La Quittance de minuit – Tome I – L’héritière

VI – DETTE D’HONNEUR

Tout dormait dans la maison de lord GeorgeMontrath. Au bas de la colline verte, la Tamise cachait sous unvoile de brume ses flots jaunis et ses embarcations immobiles. Iln’y avait, personne sur le tertre, et personne dans la campagnevoisine.

Mickey avait un lourd marteau sous soncarrick. En trois coups, la serrure de la grille tomba brisée. LesMac-Diarmid entrèrent, guidés par Morris, qui était le fiancé deJessy.

Il y eut un peu de bruit et de mouvement dansla maison. Quelques têtes de laquais sonnèrent sous le bois dur desshillelahs. Milord entendit de vagues clameurs dans sonsommeil, et il lui sembla que des pas pesants choquaient le tapismoelleux de son escalier. Il crut rêver. Mais le somme du matin estléger. Milord s’éveilla. Sa porte s’ouvrait.

Il se frotta les yeux. Un bruit confus sefaisait tout près de lui. On eût dit que sa chambre était pleine.Milord, étonné, se leva sur son séant et fit glisser brusquementses rideaux de soie sur leurs tringles. Il y avait huit hommes degrande taille, immobiles et silencieux, rangés auprès de son lit.Le jour naissant les frappait par derrière. Milord ne voyait pointleurs visages, – mais il devina.

Morris fit un pas en avant de ses frères etprononça le nom de Diarmid ; puis ajouta quelques mots d’unton bas et impérieux. Lord George voulut répliquer, mais ses lèvrespâlies ne purent prononcer aucun son. Il avait peur. Il quitta sonlit et traversa la chambre en chancelant pour gagner sonsecrétaire, qu’il ouvrit.

Il s’assit. Il plia une feuille de papier ettrempa sa plume dans l’encre. Morris dicta ; le lordécrivit.

Les Mac-Diarmid rapportèrent à leur père unepromesse en forme par laquelle lord George Montrath reconnaissaitavoir enlevé Jessy O’Brien et s’engageait à l’épouser sous huitjours.

Le vieillard s’attendait à revoir la pauvrefille et à l’emmener avec lui en Irlande. Il fut étonné d’abord,puis il secoua sa tête blanche.

– Morris, dit-il, Jessy était à vous.Vous aviez le droit de choisir les moyens de la défendre. L’honneurcomme l’entendent les Saxons est désormais sauvé ; Dieuveuille que l’enfant soit heureuse !

Il mit son carrick de voyage sur ses épaules,robustes encore, et prit en main son bâton.

– Nous n’avons plus rien à faire ici,poursuivit-il. Je n’étais pas venu pour voir l’enfant de ma sœurprendre le nom dont les pères ont volé l’héritage de Diarmid.Venez, mes fils, venez, ma noble cousine Ellen, nous allonsregagner le comté de Galway.

La famille se remit en marche, en effet ;mais, comme il n’y avait plus assez d’argent pour passer la mer, onprit à pied la route des comtés de l’Ouest.

Morris ne partit point avec son père et sesfrères. Il demeura seul à Richmond. Il voulait attendrel’accomplissement de la promesse du lord et ne s’éloigner qu’aprèsavoir vu Jessy agenouillée à l’autel du mariage. C’était un cœur dechevalier, à la fois ardent et ferme. Il était vaillant contrelui-même, autant que contre l’ennemi.

Son âme saignait à la pensée de voir Jessy lafemme d’un autre, car il l’aimait uniquement et profondément ;mais sa pensée s’élevait au-dessus des mœurs de l’Irlandedégénérée : il était fier ; il savait d’instinctl’honneur rigide des peuples forts. Il avait jugé en lui-même ceprocès suivant les lois hautaines du point d’honneur ; ils’était dit : Jessy doit être sans tache aux yeux dumonde ; – et il avait immolé son amour.

Ce furent pour lui des jours de lutte et desouffrance, car il avait les mêmes craintes que le vieillard, etses rêves lui montraient Jessy malheureuse dans l’avenir. Il avaità combattre en même temps son amour, son désespoir et le doute.

Ses journées entières et une partie de sesnuits se passaient à errer seul dans la campagne des environs deRichmond. Et, à mesure que le moment fatal approchait, sa misèreaugmentait ; ses craintes devenaient plus poignantes.

Il allait par les grands bois qui s’étendentautour de Richmond, formant une ceinture verte à son riche bouquetde châteaux et de villas. Il songeait. Il ne s’apercevait pas que,derrière lui, dans l’ombre du couvert, des gens inconnus lesuivaient souvent et semblaient épier sa promenade solitaire.

