La Quittance de minuit – Tome I – L’héritière

XIX – UN NID DANS LES BOGS.

– Du diable ! Gilbert Flibbert,s’écria Mac-Foote après le premier trouble, n’allez-vous pasinscrire sur votre minute toutes les sottises de ce vieuxcoquin ! Effacez, effacez, mon garçon. Un procès-verbal doitêtre fait avec prudence ; ce ne sont pas les accusés qui vouspaient votre traitement, je crois !

Mac-Foote se pencha par-dessus l’épaule dupetit greffier.

– Le malheureux avait tout écrit !murmura-t-il. Si l’on n’était pas constamment sur le dos de cesgens-là. Dieu sait comment irait la justice ! Laissez cela,Gilbert, ajouta-t-il tout haut, je m’en charge. Allez dire augeôlier Allan qu’il retienne prisonnier ce jeune drôle jusqu’ànouvel ordre… Morris Mac-Diarmid, je crois. Allez, mongarçon !

Frances était à genoux auprès de sa tanteévanouie. Elle se redressa au nom de Morris, et prêta l’oreilleelle venait de voir Morris traverser le préau ; il devait êtrebien près de la porte extérieure. Un ébranlement suivi d’un bruitsourd annonça que les lourds battants venaient de tomber. Morrisétait libre.

Frances se redonna tout entière aux soinsqu’exigeait la position de Fenella Daws. Celle-ci était renverséesur son fauteuil, et jetait en arrière les quelques cheveux pâlesqui faisaient à son visage blafard une couronne assortie. Elleavait fermé ses yeux blancs, et composait les muscles de sa maigrefigure, selon l’art de la pâmoison.

Mistress Daws avait étudié cet art à fond,depuis longues années.

Tous les goûts sont dans la nature.

Aussitôt qu’elle eut repris ses sens, elle sehâta d’ouvrir son portefeuille afin d’y ajouter ceslignes :

« Long évanouissement causé par laconduite imprudente et romanesque de ma nièce, miss FrancesRoberts. »

Cette phrase devait clore la séried’observations faisant trait aux prisons de Galway.

Fenella eut la force de se lever et le couragede s’acheminer vers le nouvel appartement offert par Mac-Foote ausous-intendant de police.

Faible encore et le visage couvert de cettepâleur qui suit les grandes émotions, elle prit sur elle de dévorerun beefsteak énorme et de boire un flacon de sherry.

Après quoi elle demanda son stilton au madère,qu’elle POUSSA AU FOND comme disent les Anglais (to pulldown), avec un carafon d’eau-de-vie de France.

Une toute petite maison s’élevait au milieudes bogs solitaires entre Carndulla et Ballinderry à une bonnelieue de la ville de Tuam. On l’avait bâtie sur un tertre, fondé demain d’homme, qui dominait de quelques pieds la fange voisine.

Tout alentour il y avait un fossé profondrempli de boue liquide, au-dessus de laquelle la végétation desmarais commençait à jeter son perfide voile de verdure.

La maison était construite de façon àprésenter extérieurement l’aspect d’une guérite écrasée. Son toit,formé de mottes de gazon disposées en écailles, était taillé àquatre pans et gardait à son centre un trou carré sans tuyau, paroù s’échappait la fumée du feu de tourbe, dans les mauvais jours del’hiver.

Les murailles étaient en terre battue. Nullepoutre, nul pieu n’en protégeait la chancelante décrépitude.

L’atmosphère humide et dissolvante des bogsavait miné les angles de la cabane, où manquaient çà et là degrosses mottes de terre. On voyait partout des crevasses le longdes murailles, qui restaient néanmoins molles au toucher etsuintaient continuellement des gouttelettes d’eau à travers lamousse verdâtre qui les tapissait en quelques endroits.

À part la porte étroite et basse, fermée àl’aide d’une claie, la maison ne présentait qu’une seule ouverturequi regardait le midi.

