaux ! quels bois !quelles prairies ! quels costumes ! quels horizons !que de pittoresque ! que d’imprévu ! que depoésie !

Fenella s’arrêta essoufflée.

– C’est un beau pays, dit Frances.

– Beau n’est pas le mot, je pense, missFanny. C’est étonnant, prodigieux, diabolique : des sauvages àlongs cheveux, des filles à manteaux rouges, des enfants nus !Et quand on pense, Fanny, que toutes ces choses appartiennent àSatan !

Frances secoua sa blonde tête.

– Croyez-vous donc, madame,répliqua-t-elle, que ces beaux enfants qui nous souriaient sidoucement le long des rives du lac Mask, étaient possédés du malinesprit ? et ces jolies jeunes filles, dont nous admirions lesgrands yeux noirs ?

– Parlez pour vous, miss Fanny, je vousprie, interrompit Fenella : je n’aime pas les yeux noirs chezles femmes.

– Et ces fiers garçons, reprit Frances, àl’air si franc, si brave !

Les yeux de Fenella s’alanguirent.

– C’est vrai murmura-t-elle, et jen’aurais jamais cru trouver de si beaux hommes dans ce paysdamné ! Ils ont quelque chose de robuste, Fanny, ne lepensiez-vous pas ? et de poétique. Mais que Dieu nous protège,ma nièce ! L’Irlande est au pape, et le pape estl’Antéchrist !

Frances rêvait.

– Et que peut-être l’Antéchrist, déclamaFenella Daws, sinon Satan, le Grand Ennemi ?

– Assurément, murmura Frances avecdistraction.

Mistress Daws la regarda en dessous.

– Quel a été le sentiment de cessauvages, pensa-t-elle, en nous voyant glisser, ma nièce et moi,sur le gazon des rives du lac ? Ils ont la poésie duNord : leurs bardes nous ont sans doute chantées déjà sur laharpe héroïque, et leurs vers nous comparent, je le crois, à deuxdivinités descendues des nuages. Je voudrais bien voir leursvers.

– À quoi pensez-vous, Gibbie ?demanda en ce moment avec brusquerie M. Daws, esq.

Le pauvre Roe avait penché sa tête rêveuse surson sein. Peut-être songeait-il à ces jours de misère insoucieuseoù il allait par les grands bogs du Connaught, défiant lafaim, défiant le froid, et chantant les vieux airs des bardes del’île verte. Son regard se fixait, à travers les carreaux de lacroisée, sur la façade sombre de la maison ruinée. L’œil de Daws setourna curieusement du même côté ; mais Daws ne vit que lamuraille enfumée et les lignes confuses des vieilles sculpturesrongées par la mousse.

Au contraire, la joue pâle de Gib s’étaitcouverte de rougeur.

– Oh ! Votre Honneur !murmura-t-il en tremblant.

Puis, voyant que la grave figure de sonnouveau patron n’exprimait aucun soupçon, il ajouta :

– Je songeais que Paddy, l’innocent, n’arien pour couvrir ses pauvres épaules, et que la petite Su ne peutpas se présenter devant la justice, toute nue, comme elle est, lajolie créature !

– C’est juste ! s’empressa derépondre Daws, qui mit sa main à sa poche et en retira plusieurscouronnes.

Les yeux caves de Roe brillèrent à la vue del’argent dont le tintement affecta délicieusement ses oreilles.

– Och ! murmura-t-il enreniflant avec énergie cette exclamation irlandaise ;och ! och !

– C’est pour toi, dit Daws : tuachèteras des vêtements aux petits.

Roe s’empara de l’argent, et le fitdisparaître dans les poches de son habit de gentleman.

– À la santé de Votre Honneur !dit-il avec enthousiasme ; arrach ! à la santéde la belle dame et de la jolie demoiselle !Och ! les enfants ont vu l’incendie, les pauvreschérubins ! De Kilkenny à la Moyne il n’y a guère que centmilles, après tout !

– Chut ! mon garçon, chut ditJosuah.

Gib remit son verre et se tut avec la docilitéd’un automate.

