La Quittance de minuit – Tome I – L’héritière

XIII – L’ENLÈVEMENT

« … Morris ! oh Morris, à monsecours ! vous qui m’aimiez tant, pourquoi m’avez-vousabandonnée ? Hélas ! fallait-il me punir pour le crimed’un autre ? et deviez-vous me rejeter loin de vous, parce queGeorge Montrath m’avait enlevée, pauvre fille sans défense, etconduite malgré moi au Pays des Saxons ?

« Ou bien, Morris, avez-vous cru meservir en mettant sur ma tête une couronne de lady ? Avez-vouscru que je trouverais la joie dans ces splendeurs de Londres, etque je pourrais oublier l’humble toit du vieux Miles, notre père,nos frères, la noble Ellen et notre amour ?

« Hélas ! je puis parler ainsi,quoique je sois la femme de lord George ; je puis parlerd’amour, Morris, et vous dire : Je vous aime ; car lordGeorge a brisé cette union que Dieu n’avait point bénie. Entre lesvivants et moi, il y a la pierre d’une tombe. Je m’appartiens, cequi me reste de vie est à moi, – à vous, Morris, vous toutentier.

« Mais peut-être ne m’aimez-vousplus.

« Mon Dieu ! tous les jours, et biendes fois chaque jour, je me mets à genoux sur la terre froide pourvous prier en pleurant ; je tâche de supporter sans murmurerla peine que vous m’avez donnée. Mon Dieu, faites que Morris m’aimeencore et que je le revoie une fois avant de mourir !

« Qu’elles étaient belles et douces, cesheures du matin où vous mettiez mon bras sous votre bras, Morris,et où nous descendions tous deux les sentiers verts duManturk ! Sentiez-vous mon cœur ? Il battait bien fort,c’est que j’étais heureuse.

« Oh ! mon cœur bat à cette heureencore, et j’ai comme un lointain ressouvenir de tant de joie.

« Mon fiancé, vous souvenez-vous ?c’était à me contempler que vous trouviez vos seuls sourires. Voussouvenez-vous, quand vos grands yeux noirs méditaient et que lapensée plissait votre front noble, je me taisais ; vous nesaviez plus que Jessy, votre petite amie, était auprès devous ; votre esprit se donnait tout entier à la patrie ;je vous aimais mieux et je n’étais point jalouse. Il n’y avait enmon cœur qu’admiration et respect ; – car vous avez l’âme desguerriers, Morris, et les fils de nos fils chanteront votrevaillance.

« Mon fiancé ! Je devrais mourir àprononcer ce mot qui dit tout ce que j’ai perdu ! Sais-jepourquoi il me soutient et me console ?

« Vous rêviez bien longtemps. Notrecourse allait silencieuse. Je lisais, moi, sur le livre ouvert devotre beau visage ; je devinais ce qui était au fond de votreâme et j’admirais.

« Après la méditation venaient les bonnesparoles et les sourires aimés. Que de doux espoirs ! que deriants projets ! que de beaux rêves !

« Dans l’entreprise hardie où votreaudace vous engageait, vous aviez à courir bien des périls, biendes fatigues à supporter ; mais j’aurais pris ma part de vosfatigues, et, si vous aviez succombé, je serais morte.

« Tout entre nous était commun, la vie etla mort. Que faite-vous maintenant, Morris ? Êtes – vousvainqueur ? si vous souffrez, qui vous console ?

« Que fait le saint vieillard MilesMac-Diarmid, notre père ? A-t-il pleuré sa fille perdue ?et nos frère, si braves et si bons, sont-ils heureux ?

Jermyn, le pauvre enfant, regardait parfoisl’Héritière en pleurant…

« Que Dieu lui donne un autre amour, carla noble Ellen a le cœur fier, et nul rêve ne trouble jamais sonsommeil de vierge !

« Elle doit être bien belle ?Peut-être se souvient-elle de moi lorsqu’elle gravit seule lessentiers de la montagne. Moi, je prie bien souvent pour sonbonheur !

« Oh tous ces gens m’ont connue et m’ontaimée ! Je courais, jeune et forte, sous l’air du ciel.

« J’avais le bonheur présent et d’autresbonheurs encore dans l’avenir.