L’intérieur était une chambre unique qui eûttenu quatre fois, pour le moins… dans la salle commune de la maisonde Mac-Diarmid.

Au milieu de la chambre se trouvait uneexcavation correspondant avec le toit : c’était la cheminée.L’hiver, la vapeur épaisse de la tourbe s’élançait de ce foyer etremplissait la hutte avant de s’échapper par l’ouverturesupérieure.

Un peu à gauche de cette cheminée, une cordede paille, tendue d’une muraille à l’autre, comme chez le vieuxMiles, séparait la pièce en deux compartiments inégaux : l’unétait l’asile des bestiaux, l’autre celui des créatureshumaines.

Mais l’asile des bestiaux était vide. Il n’yavait rien au delà de la corde tendue ; sinon la couchesouillée, émiettée, réduite en poussière immonde d’une truieétique, qui était morte de faim, un an auparavant.

Impossible de se figurer une nudité plusfroide, une misère plus absolue. Point de table auprès du foyer,point d’escabelles à l’entour ; pas même, aux muraillescrevassées, ce pauvre luxe si cher à l’Irlandais catholique :l’image vénérée de son patron, le bon saint qui prie pour lui dansle ciel.

Rien : un air épais, mouillé, fétide.

De l’eau sur le sol, de l’eau dégouttant lelong des parois raboteuses. Dans un coin, une haute pyramide detourbes taillées, auprès de laquelle brillaient deux de ces largesbêches tranchantes et droites qui servent à couper le gazon destourbières.

Dans un autre coin, quelques brins de paillesur lesquels étaient couchés deux enfants à demi nus…

C’était à peu près l’heure où lesMolly-Maguires sortaient de la galerie du Géant. Le jour, quicommençait à poindre, éclairait faiblement les objets dans lamisérable demeure. On voyait la brume des bogs blanchir ets’illuminer à travers les nombreuses crevasses des murailles. Lalumière qui tombait de biais sur les deux enfants endormis,éclairait leurs membres grêles à travers les grands trous de leurshaillons, et faisait ressortir les tons hâves de leurs petitesfigures ravagées par la misère.

C’était une fille de onze ans à peu près et ungarçon qui pouvait avoir une année de moins. Ils étaient de la mêmetaille et se ressemblaient presque trait pour trait. Leurs pauvrespetits visages souffrants étaient enfouis dans les masses mêlées deleurs énormes chevelures. Leurs traits avaient de la douceur, etpeut-être n’eût-il fallu qu’un peu de bonheur pour y mettre lasouriante beauté de l’enfance.

Mais ils étaient si pâles, si maigres, sichétifs ! L’air mortel des bogs pesait si lourdement sur leurspauvres poitrines.

Ils avaient eu faim souvent et longtemps. Legarçon était couché en travers, aux pieds de sa sœur, qui sefaisait un oreiller de son bras arrondi.

Leur sommeil était pesant et inquiet tout à lafois. Par instants ils restaient comme accablés sous l’oppressionqui serrait leurs poitrines ; puis ils s’agitaient sur leurcouche humide ; la sueur perlait sous leurs longs cheveux, etleurs bouches qui brûlaient murmuraient une plainte.

La petite fille se dressa, tout à coup. Ellejeta autour de la chambre le regard égaré de ses grands yeux. Sesdeux mains pressèrentsa poitrine haletante.

Jésus ! Lord ! dit-elle que j’aifaim !

Elle se prit à marcher à quatre pattes, latête presque sur le sol, flairant les débris de toutes sortes commeun animal sauvage et cherchant dans la poussière. Mais elle avaitcherché tant de fois déjà ! Il n’y avait rien. La dernièrepelure de pomme de terre avait été dévorée dès longtemps.

Un cri sourd râla dans la gorge de la jeunefille, qui regagna sa couche de paille en rampant. Elle s’y assitet appuya son dos contre la muraille mouillée.

