La Quittance de minuit – Tome I – L’héritière

XX – LE PIÈGE

Le bog de Clare-Galway s’étend à l’est de lapetite ville de ce nom, entre Corbally et Oranmore. Le cours de laMoyne, bordé de terres labourables et de petits bois de chênes, lesépare complètement des grands bogs qui tournent autour de Tuam,traversent le Mayo, et vont jusqu’aux montagnes du comté deSligo.

Le bog de Clare-Galway ne présente pas tout àfait le même aspect que les marais ses voisins, et menace levoyageur de dangers plus réels. Des petites collines qui forment lachaussée du lac Corrib, le bog apparaît comme un taillis épais etbas ; on ne voit nul intervalle entre les troncs rabougris etrampants des bogs-pines ; c’est une immense plained’un vert rougeâtre, un tapis gigantesque sans tache ni pli.

Lorsqu’on descend au-dessous du bourg deClare-Galway, la physionomie du bog se modifie sensiblement. Leprétendu taillis est une longue suite de petits mamelons surlesquels croît le pin de marais ; entre ces mamelons, qui sonttantôt des îles, tantôt des péninsules, de larges flaques,impossibles à franchir d’un saut, étendent leurs eauxcroupissantes.

Dans les autres bogs, les langues de terreserpentent assez régulièrement pour qu’on puisse suivre sa route etparcourir de longues distances sans être obligé de s’arrêter court.Ici, nul moyen de se diriger à travers le marais ; à chaqueinstant on se trouve à la pointe de quelque petit promontoire audelà duquel il n’y a rien, sinon la vase profonde.

Il faut de nécessité suivre les routesgrossièrement tracées, et les chaussées de bois que les gens dupays ont jetées aux endroits les moins praticables.

La route directe de Tuam à Galway passe aubeau milieu du Marais. La principale chaussée de planches estdestinée à faciliter ce trajet. Elle a près d’un mille de longs etseulement quelques pieds de largeur.

Il est un endroit, dans le parcours de cettevoie périlleuse, où le touriste le plus résolu sent son cœurfaiblir. La chaussée, qui dans toute sa longueur s’appuie, à decourts intervalles, sur quelques fragments de terre ferme, n’a icipour soutien que des troncs d’arbres jetés de distance en distancesur une boue plus liquide que du mortier.

Ce lac de fange est formé par le cours d’unpetit ruisseau nommé le Doon, qui prend source vers le comté deRoscommon et va se jeter dans le lac Corrib. Forcé de traverser leterrain plat des bogs, le ruisseau élargit son lit outremesure ; il n’a plus de cours : ce sont de petits filetsd’eau presque imperceptibles qui se fraient un passage lent parmila terre délayée.

Hors du marais le ruisseau se reprend à coulerentre deux rives que sépare à peine la largeur d’uneenjambée ; dans le marais il s’étale sur une étendue deplusieurs centaines de pieds.

À cet endroit, la chaussée de planches tremblesous le moindre poids ; les bonnes gens du pays prétendent queles troncs d’arbres la font plus solide sur ce point que partoutailleurs ; mais c’est chose effrayante que de voir ce sentiermobile, qui gémit et ondoie au-dessus du fangeux précipice.

Quelques heures après le tumultueux conseiltenu dans la galerie du Géant, à la pointe de Ranach, on aurait puvoir un nombre considérable de paysans armés de scies et de piochesqui se dirigeaient vers le cours du Doon. Ils venaient dedifférents côtés, mais la plupart tournaient le dos au lacCorrib.

Ils se réunirent sur un tertre couvert de pinset y tinrent une sorte de conseil. Le soleil commençait à percer lebrouillard ; c’était à peu près l’instant où la petite Su etson frère Paddy arrivaient à la ville de Tuam.

Les paysans irlandais rassemblés sur le tertreavaient l’air fort peu rassurés. Ils jetaient leurs regards àdroite et à gauche, comme s’ils eussent craint d’être surpris.Leurs outils les embarrassaient ; ils eussent voulu le soleilmoins clair et le brouillard plus épais. Néanmoins, après unecourte délibération, dans laquelle dix ou douze garçons armés demousquets jouèrent le rôle d’orateurs, l’indécision eut un terme.Quelques paysans qui portaient sur le dos, en bandoulière, descornets à bouquins, se détachèrent du groupe principal ets’éloignèrent dans diverses directions.

On les vit s’avancer avec précaution, sauterça et là les flaques de boue les moins larges, puis se cacher enfindans quelques bouquets de bogs-pines.