« Et maintenant, je n’ai plus rien, nijoie ni espoir : je suis morte !

« Morris, pourquoi n’êtes-vous pas venureprendre votre fiancée ? Je vous vis une dernière fois dansla chapelle protestante. Vous m’aimiez encore, puisque vos brass’étendaient vers moi et que vos yeux étaient baignés de larmes…Morris, mon seul amour ! Dieu me préserve de vousaccuser !

« Je crois que le malheur qui est tombésur moi ne m’était point destiné ; je crois que mon infortunea protégé la noble Héritière, et que les gens de lord George meprirent le jour de l’enlèvement pour notre parente Ellen.

« Ce fut un lâche attentat. Nous étionssorties le matin, Ellen et moi, pour notre promenade de tous lesjours. Nos mantes rouges étaient semblables et toutes deux nousavions des robes de couleur sombre.

« Ellen aimait la solitude ;d’ordinaire nous nous séparions au bord du lac Corrib : elle,pour monter seule dans une barque qui la conduisait aux ruines deBallylough ; moi, pour vous chercher, Morris.

« Cette fois, nous changeâmes de rôle.Vous étiez de l’autre côté des lacs : ce fut moi qui montaidans la barque. J’étais joyeuse, parce que je vous savais surl’autre rive et que j’espérais à chaque instant rencontrer labarque qui vous ramenait. J’avais dépassé déjà l’île où dormentsous la mousse les ruines de la vieille abbaye ; le lac étaitdésert et silencieux. Tout à coup une barque apparut confusément àtravers la brume. Je vous appelais, Morris, et j’appuyais sur mesrames afin d’aller vers vous.

« Il y avait un homme debout sur l’avantde la barque ; je crus vous reconnaître et je redoublaid’ardeur.

« La barque cependant venait à marencontre. Il me sembla entendre des voix inconnues et des éclatsde rire, mais il était trop tard pour rebrousser chemin ;« La voilà ! la voilà ! » dirent plusieurs voixcontenues ; et un coup d’aviron lança la barque sur moi.

« L’instant d’après, Morris, j’avais unmouchoir de soie sur la bouche, et j’étais couchée, à demi morte defrayeur, au fond de la barque ennemie.

« – Voyez sa mante rouge, disait-on,c’est bien elle ! Si le roi Dermot vivait encore, ou le roiNeil, ou le roi Farral, cette miss serait reine !

« – C’est une charmante capture, et cesera la part de milord.

« On disait cela ; j’entendais et jefaisais des efforts désespérés pour me dégager ; mais il yavait là plusieurs hommes forts qui me lièrent les bras et lesjambes.

« Vous dûtes passer bien près de nous enrevenant à la maison, Morris. Peut-être entendîtes-vous de méchantséclats de rire dans la brume. Les hommes de la barque metouchaient, me regardaient et discutaient sur moi comme nosfermiers d’Irlande discutent sur la valeur d’un bœuf ou d’uncheval.

« C’étaient des Anglais.

« Combattez, Morris ; oh !mettez une arme dans la main de l’Irlande, car l’orgueil del’Anglais ne vous admettra jamais au rang d’hommes, à moins qu’ilne connaisse votre force aux coups mortels de vos épées !

« Au rivage, on me mit en travers sur uncheval et l’on me couvrit d’un voile. Du lac au château deMontrath ; mon œil reconnut plus d’un ami sur la route. Lespauvres gens regardaient mon cheval et sa charge mystérieuse ;ils eussent voulu soulever le voile qui me couvrait, mais monescorte prononçait quelques paroles impérieuses : les pauvresgens touchaient leurs chapeaux, secouaient leurs haillons etpassaient.

« Dans le manoir de Montrath, il sefaisait grand bruit. C’étaient les apprêts du festin de départ. Onme mit dans une chambre où il y avait déjà plusieurs pauvres fillesdu pays de Tuam et de Connemara, enlevées comme moi. Je reconnusMadeleine Lew, de Claddagh, Molly Mac-Duff, notre voisine, et biend’autres.

« Elles se tordaient les bras ;elles appelaient leurs frères et leurs fiancés ; ellespleuraient. Nous pleurâmes ensemble.