– Paddy, murmura-t-elle, mon petit frèrePaddy, je crois que je vais mourir.

L’enfant ne s’éveilla pas tout de suite. Ils’agita dans son sommeil ; puis il se dressa tout à coup commeavait fait sa sœur, et saisit à deux mains sa maigre poitrine.

– Oh ! oh ! dit-il, j’aigrand’faim, seigneur Jésus !

La petite fille gémissait et pleurait.

– Qu’avez-vous ; ma sœur Su ?demanda Paddy en se glissant sur la paille ; il ne faut paspleurer ; voyez, je ne pleure pas, moi !

La voix du pauvre enfant tremblait et sespaupières creusées rendaient de grosses larmes.

– Paddy, mon petit frère, murmura Su,dont la voix semblait défaillir, on dit que cela fait mal demourir… et je souffre bien ! Je crois que tu vas rester seuldans les bog.

Paddy jeta ses bras autour du coude sa sœur.

– Je t’en prie ! je t’en prie !s’écria-t-il, ne m’abandonne pas ! Je suis un homme, moi, etje serais bien longtemps peut-être avant de souffrir assez pourmourir.

Les deux enfants se tinrent embrassés pendantquelques secondes. Su regarda son frère en essayant de sourire.

– Me voilà mieux, dit-elle ; nouspasserons cette nuit comme les autres, et peut-être notre père Gibapportera de quoi manger demain matin.

Paddy secoua sa tête chevelue.

– Il y a trois jours que notre père Gibn’est venu, répliqua-t-il. C’est bien long d’avoir faim pendanttrois jours !

Sa voix s’éveilla subitement, et prit àl’improviste un accent de gaieté.

– Vous ne savez pas, petite sœur ?s’écria-t-il, oh ! le beau rêve que j’ai fait ! le beaurêve ! Il était venu des grands seigneurs voir notre cabane,et l’un d’eux m’avait emmené avec lui loin, bien loin, au delà deslacs, je ne sais où… J’avais de beaux habits de toile où il n’yavait pas de trous. On m’avait donné des souliers à semelles debois, et mes pieds ne saignaient plus en heurtant contre lesbranches mortes des bog-pines cachés dans l’herbe desmarais, et tant que durait le jour, Su, oh ! ma sœur, écoutezcela ! je mangeais ! je mangeais de grosses pommes deterre, des pains d’avoine et de la viande comme si c’eût ététoujours le matin de la Noël !

Le jour grandissant montrait la lueur avidequi brûlait dans les yeux des pauvres enfants. Su passait sa languesur sa lèvre pâlie.

– Des pommes de terre !murmura-t-elle. Du pain d’avoine ! Ah Jésus !Jésus ! que j’ai faim !

– Moi aussi, répliqua Paddy, qui perditson sourire, j’ai grand’faim ! Il y a comme une main de ferqui se remue au dedans de ma poitrine vide… Mais, ma pauvre sœur,comme je mangeais ! Qui vit jamais des pommes de terre sigrosses ! Les pains d’avoine étaient grands commemoi !

Le dos de Su glissa le long de la muraille ettête retomba sur son bras.

– Du pain ! oh du pain !dit-elle d’une voix qu’on entendait à peine.

Paddy, chancelant à son tour, se renversa surla paille en balbutiant le récit de son rêve.

Les deux enfants dormaient. Tous deuxsouriaient dans leur sommeil. L’image évoquée leur apparaissait denouveau sans doute, et ils songeaient qu’il y avait du pain dans lacabane.

Le jour était levé tout à fait. À sa clartébrillante la triste demeure paraissait plus nue encore, s’il estpossible, et plus misérable qu’aux lueurs douteuses du crépuscule.Au dehors, la brume matinière s’étendait sur la vaste solitude desbogs, et rien ne troublait, à plusieurs milles à la ronde,l’uniforme et lourd silence.