Les uns se tenaient en deçà, les autres audelà du cours du Doon. C’étaient comme des sentinelles chargées desurveiller le passage dangereux.

Le gros du groupe se mit en marche à son tour,après qu’une demi-douzaine de larges bouteilles eurent circulé derang en rang et reçu l’accolade de chacun. Ils descendirent dutertre où ils s’étaient tenus jusqu’alors, et poussèrent vers lepassage du Doon, aussi directement que le leur permettaient lesdifficultés du terrain.

Ils atteignirent la chaussée de planches etmirent leurs jambes nues dans la vase, le long de ses bordsvermoulus. Le plus grand nombre était à cheval sur les troncsd’arbres, afin de ne se point noyer dans l’océan de boue quis’étendait autour d’eux.

Les hommes armés de mousquets restaient sur lachaussée et faisaient office du corps de réserve qui, dans touteexpédition bien menée, protège les travailleurs.

Le Rubicon était franchi ; le premiermouvement de frayeur avait cédé au désir de la vengeance. Onentendit bientôt de toutes parts le bruit des scies et le son pluséclatant des haches, attaquant les madriers de la chaussée.

C’était un rude travail. Les pièces de boisépaisses reposaient la plupart du temps à plat sur la terredélayée, et la scie ne pouvait point jouer. D’un autre côté, lecornet à bouquin des sentinelles retentissait à chaque instant,annonçant l’approche d’un témoin suspect. Il fallait s’arrêter etattendre.

Mais le témoin était toujours un homme du paysqui, obéissant aux ordres des sentinelles, consentait à passer aularge, et qui parfois même poussait la bonne volonté jusqu’à sejoindre aux travailleurs.

Ceux-ci étaient, pour le plus grand nombre,nos nocturnes connaissances de la galerie du Géant. Il y avait làle grand Mahony, armé d’une hache énorme, et qui achevaitordinairement d’un seul coup ce que la scie n’avait pu faire. Il yavait Mac-Duff, qui portait son shillelah attaché derrière le doset, sciait de son mieux, en chantant un lilliburo pour se donnercourage, et le pauvre Pat, qui ne faisait pas grande besogne, maisqui en revanche tremblait de tous ses membres.

Ce bon garçon avait tout à craindre ; savie se passait en de légitimes angoisses : d’un côté, lesMolly-Maguires qui le surveillaient, et pour qui toute faute étaitsans pardon ; de l’autre, les gens de lord Montrath dont ilmangeait le pain, et quel bon pain ! Au moindre soupçon, sacharge lui eût été à coup sûr enlevée, sa chère charge qui luidonnait bien quelquefois à trembler à cause du monstre enfermé dansles ruines de Diarmid, mais qui, en définitive, était bien douce etpermettait au pauvre Pat de manger, de dormir et de boire mieux etplus longtemps que pas un Irlandais.

Chaque fois que le cornet à bouquin dessentinelles retentissait, Pat se sentait perdre le cœur. Il sevoyait battu, assommé, pendu, et quand ses idées prenaient unetournure moins sombre, il se voyait chassé de ce bon nid qu’ils’était fait dans les ruines de Diarmid, et réduit au lamentableétat de travailler beaucoup pour manger peu. Lui qui aimait tant àmanger beaucoup et à ne travailler guère !

Gib Roe était aussi parmi les ouvriers dedestruction ; sa bêche tranchante attaquait avec une sorte defureur le bois vermoulu. Au fond de l’âme, Gib Roe pensait biencontribuer à une œuvre pie, et il se disait, le malheureux, que lemeurtre des dragons protestants compenserait ou à peu près dans ladivine balance le meurtre de Miles Mac-Diarmid catholique.

Les hommes armés de mousquets s’échelonnaientle long de la chaussée et veillaient. Un seul parmi eux portait levoile noir sur son visage. C’était un grand jeune homme aux formesélégantes et souples. Sa tête se penchait sur sa poitrine dans uneattitude d’hésitation et de tristesse.

Il était appuyé sur son mousquet, et demeuraitimmobile depuis que le premier coup avait attaqué la chaussée.

– Hardi ! mes garçons ! disaitMahony le Brûleur, dont la hache tranchait le bois comme dufromage. Ce sont ici les apprêts du bal… à bientôt ladanse !

– Och ! criait Mac-Duff,qui poussait et retirait sa scie avec effort ; nous méritonsbien de voir quelque chose de joli, car la besogne estrude !

– Mon pauvre corps est tout en sueur,murmurait Pat.