La pensée obsédante, qui ne lui donnait pas uninstant de trêve, pesait sur lui d’un poids trop lourd. Il marchaitd’un pas pénible. Sa tête se penchait sur sa poitrine comme s’ileût été un vieillard. Un reflet maladif jaunissait son front pâle,et il regardait le vide avec des yeux agrandis.

Les habitants de Richmond le connaissaientdéjà. Les enfants riaient et se moquaient sur son passage enapercevant de loin cette grande taille, enveloppée disgracieusementdans le pauvre carrick irlandais. Les hommes le prenaient pour unfou, les jeunes ladies se mettaient en frais d’imagination, etbâtissaient quelque roman impossible sur sa morne mélancolie.Morris passait et ne savait pas.

*

**

C’était l’avant-veille du jour fixé pour lemariage. La nuit se faisait noire. Morris errait tout seul dans lapartie des bois qui avoisine la Tamise et s’avance jusque sur lechemin de Londres. Il n’avait d’autre arme que son shillelah, quisoutenait sa marche. À un détour du chemin, il se sentit frappéviolemment par derrière ; par devant, deux couteaux levésmenaçaient sa poitrine.

Morris se vit perdu, car il était serré detrop près pour faire usage de son bâton. Il recommanda son âme àDieu.

Mais à ce moment même un choc irrésistiblerepoussa les assaillants ; un bruit de fer se fit, et Morris,en rouvrant les yeux, vit une épée tournoyer entre lui et sesassassins. Il n’en fallait pas tant pour lui redonner courage. Sonlourd shillelah vibra dans sa main robuste, et l’un des assaillantstomba. Les autres prirent la fuite.

Morris se tourna, reconnaissant, vers sonlibérateur. Aux faibles rayons qui tombaient des étoiles, ildistingua l’uniforme des dragons de Sa Majesté et une figure bienconnue dans le comté de Galway, une figure blanche et pâle, quigardait son immobilité glacée jusqu’en ce moment suprême.

C’était le capitaine Percy Mortimer, qui,libre de son devoir, se souvenait d’avoir entendu les parentsd’Ellen prononcer le nom de Richmond lors de l’arrivée du paquebot.Il se hâtait, car la pensée d’Ellen était déjà bien puissante enson cœur.

Comme tout Irlandais, Morris n’avait jamais eupour le soldat protestant que des sentiments d’aversion, mais enson âme la haine ne pouvait combattre un instant la gratitude. Iltendit la main à son sauveur, qui la toucha légèrement et qui remitson épée sanglante au fourreau.

– Êtes-vous blessé ? demandaMortimer.

– Non, répondit Morris. Vous êtes venu àtemps, monsieur. Je n’ai reçu qu’un coup qui s’est perdu dans lesplis de mon carrick.

– Je vous en félicite, dit le capitaine,qui salua courtoisement et poursuivit avec rapidité sa route versla ville de Richmond.

Morris voulut le rappeler, afin de lui rendregrâce et de lui dire au moins le nom de l’homme qu’il venait desauver. Peut-être le capitaine Percy Mortimer n’entendit-il point,du moins il ne répondit pas.

Le shillelah de Morris avait jeté un hommeétourdi en travers du chemin. Morris se pencha sur lui, et reconnutun des domestiques de lord George Montrath.

– Elle sera malheureuse !murmura-t-il.

Mais le sort en était jeté. Le surlendemain ils’agenouilla pour la première fois de sa vie dans une chapelleprotestante. Jessy et lord George Montrath étaient devant l’autel.Le ministre prononça la formule du mariage. Morris avait sa têteentre ses mains, et refoulait ses sanglots qui voulaientéclater.

Jessy était lady Montrath.

Quand elle se retourna pour gagner la sortiede la chapelle, son regard rencontra celui de Morris pour lapremière fois depuis qu’elle avait quitté l’Irlande. Morris poussaun cri déchirant et tendit ses deux bras vers elle. Jessy chancela.Lord George la soutint. Il avait aux lèvres un amer sourire.

Jessy était bien changée. Ses compagnes nel’eussent point reconnue. Mais elle était bien belle sous cetteriche parure de mariage !

Morris souffrait tant qu’il espéra mourir.

Jessy passa lentement devant lui, au bras deson mari ; elle monta en voiture. Au moment où lord Georgeallait l’y suivre, il sentit un doigt toucher son épaule ; ilse retourna, et vit à deux pouces de son visage la face bouleverséede Morris.