Un bruit lointain et vague se fit pourtant.C’était comme le son léger du pas d’un poney, frappant le gazonsourd des tourbières. Ce bruit approchait rapidement. Une formevague apparut dans la brume, pour se cacher un instant etreparaître bientôt plus proche.

C’était un cavalier qui courait au galop enzigzag, suivant les capricieux sentiers qui tournent autour desflaques d’eau croupie. Au bout de quelques secondes, on aurait pureconnaître la taille courbée et les haillons de Gib Roe.

Gib semblait fatigué. Ses cheveux, quid’ordinaire, se hérissaient autour de son crâne montueux,retombaient, amollis par le brouillard du matin et par la sueur quibaignait leur racine. Il mit pied à terre au bas du petit tertrequi servait d’assise à la cabane. Il le monta en quelques enjambéesrapides, et fit sauter la claie en dedans d’un coup deshillelah.

Paddy et Su s’agitèrent sur la paille enmurmurant faiblement des plaintes, mais ils ne s’éveillèrent point.Gib avait autour de sa ceinture, sous son carrick en lambeaux, unbissac de toile, qu’il mit à cheval sur la corde de paille.

– Allons, mes chérubins, allons !dit-il, debout un peu, et en besogne !

La petite Su se roula en poussant undouloureux murmure, et Paddy mit ses deux petites mains sur sesyeux qui ne voulaient point s’ouvrir.

– Allons, créatures ! s’écria Gib enfrappant, du pied, debout, ou mon shillelah va causer !

Les deux enfants sautèrent machinalement surleurs pieds nus, et demeurèrent durant une seconde dans cetabêtissement qui suit un trop brusque réveil. Gib les regardaitavec un sourire autour de sa lèvre et des larmes dans les yeux.

– Sont-ils maigres ! sedisait-il.

Puis il ajoutait avec un mystérieux mouvementde joie :

– Ça va finir. Su aura ses petites jouesrondes et roses ; l’enfant Paddy prendra de la graisse commeun gentleman. Ce sera grand, beau, fort !… Ah ! reprit-ilen baissant les yeux d’un air d’embarras, on ne peut pas laissermourir comme ça des pauvres chers innocents que le bon Dieu vous adonnés !

Pendant cela, les deux enfants avaient secouéleurs grandes chevelures et ouvraient les yeux tant qu’ilspouvaient, fouillant du regard les poches de leur père. Uneexpression de consternation profonde se répandait sur leurs pauvrespetites figures hâves et décharnées.

Ils ne dirent rien pourtant, et chacun d’euxalla prendre une main de Gib pour y mettre une caresse.

– Oui ! oui ! mes anges chéris,murmura Roe. J’aurais donné mon âme à Satan pour vousdeux !

– Bonjour, père, dit bien doucement lapetite Su.

Paddy répéta :

– Bonjour, père.

Roe les prit tour à tour dans ses bras et lesbaisa passionnément.

Puis il mit à les repousser une sorte debrusquerie, et ses gros sourcils se froncèrent.

– Arrah !grommela-t-il ; sans ces petite gens-là j’aurais bonneconscience et les rêves de la nuit ne me feraient paspeur !

– Mon père Gib, dit Su, dont la faimtorturait l’estomac frêle, apportez-vous quelque chosemanger ?

Paddy regarda son père d’un air craintif ets’approcha plus près. Il se sentait trembler et défaillir.

Gib montra du doigt le bissac à cheval sur lacorde de paille. Les enfants ne firent qu’un bond. Leurs mains seplongèrent à la fois sous la toile, et leurs bouches s’emplirentavidement, tandis qu’ils poussaient des cris étouffés de sauvageplaisir. Le bissac contenait deux pains d’avoine et quelques pommesde terre.

– C’est mon rêve, ma sœur Su !disait Paddy la bouche pleine, c’est mon beau rêve ! Voiscomme le pain est tendre et blanc !