De temps à autre cependant la porte du parloirs’ouvrait, et quelque grave personnage faisait solennellement sonentrée. La plupart des nouveaux arrivants portaient d’énormesbibles sous le bras, et saluaient l’assistance avec cette affectionde grave pruderie qui distingue le cagotisme protestant. Lesstalles du parloir s’emplissaient l’une après l’autre. Il y avaitlà déjà le procureur O’Kir, gros saint, dont la bible avait desmarges grasses, et qui écorchait impitoyablement ses clients, pourla plus grande gloire de la vraie foi ; le juge, Mac-Foote,auteur du Traité des visions dans la veille et des abstractionsde la chair ; le bailli Payne, homme édifiant, qui avaittoujours un texte saint en réserve pour donner aux pauvres qui luidemandaient l’aumône ; le sous-bailli Munro, le lieutenantPeters, l’enseigne Dickson, l’intendant Crackenwell.

La crème enfin des notables deGalway !

On buvait dru, mais le toddy n’avait pas eu letemps d’échauffer les têtes. Chacun gardait encore son masque depudibonde gravité. On parlait du procès du vieux Mac-Diarmid, lemisérable coquin ! on parlait des derniers méfaits de la tanteMolly-Maguire, des élections prochaines et de la faiblessecondamnable du ministère tory.

Les chances du scrutin étaient vraimentdouteuses.

Qui serait victorieux ? James Sullivan,un saint devant le Seigneur, le protégé du noble lordMontrath ? ou ce scélérat de Derry, créature d’O’Connell,patron de Mac-Diarmid, papiste enragé, papiste honteux, papistepapiste ?

Fenella Daws en était à sa sixième tasse dethé, dans lequel elle trempait de larges tartines beurrées. Ce quemangent ces créatures d’élite, à part la poésie, est quelque chosede prodigieux ! Tout en mangeant, elle donnait carrière à sonéloquence.

– Sans doute, miss Fanny, disait-elle entournant ses yeux blancs, vous avez vu tout cela, comme une bonnefille que vous êtes ; mais il vous manque, ma chère enfant, ceje ne sais quoi que je possède à un si haut degré, cette facultéd’extraire le vrai beau de toute chose, ce sens divin, ce feusacré… vous entendez bien ?

– Oui, madame.

– La nature est pour vous de la terre etde l’herbe. La vie passe devant vos yeux comme un drame sanspassion. Tenez ! cette scène poignante à laquelle nousassistâmes sur la montagne, le soir de la fête, vous laissa presquefroide !

Frances essaya de sourire, mais elle ne put,et une émotion profonde se peignit sur ses traits.

– Je me souviens… murmura-t-elle ;oh ! je me souviens… quel noble courage !

– Et quel magnétique regard, missFanny ! Comme il dominait la foule sauvage qui rugissaitautour de lui ! On entendait le bois des shillelahs choquer lachair, et les plaintes se mêlaient aux malédictions…

– Et il était seul contre tous ! ditFrances.

– Seul, ma fille ! seul avec soncasque d’Or, sa ceinture de soie brodée et son justaucorps depourpre !

Frances la regarda étonnée.

– Vous parlez du major PercyMortimer ? demanda-t-elle.

– Et de qui donc parlerais-je ?

– Moi, répliqua Frances sans baisser lesyeux, je parle de son sauveur, Morris Mac-Diarmid.

– Cet homme au carrick gris !s’écria Fenella en riant, ce rustre au bâton ! cepaysan !

L’œil bleu de Frances étincelad’indignation.

– Lui-même, répliqua-t-elle, cet hommequi est venu mettre sa poitrine sans défense entre la mort et PercyMortimer. Je n’ai point vu, madame, s’il avait une écharpe de soieou des haillons ; j’ai vu son œil étinceler, j’ai entendu savoix tonner parmi les hurlements de la foule.

– Et le major ! ma nièce, pas unmuscle en mouvement sur son pâle visage !

– J’ai vu son shillelah vibrer comme unebaguette magique ; et la foule a reculé, madame, la foule,irritée, furieuse ! elle a reculé devant un homme !

– Mais le major ! il se tenait droitet impassible, son œil était grand ouvert…

– Le major est un vaillant soldat,madame.

– Et il est si beau ! et sipoétique, Fanny !

– Oh ! il était beau vraiment etsublime, celui qui l’a sauvé, s’écria Frances, emportée par unirrésistible mouvement d’admiration.

