La Quittance de minuit – Tome I – L’héritière

V – LE PAQUEBOT

Le soir, grâce aux poneys errants, Morrisavait traversé les bogs entre Headfort et Ballinasloe. Il couchadans quelque ferme du comté de Roscommon, et reprit au point dujour la route de Dublin. Morris allait à Londres. C’est làseulement qu’on est sûr de trouver les landlords irlandais.

Le vieux Miles se rendit avec sa famille àGalway. Il vendit une chaîne d’argent qui avait des siècles d’âge.Ellen vendit un bracelet d’or qui était toute sa fortune. Lafamille entière s’embarqua sur un paquebot qui emportait à Londresle capitaine de dragons Percy Mortimer, rappelé sur les doublesplaintes des catholiques et des protestants.

Percy Mortimer était venu en Irlande avec desinstructions du ministre. On lui avait ordonné de tenir la balanceégale, autant que possible, entre les deux partis, et de surveillerpareillement la folie orangiste et le désespoir catholique. Ilavait fait son devoir. Il s’éloignait, écrasé sous la haine desdeux camps rivaux. O’Connell et lord George Montrath avaientdemandé tous les deux sa destitution, et son supérieur, lelieutenant-colonel Braser, avait vivement apostillé la requête.C’était un vieux soldat, encroûté protestant, jaloux de laconfiance accordée à un officier plus jeune. Il détestait Percy dumeilleur de son cœur, et avait maintes fois envoyé contre lui desnotes accusatrices, restées jusque-là sans effet.

Percy Mortimer avait la conscience d’avoiraccompli sa tâche. C’était un homme fort. Devant ce coup quibrisait sa carrière brillamment commencée il demeura ferme.

Il y avait sur le paquebot des orangistes etil y avait des catholiques. Chacun fuyait le soldat en disgrâce.Les protestants s’éloignaient de lui avec tout le dédain de leurmorgue bouffie ; les papistes s’enhardissaient, voyant soncalme austère ; jusqu’à railler tout haut sa déconvenue. PercyMortimer ne prenait point garde aux railleries et restait au-dessusdu mépris.

Il se promenait sur le pont, seul etsilencieux. Son maintien avait une réserve courtoise. Il n’y avaiten lui ni abattement ni hauteur. Parfois, lorsque l’ombredescendait sur la mer, il allait s’asseoir à l’écart contre lebordage. Il demeurait là, pensif et absorbé, jusqu’à une heureavancée de la nuit.

Son visage froid s’éclairait alorsd’intelligence vive, et une fière audace venait parmi la pâleur deson front. Il était beau comme un héros.

Mais si un regard croisait le sien, l’auréoles’éteignait à son front. Son visage, blanc comme celui d’une femme,reprenait l’immobilité du marbre.

Il va sans dire que les Mac-Diarmid lefuyaient comme les autres. Un soir, Ellen alla s’asseoir auprès delui.

Miles et ses fils, étonnés, la virent adresserla parole au proscrit et lui sourire. C’était devant tous lespassagers assemblés. Ellen n’avait points de rougeur au front, etses traits gardaient leur candeur fière.

Les Mac-Diarmid éprouvèrent une sorted’horreur superstitieuse à voir la fille des rois descendre jusqu’àce soldat saxon. Ils étaient partagés entre leur respect pour Ellenet le désir de rompre cet entretien, qui était à leurs yeux unscandale.

Mais le respect l’emporta. Ils se groupèrent àl’autre extrémité du pont et se bornèrent à épier de l’œil cettebizarre entrevue.

À mesure qu’elle se prolongeait, la surprisedu vieillard et de ses fils se chargeait de malaise. Ce n’était pasdu malaise seulement qu’éprouvait Jermyn ; son regard brûlantjaillissait sous ses sourcils contractés, et tombaient sur PercyMortimer comme une sanglante menace.