Su ne pouvait répondre. Elle mangeait ;elle mangeait avec une incroyable avidité. Les larmes étaientrevenues aux yeux de Gib Roe.

– Ils n’auront plus faim, pensait-il, lespauvres chéris ! je les aurais trouvés morts quelque jour dansles bogs. Ah ! le bon Dieu me punira peut-être ; mais queça fait de bien de les voir manger et être heureux !

Su et Paddy s’étaient jets par terre pour êtreplus à l’aise. Gib vint se coucher sur le sol entre eux deux. Ilembrassait la petite Su, qui s’échappait de ses mains pour ne pasperdre une bouchée. Il se tournait vers Paddy, qui n’avait pas letemps de lui rendre une caresse, – et qui mangeait, quimangeait.

Gib souriait. Il attirait à lui les deuxenfants et les serrait contre son cœur. Ils se roulaient tous lestrois sur le sol mouillé. Leurs grands cheveux incultes semêlaient. Tout dans cette scène avait un caractère d’allégressesauvage et de lamentable joie.

La misère était là tout autour, la misèrehorrible ; mais, parmi cette misère, il y avait de fougueusesdélices et une jouissance désordonnée qui n’est point autour de latable des lords.

Les dents blanches des enfants mordaient lepain sans relâche. De fugitives couleurs remontaient lentement àleurs joues, et leur rendaient cette beauté gaie qui sourit sur lesjeunes fronts.

Comme le pauvre Gib les trouvait jolis, etcomme il les aimait.

– C’est bon cela, petite Su, mon gentilcœur ? murmurait-il sans savoir ce qu’il disait. Le vieux Giba donné du pain à son garçon Paddy. Oh ! mabouchal ! que le pain est bon quand on agrand’faim ! Pour ce pain-là, Gib a vendu son âme. Mais nousirons loin, bien loin dans le pays des traîtres Saxons, où lesenfants de Gib ne manqueront jamais de pommes de terre.

Su et Paddy dévoraient ; ils n’avaient,garde de comprendre. Gib tira de sa poche une petite gourde où il yavait du poteen. Il l’approcha lui-même tour à tour de la bouchedes deux enfants, qui burent avidement.

Et Gib riait lui-même d’un rire d’enfant.

– C’est bon ! c’est bien bon !répétait-il ; mais le pauvre Roe n’est plus un Irlandais… çalui coûte cher ! Il faudra qu’il passe le canal comme unméchant, comme un traître middleman, engraissé avec du sang et quifuit le couteau des vengeances. Oh ! mais ce n’est pas pourlui que Gib a fait cela ! Les enfants avaient faim et soif.Dieu aura pitié du pauvre Gib.

Il levait ses yeux vers le ciel avec uneexpression de prière. Sa physionomie avait changé complètement. Cen’était plus cet air humble et cauteleux que nous lui avons vu àl’auberge du Roi Malcolm, et dans la galerie du Géant. Sursa figure ravagée il y avait maintenant une fierté puissante et undévouement tout plein de passion.

C’était le père, chargé par Dieu de protégeret de défendre ; le père remplaçant la mère morte et succédantà son immense amour.

Il y avait en cet homme l’abnégation qui necalcule pas, la tendresse sublime qui voit un précipice ouvert sursa route, et qui marche en avant. Il y avait cela, parmi lesdégradants symptômes de la maladie irlandaise : la misère et laservitude.

Le mal et le bien étaient mêlés en lui. Lemensonge, la trahison vivaient côte à côte avec l’héroïsme dans cecœur aveuglé.

Une dernière fois il pressa les deux enfantscontre son cœur avec ivresse, puis il se leva brusquement. Unerésolution farouche brillait dans son regard, subitementassombri.