Fenella Daws la regarda, étonnée à son tour.Elle vit son œil étinceler, et son front, si calme d’ordinaire, secouvrir d’une rougeur ardente. Un sourire pincé vint à la lèvre dela dame entre deux âges.

– Comme vous vous animez, ma fille !dit-elle. Ne vous ai-je pas entendue prononcer le nom de ce hérosen carrick ?

– Morris Mac-Diarmid, madame : toutle monde le répétait autour de nous.

– Et vous l’avez retenu, missFanny ?

– Et je ne l’oublierai jamais,madame !

Fenella pinça, les lèvres davantage.

– N’est-ce pas le fils de MilesMac-Diarmid l’incendiaire ? dit-elle.

Frances baissa les yeux et garda le silence.Mistress Daws se prit à considérer curieusement sa nièce. Uninstant elle fut sur le point de croire… mais n’était-il pasinvraisemblable qu’une miss comme il faut, la propre nièce deFenella Daws, pût aimer un homme en carrick ?

Un rustre ! Moins qu’un rustre, moinsqu’un mendiant ! un Irlandais !

Josuah Daws et le pauvre Gib Roe continuaientd’échanger quelques paroles à de rares intervalles. Josuah donnaità Gib des instructions que celui-ci recevait avec un respectsoumis. Mais son attention n’égalait point, à beaucoup près, sonrespect. Sa prunelle errait distraite, et jetait à chaque instantde furtifs regards vers la sombre façade de la maison abandonnée.Le grave Josuah buvait comme un Anglais, et mettait à cetteoccupation tant de conscience, qu’il ne prenait point garde à lanombreuse compagnie qui se réunissait peu à peu dans leparloir.

Sa femme et sa nièce, abritées au fond de laloge, ne voyaient rien.

Enfin le sous-contrôleur jeta les yeux autourde lui, et poussa un cri de surprise qui fit tressaillir Gibbie. Leparloir s’était en effet rempli, et de tous côtés le bruit desconversations se croisait. Il y avait là pour le moins unetrentaine de gros bonnets protestants, qui déblatéraient contreO’Connell, et affirmaient que l’Irlande ne se porterait point commeil faut tant qu’on n’aurait pas pendu le dernier papiste.

On remarquait parmi eux trois ou quatreuniformes de dragons. Les porteurs de ces uniformes étaient lecentre de plusieurs groupes, et semblaient les personnagesimportants de la réunion. On les entourait, on les choyait ;tous les toasts étaient à leur intention, toutes les politessesconvergeaient vers eux. Ils se laissaient faire et buvaient sanstrop de remords une notable quantité de punch orangiste. Ils sebornaient à porter de temps à autre la santé de sa très gracieuseMajesté la reine, comme pour sauvegarder leur caractèreofficiel.

Les bons marchands de Galway les excitaient àbien faire, et leur conseillaient de briser nombre de têtespapistes à l’occasion, afin d’être agréables au vrai Dieu et degagner sûrement le ciel. Les dragons ne disaient point non. Ilsétaient bons princes, et s’échappaient même parfois jusqu’àformuler une malédiction militaire contre la canaille catholique ducomté. Le punch coulait à flots abondants. L’éloquence orangiste netarissait guère. Le bruit montait. Les joues prenaient de gaisreflets de pourpre. Les yeux s’allumaient.

– Lord Montrath et Sullivan !criait-on.

– Hurrah pour Sullivan !

– Malédiction sur Derry, lemisérable !

– Sullivan pour toujours !

Et mille autres choses. Il régnait déjà dansle parloir une atmosphère d’orgie politique. Mistress Fenella Daws,sortant enfin de sa rêverie, daigna donner son attention aux chosesqui l’entouraient. Elle crut convenable de manifester aussitôt uneextrême frayeur.

– Monsieur ! s’écria-t-elle,retirons-nous ! Veuillez, je vous conjure, nous frayer unpassage !

Josuah Daws épiait en ce moment Gibbie, quiavait le visage tourné vers la fenêtre. Il sembla n’avoir pointentendu la demande de sa femme ; son regard était fixéavidement devant lui. Une vague inquiétude se peignit dans les yeuxde Frances, car la foule s’épaississait à chaque instant, et pourgagner la porte, il fallait traverser le parloir tout entier. Quantà Fenella Daws, elle joignait les mains avec détresse et dardait auciel ses yeux blancs, comme si c’eût été fait de sa vie.