– N’aie pas peur, reprenait Mac-Duff,quelque jour, mon vieux coquin de Pat, nous te sécherons avec unfagot de bog-pine !

La sueur de Pat devenait froide, et ses mainsne pouvaient plus tenir la scie.

Le travail avançait ; mais le soleilmontait à l’horizon et dissipait peu à peu le brouillard. Le tempspressait ; car l’occasion était unique, et il ne fallait paslaisser la besogne inachevée.

Le géant redoublait d’efforts. Sa grandefigure, rougie par la chaleur, s’élevait au-dessus de toutes lesautres têtes ; il frappait sans relâche ; sa hacheémoussée ne coupait plus le bois elle le broyait.

– Halte ! dit Mac-Duff ;causons un peu avec le poteen, ou nous mourrons comme des chienssur la place !

Le géant, malgré son ardeur, n’avait pointd’argument sérieux à opposer à cette proposition. Le silencesuccéda pour un instant au grincement des scies et au fracas de lahache ; des cruches de poteen, mises en réserve, circulèrentdans les rangs des travailleurs. Durant ce court moment de silence,on entendit comme un bruit vague aux alentours.

– Qui diable avons-nous là demanda leBrûleur en interrogeantla brume d’un regard inquiet.

Pat, qui devançait tout le monde lorsqu’ils’agissait d’avoir peur, laissa tomber la cruche qu’il tenait à lamain. Le vase lourd s’enfonça lentement dans la fange délayée etdisparut peu à peu.

C’était comme un avant-goût du sort quiattendait les dragons de la Reine.

Mais personne n’y fit attention en cemoment ; la panique était tôt venue dans le cœur des paysansirlandais.

Ils s’arrêtèrent tous et prêtèrent l’oreilleen tremblant ; la plupart avaient bonne envie dedéguerpir.

Le bruit continuait cependant ; on eûtdit des chuchotements et des éclats de rire étouffés.

– Oh ! oh ! s’écria Mac-Duff ense touchant le front, j’avais trop bu cette nuit dans la galerie,et je crois que j’ai dit quelques mots à Madge, ma femme, enpassant…

Un éclat de rire qui partait de la touffe debog-pine, la plus voisine répondit à cet aveu.

En même temps tous les petits bouquets depins, aussi loin que la brume laissait pénétrer le regard,semblèrent s’animer ; partout apparurent des têtes rouges oublanches. La femme de Patrick Mac-Duff n’avait point été plusdiscrète que son mari ; tout ce qui portait un jupon dansKnockderry et dans le bourg de Corrib s’était donné rendez-vousautour de la chaussée de planches. Le spectacle promettait d’êtrecurieux : les bonnes femmes avaient à choisir entre la noyadedes dragons et les élections de Galway ; elles avaient optépour les dragons, quitte à regagner après la ville au pas decourse.

Si bien que chaque buisson cachait une manterouge, et comme il n’y avait point de sentinelle entre le lac et lachaussée, les bonnes femmes avaient pu s’approcher jusqu’à unecentaine de pas des travailleurs, dont elles n’étaient séparées quepar le lit fangeux du Doon.

Le géant regarda Mac-Duff d’un air menaçant,et peu s’en fallut que ce dernier ne payât son indiscrétion de savie : c’était le droit. Mais Mac-Duff, fanfaron et bavard,avait beaucoup d’amis dans cette foule bavarde et fanfaronne ;chacun était d’ailleurs si content de n’avoir plus peur que le venttournait à la clémence.

Un cri de pardon s’éleva, la hache du Brûleur,qui tournait autour de sa tête, au lieu d’aller vers Mac-Duff,retomba sur le bois et broya du coup un énorme madrier.

– Si ç’avait été moi, murmura le pauvrePat, Dieu sait où je serais maintenant !

– À tous les diables, mon fils, répliquaMac-Duff, qui, déconcerté un instant, reprenait son audace après lepéril. À l’ouvrage ; vous autres ! il faut que lesdragons nous paient cela.

– La première femme qui parlera, dit lagrosse voix du Brûleur, fera, un plongeon dans le bog.

Le silence répondit à cette menace ; maisil est à croire que les bonnes femmes prirent leur revanche dès quele bruit du travail eut recommencé.

La scie mordit de nouveau le bois, la hachefit rage.

Durant une demi-heure encore, ce fut unassourdissant fracas, interrompu seulement de temps à autre,lorsque le cri d’un cornet à bouquin sonnait l’alarme.

Le brouillard achevait de se lever ; lesoleil resplendissait au ciel ; on voyait encore la brumecomme une barrière circulaireet lointaine, qui laissait à découvert un large rond deverdure à reflets fauves.