Ellen et Percy Mortimer s’entretinrent jusqu’àl’instant où les ténèbres envahirent le pont du Paquebot. Au momentoù ils se séparèrent, les traits du jeune capitaine exprimaient uneadmiration émue ; il baisa respectueusement la main de sabelle compagne, dont le front gracieux s’inclina en signed’adieu.

Ellen revint d’un pas tranquille vers son pèred’adoption ; elle ne prononça pas une parole qui pût avoirtrait à ce qui venait de se passer. Miles et ses fils se turentégalement.

Cette nuit, Ellen dormit un calmesommeil ; les vagues inquiétudes qui commençaient à poindredans son cœur de jeune fille firent trêve. Elle eut de beauxsonges, et il lui sembla qu’une main surnaturelle relevait lesmurailles écroulées de son noble château de Diarmid. Ellen avaitune belle âme, pieuse et fière. Elle avait grandi, libre de toutfrein, sans autres enseignements que les conseils timides de sonpère d’adoption et les leçons du pauvre prêtre catholique deKnockderry.

Celui-ci avait le droit de parler haut, même àla fille des grands lords, parce qu’il parlait au nom duciel ; mais il ne savait point les choses du monde, et sespieuses exhortations n’avaient pu donner à Ellen ce fil conducteurqui guide dans les mille sentiers de la vie ; il lui avaitmanqué la délicate direction d’une mère.

Une fois qu’Ellen eut perdu de vue les têtesgrises du Mamturk et les grèves de la longue côte de Galway, toutfut nouveau pour elle. À part la digne courtoisie que l’hospitalitédu vieux Miles lui avait enseignée, elle ne savait rien du codecompliqué qui régit les relations mondaines. Elle était habituée àdominer tout ce qui l’entourait, et il y avait en elle une croyancedépouillée de tout orgueil, qui la faisait supérieure aux autrescréatures humaines. Le respect en quelque sorte religieux desMac-Diarmid, sa naissance si souvent exaltée autour d’elle, lessouvenirs à chaque instant évoqués de la splendeur de ses aïeux,tout contribuait à lui faire un piédestal qui mettait au niveau deses pieds les têtes de la foule.

Elle en était plus malheureuse que fière, maiselle croyait sincèrement à ces grandeurs illusoires dont on laberçait depuis l’enfance. Elle avait vu le capitaine Percy Mortimerseul et entouré de l’aversion de tous. Son âme généreuse s’étaitémue, elle ne savait pourquoi. Habituée à suivre sa premièreimpulsion et à ne rendre compte de ses actes à personne, elle étaitallée, comme toujours, où son cœur l’appelait. C’était une sorted’aumône qu’elle avait cru faire au proscrit ; et quand ellelui eut donné quelques instants de sa présence secourable, elle nesentit point de trouble au fond de sa conscience.

Le lendemain seulement, au réveil, le souvenirde cette soirée lui revint ; elle revit cette belle et froidefigure du soldat saxon qui s’était un instant animée à sonsourire ; elle crut entendre les sons de cette voix grave quis’était faite si douce pour lui dire : Au revoir. Et lesfaçons de cet homme, à mesure qu’elle se souvenait, lui semblèrentsi nouvelles ! il y avait tant de différence entre l’intérêtdes quelques paroles échangées et l’ennui uniforme du cultedomestique qui l’entourait naguère !

C’était tout un horizon qui s’ouvrait devantelle.

Vers le coucher du soleil, Ellen retournas’asseoir le long du bordage, auprès du capitaine Percy Mortimer.Jermyn en perdit patience. La jalousie le rendait fou. Au moment oùEllen se levait pour se retirer, elle vit, entre elle et Percy, laforme d’un homme qui se dressait, le couteau à la main.

Elle mit sa poitrine au-devant de l’arme, etJermyn s’enfuit en pleurant.

Percy Mortimer reçut Ellen dans ses bras.