Malgré le tumulte croissant, nous devons direcependant que rien n’annonçait parmi cette assemblée à moitié ivrele danger d’une insulte pour les deux dames : on ne lesregardait point. C’était une débauche sérieuse, où la passion secachait sous un vêtement burlesque de grave pruderie ; c’étaitune bacchanale dévote où l’on citait la Bible à tout propos, et oùchaque bourgeois parlait de sang, honnêtement, entre deux bribesd’un sermon mystico-amphigourique.

Josuah Daws cependant regardait toujoursfixement devant lui. Il se trouvait placé vis-à-vis de la fenêtre,et son œil tombait d’aplomb sur la noire façade de la maisonvoisine, que le soleil laissait dans l’ombre. Cette maison, à demiruinée, gardait son caractère de silencieux abandon. Josephs Dawsvenait de découvrir ce qui attirait si obstinément l’attention deGib Roe, de l’autre côté de la rue.

Longtemps il n’avait aperçu qu’un mur noir,percé de fenêtres dépouillées, mais enfin, en suivant patiemment ladirection du regard de Gib, il avait distingué, tout en haut de lafenêtre principale, et à la pointe de son ogive dégarnie decarreaux, une figure brune, inerte, immobile, qui semblait fairepartie des vieilles sculptures de la façade poudreuse. Cette figures’encadrait entre les nervures de pierres, destinées autrefois àsoutenir les vitraux de la fenêtre. Soit que la réalité fût ainsi,soit qu’un bizarre jeu de lumière prêtât à l’illusion, elleapparaissait plus grande que le visage d’un homme.

Son regard fixe traversait la rue, et tombaitlourd, sur la croisée de l’hôtellerie du Roi Malcolm.C’était cette grande figure immobile qui causait la distraction deJosuah Daws.

Il ne s’était point rendu compte d’abord de saprésence au haut de la fenêtre. Le soleil, qui passait entre l’unedes ailes de la maison ruinée et le corps de logis, frappaitvivement les yeux du sous-intendant de police et mettait du noirsur la muraille opposée. Mais, à force de regarder, Josuah Dawsdistingua, derrière la dentelle de pierre qui fermait encorel’ogive, des bras de proportion gigantesque, puis un torse énorme,tout un corps enfin qui dépassait de beaucoup la taille ordinairede l’homme. Josuah n’était pas un ami du merveilleux ;néanmoins cette vision avait quelque chose de si extraordinaire eten même temps de si vague, qu’il se tourna ébahi vers Gib Roe,s’attendant à recevoir l’explication de quelque étrangemystère.

– Qu’est-ce cela ? demanda-t-il.

Roe le regarda d’un air innocent.

– Quoi, Votre Honneur ?

– Cette tête ?

Gib ouvrit de grands yeux étonnés.

– Je ne vois point de tête,répondit-il.

– Monsieur, répéta en ce moment FenellaDaws avec un geste dramatique, vous répondez de ce qui peut arriverà deux faibles femmes !

– Longue vie : à JamesSullivan ! criait la foule.

– Longue vie à Sa Seigneurie lord GeorgeMontrath, son patron responsable !

– Monsieur ! oh ! monsieur,murmurait la triste Fenella.

Frances, qui s’était levée, regardaitcurieusement la cohue, agitée. Ses beaux yeux bleus ne donnaientaucun signe de frayeur. Et la foule hurlait.

– L’union pour toujours !

– L’union et la suprématieprotestante !

– À la santé du lieutenantPeters !

– Et du digne enseigne Dickson !

– Et de l’honorable cornetteBrown !

– Au diable O’Connell et sesaboyeurs ! C’était un concert assourdissant de clameurs et despeechs, allongés par l’ivresse.

Au plus fort du tumulte, la porte d’entrée duparloir s’ouvrit brusquement, et un homme vêtu, lui aussi, ducostume de dragon, parut sur le seuil. C’était un officiersupérieur en grande tenue, avec le casque et la ceinture brodéed’or, dont les glands tombaient presque jusqu’à terre. Il portaitle bras droit en écharpe. Ses épaulettes indiquaient le grade demajor.