« Puis, quand vint l’heure du repas, onnous fit asseoir à table.

« Il y avait là, devant nous, sur unenappe plus fine qu’un voile de mariée, des mets dont j’ignorais legoût et le nom ; des liqueurs vermeilles rougissaient dans desflacons sans nombre, et les verres brillaient autour de la tablecomme les cristaux des grottes de Ranael.

« Je repoussai tous les mets, et ma lèvrene se trempa dans aucune liqueur.

« Mes compagnes, les pauvres filles,éblouies par l’éclat des lumières, enivrées par l’atmosphère chaudeet parfumée qui régnait dans la salle, cessèrent de pleurer. Leursverres s’emplirent, et se vidèrent ; leurs joues pâlesreprirent de vives couleurs. Et c’était pitié, Morris, de voir lespauvres victimes chanter et rire !

« Car elles riaient, car elleschantaient, oublieuses des larmes qui coulaient dans leurschaumières…

« Elles ne songeaient point au désespoirde leurs mères. Ont-ils donc raison, ces Saxons cruels, lorsqu’ilsdisent que l’enfance de l’Irlandais dure autant que savie ?

« George Montrath, qui était à côté demoi, m’ordonnait de rire, et de boire, et de chanter. Ma résistancele mettait en fureur ; on eût dit qu’il avait honte de voir lavictime échue en partage à Sa Seigneurie moins docile que lesautres.

« Plus d’une fois sa main se leva sur moipour me frapper. Il était ivre. Je n’avais pas peur.

« Morris, pourquoi vous êtes-vous défiéde moi ? pourquoi n’êtes-vous pas venu me demander le fond dema conscience ?

« L’orgie continuait. Mes malheureusescompagnes buvaient sans avoir la conscience du péril qui lesmenaçait.

« J’étais là, froide au milieu del’ivresse de tous.

« Morris, il me semblait que vous étiezlà, près de moi. Par instants mes oreilles cessaient d’entendre lesclameurs de l’orgie, mes yeux ne voyaient plus ces visagesenflammés qui m’entouraient. Après Dieu, vous étiez mon secours etmon égide.

« On se leva de table. Il était tard.Madeleine Molly et mes autres compagnes, suivirent en chancelantles amis de milord ; j’entendis quelque temps encore leurschansons et leurs rires. Puis ce fut le silence.

« Que sont-elles devenues ?

« Des valets vinrent dans le salon oùnous restions seuls, milord et moi. Milord eut grand’peine à selever ; ses serviteurs soutinrent ses pas tremblants et leconduisirent jusqu’à la chambre où il avait coutume de reposer.

« Cette première nuit de ma captivité sepassa en prières. Quand j’avais fini de prier, Morris, je pensais àvous.

« Ce dut être aussi dans la maison deMac-Diarmid une nuit d’angoisse et de souffrance, car le vieillardm’aimait tendrement, et j’étais pour ses fils une sœur chérie.

« Quelques jours après, nous étionsauprès de Londres, dans une riche maison située au-dessous deRichmond. Cette maison était encore plus belle que le château deMontrath, qui étale si orgueilleusement son opulence au milieu denos campagnes affamées ; mais je ne voyais point lesmagnificences de cette noble demeure ; un voile était sur mesveux ; chaque mille qui me séparait de l’Irlande m’avait ôtéun peu de mon courage.

« J’étais si loin de vous,Morris !

« Lord George m’avait à peine adressé laparole pendant le voyage.

« Il arriva malade à Richmond. Lesfatigues du voyage, venant en aide aux fatigues de l’orgie, leretinrent au lit une semaine. Pendant tout ce temps, je ne le vispas une seule fois. J’étais confinée dans une petite chambredonnant sur la Tamise, d’où mon regard planait sur la vastecampagne de Londres. Une femme anglaise me servait et m’adressaitla parole avec des respects ironiques.

« Une nuit, on avait dérobé ces habitsirlandais, et je fusobligée le lendemain, pour me couvrir, de prendre le vêtement lady.C’était bien peu de chose au milieu d’un si grand malheur, mais ilme sembla qu’on m’enlevait ainsi le dernier lien qui m’attachait àl’Irlande !