– Och ! fit-il après avoirbu d’un trait le restant de la gourde, ce sera une bonne action quime rendra moins lourd le sang du vieux Miles Mac-Diarmid !Debout ! Su ; debout ! Paddy. Vous mangerez enmarchant, mes chéris. Il faut qu’avant une heure d’ici vous soyezdans les rues de Tuam.

Les deux enfants se levèrent, obéissants etPaddy demanda :

– Pourquoi faire ?

– Écoutez-moi bien. Il y a en ce moment àTuam un chef d’habits rouges qui se nomme le major PercyMortimer.

– Oh ! nous le connaissons !interrompit. Su ; il a une veste toute dorée, et il est bienbon.

– Bien bon, reprit Paddy, car il nous adonné deux fois de l’argent en traversant les bois à la tête de sesbeaux soldats.

– Ah ! il vous a donné del’argent ? murmura Gib en baissant les yeux.

Puis il ajouta entre ses dents :

– Il a fait du bien aux chersinnocents ; je prierai Dieu pour lui quand il sera mort.

Il secoua ses cheveux qui se séchaient ets’ébouriffaient de nouveau autour de sa tête, puis ilpoursuivit :

– C’est un méchant, Su, ma fille ;mon petit Paddy, c’est un traître qui a tué beaucoup, beaucoup desamis de votre père !

– Nous ne voulons pas aller verslui ! crièrent à la fois les deux enfants.

– Si fait, il vous donnera peut-êtreencore de l’argent… d’ailleurs je le veux. Quand vous serez à Tuam,vous demanderez le major Percy Mortimer, et vous irez dans samaison. Écoutez-moi bien, enfant, car, s’il vous arrivait d’oubliermes paroles, les payeurs-de-minuit tueraient votre père.

À ce nom redoutable, Paddy et Su se serrèrenten tremblant contre les haillons de Gib. Celui-ci prit leurspetites mains et les rassembla dans les siennes. Il parla quelquesminutes d’une voix rapide et basse, puis les deux enfants, chargésdes restes de leur repas, s’élancèrent au dehors. Gib resta deboutsur le seuil de la cabane.

Les deux enfants descendirent le tertre enbondissant ; ils étaient forts, ils étaient heureux. Gib Roeles suivait avec cette admiration de père qui met un bandeau sur lavue, comme l’amour.

Il les trouvait beaux et charmants. Son cœurétait rempli d’espoir. La joie présente combattait, victorieuse,l’amertume de ses remords.

Paddy et Su étaient arrivés au pied du tertreet avaient franchi la douve boueuse qui entourait la cabane. Ilscommençaient à courir en zigzag autour des flaques d’eau voilées deverdure, et suivaient leur route tortueuse avec un admirableinstinct.

Gib Roe les regardait toujours. Les deuxenfants se tenaient par la main ; ils étaient tous les deuxfrêles, mais gracieux et vifs. Leur course légère franchissait tousles obstacles comme par magie. On voyait flotter et s’agiterderrière eux les masses éparses de leurs longs cheveux.

Le soleil montait lentement au-dessus del’horizon, et son disque large apparaissait, rougi, parmi la brume.Il était un peu plus de huit heures du matin.

Un instant encore le regard de Gib suivit lesformes sveltes des deux enfants qui glissaient en zigzag, dans lebrouillard, puis les formes se firent indécises ; une muraillegrisâtre tomba entre elles et le regard de Roe.

Le coupeur de tourbes rentra dans sa cabane,et prit par habitude une des bêches tranchantes qui lui servaient àenlever le gazon ; mais il la rejeta bientôt, et s’assitrêveur sur la paille. Ce métier n’était plus le sien. C’étaitpeut-être la dernière fois qu’il voyait les murailles nues, maischères, de sa misérable demeure.

Les deux enfants couraient maintenant perdusdans le vaste désert des bogs.

En courant la petite Su disait :

– Que veut-on faire au Major saxonMortimer ?

– Notre père Gib, répliqua le garçon, ditque le major a tué beaucoup d’Irlandais. Je crois bien qu’on veuttuer le major.