À son aspect, les officiers inférieurs,engagés dans l’orgie, cessèrent subitement de mêler leurs voix àcelles de leurs compagnons. Comme ils étaient les personnagesprincipaux de cette débauche de famille, les autres convivesimitèrent machinalement leur exemple, et il se fit dans la salle unsilence complet.

Mistress Fenella Daws avait mis un terme à sesgémissements. Elle regardait le major avec un intérêt nonéquivoque, et sa bouche mince essayait en vain d’arriver à un jolisourire.

Il n’y avait dans les yeux de Frances que lacuriosité de son âge.

– Och ! grommela GibRoe ; voilà un beau Saxon, ma sainte foi !

Josuah Daws s’arrache à la contemplation decet être fantastique qui l’occupait depuis plusieurs minutes, setourna vers l’entrée, et adressa au major, qui ne le voyait point,un salut respectueux. Les officiers qui se trouvaient en ce momentdans la salle étaient de différents grades. Il y avait unlieutenant, un cornette et un enseigne.

– Monsieur Peters, leur dit le major d’unton de commandement froid, monsieur Brown et monsieur Dickson, jevous prie de sortir.

Les trois jeunes gens, malgré leur étatd’ivresse, firent un mouvement pour obéir. Mais les habitués del’auberge du Roi Malcolm, qui les pressaient de toutesparts, ne pouvaient avoir à un si haut degré le sentiment de ladiscipline militaire. Au lieu de livrer passage, ils serrèrentleurs rangs, et l’impression de respect qu’avait produite l’arrivéedu major alla s’affaiblissant à vue d’œil.

– Que veut cet homme ? sedemandait-on.

– Avons-nous quelque maladie contagieusequi donne peur aux soldats de la reine ?

– Ne peut-on boire avec nous un verre dupunch et causer des affaires du temps sans se déshonorer ?

– Restez, mes chéris, restez, et laissezdire votre diable de major.

Les trois officiers subalternes baissaient latête et se taisaient.

– Monsieur Dickson, répéta le major,monsieur Brown et monsieur Peters, sortez.

Un murmure confus s’éleva dans le parloir.

Tous les yeux se tournèrent irrités vers cethomme dont l’impérieuse froideur n’avait point égard auxobservations des notables bourgeois de Galway. Fenella joignit sesmains et dut se préparer dès lors à s’évanouir si l’occasion s’enprésentait.

– Oh ! lord ! murmura-t-elle,rien n’est joli comme un bras en écharpe !

Josuah Daws hochait la tête et gardait son aird’importance sévère. Gib Roe ouvrait de grands yeux, comptait lesbroderies d’or du nouvel arrivant et enfilait tout le chapelet desexclamations irlandaises. Le major cependant demeurait immobile àquelques pas du seuil.

C’était un homme de trente ans à peu près, detaille moyenne, et dont les proportions parfaites laissaientdeviner une remarquable force musculaire. Il n’avait pourtant riend’athlétique en sa personne, et ses membres, dont son uniformecollant dessinait les formes pures, gardaient en leurs contoursfins et presque délicats un caractère d’élégancearistocratique.

La jambe s’enfonçait jusqu’au genou dans lesplis vernis d’une botte molle à éperon ; le reste était serrépar une culotte collante de casimir blanc, dont le devantdisparaissait presque sous deux gerbes de broderies symétriques.Sur son frac rouge se nouait une ceinture de soie blanche à frangesd’or, entre les plis de laquelle on apercevait les crossessculptées de deux magnifiques pistolets.

Le rouge de son uniforme faisait ressortirénergiquement la pâleur mate de son visage. Il avait de beauxtraits régulièrement dessinés, un front noble et une coupe defigure hautaine.

Mais sur tout cela-il y avait comme un voilede morne froideur.

À l’ordre répété deux fois par la bouche deleur supérieur, les trois officiers subalternes, dominés par leurhabitude d’obéissance, demandèrent passage et firent de leur mieuxpour gagner la porte. Mais toutes ces têtes irlandaises, pour quil’austérité puritaine n’est jamais qu’un masque d’emprunt, étaientéchauffées par le toddy outre mesure. Les protestants ontd’ailleurs en Irlande une si haute idée de leur importance, etcroient si sincèrement que les soldats anglais sont créésuniquement pour courir sus aux papistes, que les honnêtes bourgeoisou freemen de Galway ne pouvaient supporter patiemment cetoutrage manifeste. Un homme qui était leur allié naturel témoignaitcontre eux cette défiance offensante : c’étaitintolérable.