Cette nuit, son sommeil fut agité ; ellesourit à l’aube naissante : elle était inquiète ettroublée.

Elle aimait : elle ne le savait point. Unvague instinct lui disait qu’elle devait fuir cet homme objet deses pensées. Son inexpérience la porta à le revoir en apportantplus de réserve que les premiers jours.

Jermyn était cloué à son lit par lafièvre.

Le paquebot entra dans la Tamise. Ellen etPercy ne s’étaient point dit qu’ils s’aimaient mais il s’était faitentre eux un involontaire échange de confidences. Ellen avaitappris au capitaine le motif du voyage de la famille. Percy avaitdit à Ellen que sa vie était vouée au labeur ingrat d’uneentreprise qui dépassait peut-être les forces d’un homme. Il avaitdévoué sa jeunesse à l’accomplissement d’une grande pensée ;il s’était fait le bras d’une vaste intelligence ; il avaitpassé deux années en Irlande à préparer les bases d’un traité depaix entre les passions qui déchiraient ce malheureux pays.Protestant, il avait opposé une digue aux furieux envahissementsdes prétentions protestantes. En même temps il avait poursuivi,l’épée à la main, les ténébreux bataillons du whiteboysme.

Et il succombait déjà sous les haines léguéesdes deux partis extrêmes ; son dévouement portait sesfruits.

Ellen comprenait vaguement et admirait qu’onpût tirer l’épée pour conquérir la paix. La tâche de Percy luiapparaissait grande et noble ; il était pour elle le sauveurde son pays, – et qu’elle était heureuse d’avoir un prétexte deplus pour admirer et pour aimer ! Pauvre imprudente !

Morris avait traversé les comtés de l’Irlandeet ceux de l’Angleterre. Il était à Londres depuis un jour lorsqueson père et ses frères quittèrent le paquebot. Il les attendaitdevant la douane.

Percy Mortimer entendit prononcer le nom deRichmond : il sut où il devait se rendre pour revoirEllen.

Lord George Montrath possédait en effet unemaison de plaisance au dessus de Richmond.

Morris, en vingt-quatre heures, avait pristoutes les informations nécessaires ; son plan était prêt. Ilétait environ deux heures de l’après-midi, au moment de l’arrivée.Le vieillard et ses fils, accompagnés d’Ellen, traversèrent Londrespour prendre à pied le chemin de Richmond. La nuit était presquevenue lorsqu’ils atteignirent les premières maisons de la ville.Morris leur montra du doigt une gracieuse demeure qui regardait laTamise, du haut d’un coteau verdoyant ; et il leurdit :

– C’est là !

On s’arrêta. Le vieux Miles, appuyé sur sonbâton, regarda longtemps ce noble manoir, qui était la prison de safille adoptive. Le vent de la rivière soulevait les longues mèchesde ses cheveux blancs. Ses yeux étaient humides. Le regard deMorris restait sec. Il avait perdu cet air de santé robuste quifaisait de lui naguère un des plus joyeux garçons deKnockderry ; sa joue était creuse et pâle ; la fièvrebrûlait dans ses yeux.

On se remit en marche.

Le voyage avait épuisé peu à peu lesressources de la famille. L’Héritière eut néanmoins un lit dansl’un des hôtels de Richmond. Miles et ses fils s’étendirent sur lapaille d’une écurie. Le lendemain, avant le jour, les huit jeunesgens étaient debout.

– Ramenez-moi ma pauvre enfant, dit levieillard d’une voix tremblante.

– Père, répliqua Morris, l’honneur deMac-Diarmid sera sauvé.

Les huit jeunes gens, armés de leurs bâtons,se firent ouvrir les portes de l’hôtel et gagnèrent lacampagne.

L’aube blanchissait parmi les brumes de laTamise, au-dessus de Londres endormi. Les Mac-Diarmid se dirigèrentvers cette noble demeure que Morris leur avait montrée du doigt laveille, en disant :

– C’est là.

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