Su perdit, son sourire et ralentit sonpas.

– Le tuer ! murmura-t-elle. Je penseque vous avez raison, mon frère Paddy. Mais nous serons donc causede sa mort, nous qui allons vers lui pour le tromper ?

– Oh ! dit le garçon, c’est unAnglais après tout ! et ce sont les Anglais qui nous prennentnotre pain !

– J’ai entendu dire, reprit Su, après uninstant de silence pensif, que ce n’est pas un péché de tuer unSaxon.

– Un péché ! s’écria Paddy étonné,pourquoi serait-ce un péché ? Quand je serai grand, je tueraibien des Saxons. Ce sont eux qui vous font souffrir de la faim, mapetite sœur, et que la faim fait mal ! J’en tuerai tant que jepourrai !

Su resta un instant comme embarrassée. Quelquechose parlait vaguement au fond de sa conscience et protestaitcontre ces paroles de meurtre ; mais nul enseignement reçun’était en elle pour soutenir ou guider ses instincts généreux.C’était une petite sauvage. Elle n’avait entendu jamais que desparoles de haine et de colère.

Elle haussa les épaules en riant auxéclats ; tout à coup :

– Que me fait le Saxon ?s’écria-t-elle ; moi aussi, je veux tuer des Saxons quand jeserai grande et forte !

De vives couleurs étaient revenues à sa joue,et son grand œil noir avait un éclat vengeur.

En ce pauvre pays couvert de ruines, et queles Anglais ont fait si misérable, la haine de l’Anglais est enquelque sorte naturelle. Elle éclate chez l’homme ; elle couvedans l’âme de la femme ; on la retrouve jusqu’au fond du cœurde l’enfant.

Paddy et Su reprirent leur route en riant eten parlant de meurtre bien gaiement. Vous eussiez dit des êtressans pitié.

Quelque part dans les bogs, ils trouvèrent unevieille mendiante, gisant à terre et se mourant d’inanition.

Et voilà les deux enfants agenouillés auprèsde la pauvre vieille ; et les restes du repas, gardés siprécieusement dans la prévision de la faim redoutée, sont prodiguésgénéreusement !

– Prenez tout, notre mère, prenez tout,tout ! Pauvre femme ! nous sommes jeunes, nous. Mangez,et que Dieu vous bénisse !

Leurs visages avaient pris d’angéliquesdouceurs ; leurs yeux se parlaient ; ils s’embrassaient,écoutant la voix inconnue de leur conscience et surpris d’avoirtant de joie, eux qui venaient de donner leur dernier morceau depain !

Ils avaient dans le cœur la bonté du premierâge. C’étaient de bonnes créatures, qui allaient tuer un homme etqui souriaient…

Quelques instants après, ils sortaient du bogpour entrer dans le cercle des terres cultivées qui entourent laville de Tuam. Quelques instants encore et ils franchissaient lespremières maisons de la cité. Les rues étaient désertes et lesboutiques fermées, comme un jour d’émeute. Su et Paddy voulurents’adresser aux rares passants pour demander la demeure du major,mais les passants se détournaient d’eux avec colère, en murmurantquelque malédiction à l’adresse des soldats anglais.

Su et Paddy allaient toujours. Au détour d’unerue, ils entendirent sur le pavé sonore les pas retentissants d’unetroupe de cavaliers.

– Les voilà, petit frère ! dit Susouvenez-vous bien !

On voyait briller en effet, au bout de lavoie, les casques dorés des dragons de la Reine. Le major PercyMortimer était en tête de la troupe. Les deux enfants s’élancèrentaux côtés de son cheval.

– Oh ! Votre Honneur ! VotreHonneur ! s’écrièrent-ils à la fois ; six pence pourchacun de nous ! six pence pour votre vie et celle de vosbraves soldats que nous venons sauver !

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