Et ce n’était pas la première fois que lemajor Percy Mortimer ordonnait à ses officiers de se tenir endehors du club orangiste. Il y avait récidive. Évidemment le majorn’aimait pas le club ; d’où l’on pouvait conclurerigoureusement qu’il était un modéré, pour le moins ;peut-être un neutre, peut-être un nécessitaire,c’est-à-dire un de ces misérables qui ont l’infamie de se direprotestants, tout en admettant la nécessité d’une satisfaction plusou moins complète à donner aux mécréants catholiques.

Tel était, nous ne pouvons pas le cacher,l’épouvantable soupçon qui pesait sur le major Percy Mortimer.

Et il y avait bien longtemps que lesfreemen de Galway s’étaient dit pour la première fois quele gouvernement de la reine tombait en démence notoire, et qu’untel choix, obstinément soutenu, était une preuve trop manifeste del’incapacité de Robert Peel. On l’avait renvoyé à Londres ceMortimer, une fois déjà, quand le brave colonel Brazer – un fidèle,celui-là, toujours prêt à sabrer pour la bonne cause ! – avaitdemandé son changement. Mais Brazer était trop bon Anglais pourêtre bien en cour auprès de Robert Peel : on ne l’écoutaitpas.

Heureusement il était toujours le chef directdu major Percy, et il devait venir de Clare, à l’occasion desélections. Grâce à cet espoir et le punch aidant, les membres duclub orangiste trouvèrent le courage de produire hautement leuropinion. L’un d’eux prononça le mot de trahison, et tout aussitôtun chœur formidables de voix avinées répéta : Trahison !trahison !

On poussa trois hurrahs pour M. Dickson,trois hurrahs pour M. Brown, autant pour M. Peters, ledouble pour le brave colonel Braser, et l’on prodigua sans compter,les malédictions au major Percy Mortimer.

Le visage de celui-ci demeurait froid etimpassible vis-à-vis de cette bruyante tempête ; son regard,qui tombait indifférent sur la foule courroucée des bourgeois,n’exprimait ni frayeur, ni colère, ni mépris. Il semblait qu’il fûtparfaitement étranger à ce qui se passait autour de lui. Sa figureressortait pâle entre les reflets métalliques de son casque et lerouge vif de son uniforme. On eût dit que la fantaisie d’un artisteavait revêtu quelque belle statue de marbre, du brillant uniformedes dragons de la reine.

Pour la troisième fois : et sans éleverla voix davantage, il ordonna aux trois officiers de sortir.

Et comme ceux-ci ne pouvaient vaincre larésistance des bourgeois ameutés, le major Percy Mortimer tira desa ceinture brodée d’or un de ses riches pistolets, qu’il arma etdont il examina soigneusement l’amorce. Frances pâlit. Sa tante semit un flacon sous le nez et poussa deux ou trois gémissements.

– Soutenez-moi, Fanny,murmura-t-elle ; nous allons assister à un drameaffreux !

– Faites place, messieurs, prononçalentement le major en élevant le pistolet qu’il tenait de la maingauche.

Il y eut un mouvement de recul dans la foulequi frémissait de colère, comme un seul bourgeois hargneux etcouard. Cela dura quelques secondes à peine ; mais les troisofficiers, que la gravité de leur position avait remis en leurassiette, saisirent ce moment et se frayèrent de force un passagevers la porte. Ils sortirent sans prononcer une parole, domptésqu’ils étaient sous la rigueur de la discipline britannique.

Le major resta le dernier ; il avaitremis son pistolet à sa ceinture, et allait passer la porte à sontour, lorsqu’un cri furieux s’éleva derrière lui dans la salle.L’ivresse était à son comble ; il y avait réaction aveuglecontre ce sentiment de peur qui naguère comprimait l’assemblée. Endéfinitive, les bourgeois de Galway étaient là quarante contre unseul homme qui avait un bras blessé. Ils pouvaient se montrerbraves. Huit ou dix d’entre eux, vociférant et blasphémant,s’élancèrent entre le major et la porte.