– C’est fini, dit le Brûleur en essuyantdu revers de sa main son front tout ruisselant de sueur, je vaisessayer ça.

Les madriers étaient coupés de distance endistance, de manière à pouvoir basculer sur les troncs d’arbres quileur servaient d’appui. Mahony monta sur un de ces troncs d’arbresdont l’extrémité dépassait le rebord de la chaussée ; il mitson pied sur la planche que le poids de son corps fit tournerlentement. Une acclamation générale accueillit cette épreuve.

– Le Brûleur est bien lourd, ditMac-Duff, mais les chevaux des Saxons sont aussi lourds quelui.

– C’est pourtant moi qui ai scié laplanche à cette place, murmura le pauvre Pat ; et dire quepersonne ne m’en sait gré !

Le jeune homme au masque noir était toujoursappuyé d’une main sur son mousquet ; son autre main soulevaitun coin de son voile. Sous la toile était la figure pâlie etfatiguée de Jermyn Mac-Diarmid.

Il regardait l’œuvre de destruction d’un œilmorne. Son âme, que Dieu avait faite généreuse, se révoltaitd’instinct énergiquement contre ce meurtre lâche.

Une voix s’élevait au dedans de lui et luicriait : Arrête ! Il hésitait. Il avait comme un désir des’élancer sur la route de Tuam et de crier à son rival :

– La mort est là, n’avancezpas !

Mais cet homme lui enlevait le cœurd’Ellen ! il le haïssait d’une haine profonde autant que sonamour. Il était emporté par une puissance mystérieuse ; savolonté ne lui parlait plus ; il y avait un bandeau sur saraison, il n’était plus lui-même : c’était comme unefolie.

Ellen ! Ellen ! ce nom emplissaitson cœur ; cette pensée était toute sa pensée.

Jermyn restait cloué à la même place,regardant toujours l’endroit où la planche avait basculé, –l’endroit où peut-être le sabot du cheval de Mortimer toucherait lafange mortelle pour la première fois. Ce vide qui restait entre lesdeux fragments du madrier fascinait son œil ; son regard nes’en pouvait point détacher.

La nuit était bien près encore, cette nuitd’angoisse où Jermyn avait si cruellement souffert ! Toutrevenait à son souvenir, et les images évoquées vivaient devant savue.

Oh ! cette nuit avait mis une cuirasseautour du cœur de l’enfant ! lui aussi était maintenantimpitoyable !

C’était un cœur doux et timide que la jalousiejetait violemment hors de sa voie ; et ceux-là sont les plusterribles.

Il avait aimé dans le silence, avec respect.Depuis cette heure où finit l’enfance, et où l’âme, s’essayant àsentir, balbutie ses premières impressions, Jermyn aimait Ellen.C’était sa vie dans le passé, son espoir dans l’avenir.

Bien des fois, Jermyn avait remercié Dieu dene lui avoir point donné pour rival un de ses frères.

Son rival était un Anglais, un Saxon détestéd’avance, un protestant, un ennemi.

Jermyn était brave, s’il attaquait ainsi sonennemi, ce n’était point par lâcheté ; bien souvent il avaittressailli d’aise en songeant la possibilité de se trouver face àface avec le major, l’épée à la main.

Depuis le premier coup de hache, il avaitassisté, immobile et muet, à l’œuvre de destruction. Maintenanttout était dit, et, pour la première fois, sa conscience se faisaitentendre.

Mais à cette voix étouffée répondait la grandevoix de la haine. Jermyn parvint à regarder sans frémir l’endroitoù la première planche basculait sur le tronc d’arbre, – l’endroitoù le major Percy Mortimer allait disparaître bientôt dans sa tombede fange.

Il laissa retomber son masque de toile, mitson fusil sur son épaule, et dit d’un ton froid :

– C’est bien ; éloignons-nous.

L’instant d’après, un silence profond régnaitau lieu d’où s’élevait naguère l’assourdissant fracas des haches etdes scies. De loin, la chaussée de planches présentait son aspectordinaire et rien n’annonçait un piège.

Le bog avait repris sa physionomiesolitaire ; aussi loin que pouvait s’étendre la vue, onn’apercevait rien. Seulement, de temps à autre, les branchesrabougries de quelques buissons de bog-pine s’agitaienttout à coup, bien que nul vent ne soufflât sur le marais.

Un murmure indistinct se faisait. Çà et là,derrière les rameaux d’un vert roussâtre, s’étouffait un éclat derire.

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