– Qu’elle soit heureuse, milord !dit ce dernier entre ses dents convulsivement serrées, oubien !…

Lord George reprit son ironique sourire et fitun geste. Ses gens repoussèrent violemment Morris. La voiturepartit au galop.

Morris revint en Irlande.

Depuis ce jour, tous les mois, Jessy écrivaità son père d’adoption. Elle ne se plaignait point et le nom deMorris n’était jamais prononcé dans ses lettres ; mais ellesemblait bien triste.

Une fois, le mois s’écoula et la missiveaccoutumée ne vint point. Un autre mois se passa, et, sur cesentrefaites, un malheur vint frapper la maison de Diarmid. Le vieuxMiles, accusé de whiteboysme, fut mis en prison comme ayantcontribué à l’incendie de la ferme de Luke Neale.

Une fois le chef de la famille absent, sesfils se jetèrent avec une violence accrue dans la guerre de minuit.Morris avait cherché dans une autre passion un refuge contre lessouffrances de son amour. Il s’était imposé une tâche immense ets’était donné tout entier au salut de l’Irlande. Son patriotismeardent, mais aveuglé assurément, lui avait montré une voie ouverte.Cette voie, il s’y était jeté avec toute la fougue de sanature ; il en avait vu bien vite les dangers, et soupçonnaitau bout un précipice infranchissable. Mais il ne voulait pointreculer.

Après trois mois passés sans nouvelles, sesfrères lui dirent :

– Allons à Londres pour défendre ouvenger notre sœur.

Mais Morris avait si peu de bras pour sagigantesque tâche ! Il écrivit, on ne répondit point. Le tempss’écoulait ; et quand Mickey partit enfin, la pauvre Jessyétait morte…

Ellen, à son retour de Londres, avait revu sesmontagnes chéries avec trouble. Sa joie d’enfant se mêlait à unesouffrance sérieuse. Elle voulut croire d’abord que l’absence deJessy O’Brien, sa sœur aimée, mettait en elle les tristesses quil’accablaient maintenant. Mais tout à coup des espérances venaientà travers sa mélancolie. Elle souriait, et ses larmes étaient dejoie.

Certes, la pauvre Jessy était en dehors de cesbrusques changements.

À vrai dire, Ellen n’était plus seule. Unsouvenir l’accompagnait sur le sable d’or des grèves, au sommetdépouillé des monts et sur l’eau bleue des lacs paisibles.

Ellen chérissait toujours sincèrement son pèred’adoption et ses frères, mais tout se voilait devant l’image del’Anglais. Elle s’en était fait un héros sans modèle, et lesprojets de Percy Mortimer, vaguement compris, lui apparaissaientcomme un ordre de Dieu. Pauvre ignorante enfant !

Quelque voix au dedans de son cœur luidisait :

– Il reviendra.

Il revint. Robert Peel avait jugé sonintelligence et sa force. C’était, au service de sa penséepolitique, un de ces instruments d’élite, durs et droits commel’acier. Percy revint avec le grade de major et le commandementmilitaire du comté de Galway ; le lieutenant-colonel Brazer,son ennemi, fut envoyé à Clare, ce qui ne put le ramener, à l’égarddu jeune major, à des sentiments d’amitié très profonde.

Ellen fut bien heureuse, car l’amour de Percyrépondait au sien. Ils eurent quelques beaux jours : delongues causeries dans la solitude et un serment échangé à la facedu ciel. Mais le major Percy Mortimer était toujours en butte à lahaine des deux partis extrêmes, et cette haine grandissait parceque son fier courage se posait entre eux comme une digue et nesavait point fléchir.

En ce pays que soulevait une fièvre furieuse,la haine se traduisait par des coups de poignard. LesMolly-Maguires, poursuivis à outrance par l’infatigable activité dumajor, lui envoyèrent ce cartel funèbre auquel nul ne survit plusd’un jour, et le couteau des nocturnes assassins sut trouver lechemin de sa poitrine.

Mais il y avait comme une égide mystérieuseau-devant de la vie du major Mortimer. Par trois fois son sangcoula et la mort ne vint pas. Trois autres fois, MorrisMac-Diarmid, acquittant noblement la dette contractée dans les boisde Richmond, se mit entre la poitrine et le poignard.

Ellen, la pauvre fille, ne vivait plus ;la terreur, incessamment éveillée, ne lui donnait plus de merci. Eten même temps elle sentait naître en elle une angoisse pleine deremords, parce qu’elle se voyait l’esclave d’un homme qui faisaitune guerre mortelle à ses frères.

Elle avait deviné dès longtemps que lesMac-Diarmid étaient affiliés aux sociétés secrètes.

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