L’œil de Frances jeta un éclair. Tout ce qu’ily avait en elle d’instincts jeunes et généreux se révoltaénergiquement contre cette lâche attaque. Sans réfléchir, elle fitun mouvement pour s’élancer au secours de Percy Mortimer. Mais lamalheureuse Fenella la retint et lui dit d’une voixéteinte :

– Oh ! Fanny ! oh ! monpauvre cœur se déchire… oh ! hélas ! ah !

Et ses yeux blancs tournaient lamentablement.Frances fut obligée de la soutenir entre ses bras. Le grave JosuahDaws avala d’un trait le reste du toddy, et se leva pour mieuxvoir. Gib Roe l’imita. En se levant, il jeta un furtif regard surla maison ruinée, où la grande figure brune apparaissaittoujours.

Il régnait dans la salle un tumulteextraordinaire. Quarante voix, alignant les mots avec l’incroyableprestesse de la volubilité irlandaise, criaient, se croisaient etmaudissaient. Un cercle qui allait se rétrécissant toujours seformait autour de Percy Mortimer. Et chacun excitait son voisin àcommencer l’attaque ; on se poussait. Une seconde encore, etle major allait évidemment être écrasé par cette cohue ivre etfollement exaspérée.

Il était seul au centre du cercle, debout, lesbras croisés sur sa poitrine. Il n’avait point jugé à propos dereprendre son pistolet, qui restait désarmé à sa ceinture. Pas unmuscle ne tressaillit sur cette physionomie pâle et pure, dont lesbelles lignes avaient l’immobilité de la pierre.

Sa tête était haute, son œil calme et froid sereposait avec indifférence sur les assaillants qui hurlaient devantlui.

Là colère de ceux-ci arrivait au délire. Ilsvociféraient d’absurdes injures, et, leur vocabulaire d’outragess’épuisant rapidement, ils arrivaient à traiter le major de suppôtd’O’Connell et de papiste. En même temps ils s’approchaienttoujours. Les plus furieux mettaient déjà la main sur le major, quigardait son immobilité de statue, lorsqu’un bruit aigu se fitentendre du côté de la fenêtre.

Un des carreaux de la croisée tomba brisé enmille pièces, et un objet lancé du dehors, passant par-dessus latête des assaillants, vint rebondir contre la poitrine de PercyMortimer, pour rouler ensuite sur le plancher. L’un des assaillantsse baissa pour le ramasser ; mais à peine l’eut-il touchéqu’il le laissa retomber, comme si c’eût été un charbon ardent.

Il poussa un cri de terreur.

Puis un silence profond se fit ; et,comme si une puissance magique eût étendu tout à coup sa protectionsur le major, le cercle s’élargit autour de lui.

L’objet lancé par la fenêtre demeurait àterre ; c’était un caillou de la grosseur du poing, auquel unebande de papier était attachée. Sur cette bande, on voyait empreintle terrible sceau des Molly-Maguires : un cercueil.

Les bourgeois de Galway se tenaient immobileset respirant à peine, car le nom de l’homme que la vengeance desPayeurs de minuit condamnait à mort était en dessous et nese voyait point. Ce fut le major qui se baissa pour ramasser cemenaçant message. Il retourna le papier et lut à hautevoix :

« Au major PercyMortimer ! »

C’était le moment de s’évanouir. MistressFenella Daws sut en profiter. Elle poussa un cri déchirant et selaissa tomber pâmée sur sa banquette. Gib Roe fit un effort pourgarder son air innocent, et grommeler une exclamation de surprise.Josuah Davis s’était tourné vivement vers la fenêtre et avait jetéson regard sur la noire façade de la maison voisine ; mais, àla place où apparaissait naguère cette grande figure brune dontl’œil inerte se fixait sur le parloir, l’ogive, dépourvue de sesvitraux, ne présentait plus maintenant qu’un trou sombre.

Le major jeta le caillou et froissa le papierentre les doigts de sa main qui restait libre.

Nul ne se fût douté assurément que le nomécrit sur ce papier funèbre était le sien. Son visage ne trahissaitpas la plus légère émotion. Seulement il regarda d’un œilindifférent et stoïque l’écharpe qui soutenait son bras droitblessé.

– Ce sera la septième fois, dit-il.

Les bourgeois de Galway s’écartèrent ensilence, et le major Percy Mortimer sortit sans que personnesongeât désormais à lui disputer le passage.

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