« Ces habits, Morris, vous lesaimiez ; c’était avec eux que nous avions fait nos longuespromenades. Ils me parlaient des sentiers étroits du Mamturk, desvastes pelouses qui sont entre le pied de la montagne et les bordsdu lac Corrib ; ils me parlaient d’Ellen, de Miles, mon pèred’adoption et de nos frères ; ils me parlaient devous !

« Corrib, Mamturk, Miles, Ellen, nomschers et bien-aimés !

« J’étais presque toujours seule. Mesheures se passaient à regarder la campagne. C’était beau, mais celane ressemblait point au Connaught ; les sentiers quitournaient autour de la colline étaient pleins de gentlemen et deladies. Une fois, l’idée me vint d’ouvrir ma fenêtre et de crier ausecours.

« Parmi tous ces hommes et toutes cesfemmes d’Angleterre il y avait peut-être un cœur.

« Mais ma chambre était une prison ;ma fenêtre ne s’ouvrait point.

« Depuis lors je suis tombée en uneprison plus dure ; les frais lambris de Montrath-House ne sontplus autour de moi, et mes yeux ne rencontrent plus que des pierreshumides. Mais je n’ai pas éprouvé plus de peine en mettant le pieddans ce tombeau que je n’en ressentis au moment où je me vis pourla première fois prisonnière.

« L’espoir vient si vite à ceux qui nesont point encore habitués à souffrir. Il me semblait que derrièrecette fenêtre close était la liberté, le bonheur, l’Irlande,Morris !

« J’essayai d’ouvrir. La servanteanglaise vint au bruit et trouva mon visage inondé de larmes.C’était une femme jeune encore, et gardant des restes de beauté. Onla nommait Mary Wood. Jamais je ne vis de pitié dans ses yeux.

« D’ordinaire, en m’abordant, son visagedur avait une expression de glaciale humilité, sous laquelleperçait la raillerie. D’autres fois je voyais ses jouess’empourprer, son regard s’alourdir et sa démarche chanceler. Uneodeur de liqueurs fortes emplissait la chambre à son approche.

« – Que désire milady ? me dit-elleavec son regard ironique et froid.

« – Que veut-on faire de moi ?Demandai-je.

« – Milord est mieux, répliqua l’Anglaisedemain matin, je pense, il pourra vous dire ce qu’il compte fairede vous.

Quand cette femme fut sortie, je me jetai àgenoux : sur le tapis et je mis la face contre terre.

« C’était vous Morris ! tout en basde la colline, un carrick irlandais ! Oh ! comme mon cœurtressaillit ! Je vous reconnus ; il ne me fallut pourcela qu’un coup d’œil.

« Mon âme s’élança vers vous ; mesbras s’étendirent et je vous appelai.

« Je vous appelai jusqu’à perdre la voixet le souffle ! Vous ne m’entendiez pas ; vous alliez lelong des sentiers de la colline, regardant toujours la maison delord George, et ne m’apercevant pas derrière les carreaux de mafenêtre.

« Vous étiez bien pâle, Morris ;votre démarche chancelante accusait la fatigue d’un long voyage, etvotre haute taille se courbait sur le shillelah qui tant de foisécarta les pierres au-devant de ma course. Votre visage défaitdisait votre peine.

« Je souffrais à vous voir si triste,mais que j’étais heureuse ! Votre souffrance ne meparlait-elle pas de votre amour !

« Vous veniez me chercher, me chercher desi loin ! seul, à pied ; c’était, à moi que vous aviezpensé pendant toute la route !

« Vous avanciez toujours, et l’angle del’enclos allait vous cacher à mes regards.

« Il me semblait en ce moment que ne plusvous voir, c’était perdre ma dernière espérance !

« Je vous appelai encore ; mapoitrine se déchirait à vous appeler.

« Ma voix se glaça dans ma gorge ;je ne vous voyais plus.

« Je tombai à la renverse. Au lieu devous, Morris, ce fut Mary Wood, la servante, saxonne, qui répondità mon appel, et qui montra sur le seuil son visage enflammé parl’ivresse.

« Que milady ne s’impatiente pas,dit-elle avec un rire haletant, milord est mieux et miladyn’attendra plus guère qu’un jour.

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