La Quittance de minuit – Tome I – L’héritière

II – LA TORCHE

Depuis quelque temps le vieux Miles avaitgagné sa retraite. Ellen et Peggy reposaient dans la maisonnettecollée au bâtiment principal. On avait éteint les chandelles dejonc ; hommes et animaux dormaient. On n’entendait dans lasalle commune que les bruits sourds qui accompagnent le sommeil.Des murmures confus partant de l’étable et les vigoureuxronflements de Joyce empêchaient d’entendre les respirations deshuit frères.

Il était dix heures du soir environ, et il yavait plus d’une heure que la prière finie avait marqué l’instantdu repos. Dans l’un des courts intervalles où le ronflement deJoyce ne venait point renforcer les murmures de l’étable, on eût puentendre un imperceptible bruit partir de l’endroit où étaientcouchés les fils de Diarmid.

L’obscurité qui régnait maintenant dans lasalle, était si grande, qu’il n’eût point été possible dereconnaître la nature de ce bruit. C’était quelque chose de timide,qui se taisait par intervalles, pour reprendre bientôt après. Lapaille des couches bruissait ; légèrement frôlée. On devinaitdans la nuit un mouvement lent et comprimé par des précautionsminutieuses.

Au bout de quelques secondes, le son changeade place et parut s’avancer vers l’intérieur de la chambre. L’undes chiens de montagne hurla sourdement sous la table.

– La paix. Wolf ! murmura une voixcontenue.

Le chien entama un nouveau hurlement, qui setermina brusquement, comme si une main familière eût étreint sonmuseau dans l’ombre. Quelques secondes encore, et la porte desortie, donnant sur la montagne, s’entr’ouvrit doucement. Une formenoire, qui rampait, se glissa dehors, et la porte se referma.

L’ombre noire se redressa.

On eût pu reconnaître, à la faible clarté dela lune cachée sous les nuages, la riche taille de MorrisMac-Diarmid.

Il commença à descendre rapidement le sentierqui conduit au bas de la montagne. Les rayons de la lune, réfractéspar les nuages, dispersaient au loin des lueurs blanchâtres etindécises. Morris avait sous ses pieds la grande vallée où s’assiedle village de Knockderry. À sa gauche, les cimes noires desMamturks découpaient le ciel gris ; à sa droite, se dressaientles pics énormes du Mogher, qui regardent le comté de Clare. Le lacCorrib étendait au loin ses eaux tranquilles, que recouvrait unebrume laiteuse. Le reste du paysage mêlait ses lignes etprolongeait jusqu’à l’horizon des alternatives de lumière grisâtreet d’ombres épaisses.

Morris n’était pas encore à la moitié dusentier qui devait le conduire au bord du lac, lorsqu’il crutentendre des pas dans la direction de la ferme. Il s’arrêta pourécouter. Le silence était autour de lui sur la montagne.

Il reprit sa course. Aux premiers pas qu’ilfit, son oreille crut saisir de nouveau des sons indistincts, dansla partie du sentier qu’il venait de parcourir. Mais Morris étaitpressé sans doute, il s’était arrêté une fois en vain.

– C’est l’écho, se dit-il.

En quelques enjambées, il atteignit lespremières cabanes du pauvre hameau qui s’adosse à la base de lamontagne, et qui a pris le nom du lac son voisin. Tout dormaitdepuis longtemps dans le village ; nulle lueur n’apparaissaitaux portes closes des chancelantes masures.

Les dernières maisons n’étaient séparées dulac que par une étroite bande de terrains cultivés. Morris traversarapidement ces champs et toucha le bord de l’eau. Tout le long dela rive il y avait, dans les glaïeuls, de petits bateaux de pêcheappartenant aux paysans du village. Morris s’arrêta pour faire unchoix parmi ces barques, et en chercher une qui fût à peu près enbon état.

Tandis qu’il fouillait dans les roseaux,éprouvant du pied les frêles embarcations, la voix des chiens duvillage s’éleva de nouveau, comme si un second pas, heurtant lescailloux de la route, troublait de nouveau leur sommeil. Morrisprêta, l’oreille à ces hurlements sourds.

Il remonta la berge du lac, et attenditquelques secondes, essayant d’entendre ou de voir. Mais, bien quela lune n’eût en ce moment qu’un léger voile de vapeurs, iln’aperçut rien, sinon les chaumières du village qui sortaient del’ombre, et la grande masse de la montagne élevant son sommetjusqu’au ciel. Il détacha un bateau et fit force de rames versl’autre rive du lac Corrib.

Le temps était lourd : aucun souffle devent ne remuait le brouillard étendu sur la surface de l’eau. Àpeine entré dans cette brume épaisse, Morris perdit de vue lerivage, et dut continuer sa route sans autre guide que son instinctet sa connaissance parfaite des eaux du lac. La brume étendaitautour de lui et au-dessus de lui une sorte de voûte arrondie etblanchâtre. Ce n’était pas l’obscurité, car le brouillard rayonnaitune lueur propre, assez forte pour éclairer vivement les objets lesplus voisins ; mais c’était pire que l’obscurité. À une toise,tout autour du bateau, tombait la muraille circulaire : la vuene pouvait point franchir cet obstacle, au delà duquel tout sevoilait.

Morris ramait avec courage et dirigeait sabarque sans hésiter. De temps à autre, un objet noir sortait de labrume ; c’était une des îles nombreuses et inhabitées quiparsèment le lac Corrib, et dont la principale garde, au centred’un nid de verdure, les ruines vénérables de l’antique abbaye deBallylough.

Morris tournait autour de ces îlots, et, aprèsavoir doublé leurs petits caps, il reprenait sa route vers l’est.Il y avait un quart d’heure environ qu’il était engagé dans lebrouillard. Pour la troisième fois depuis son départ de lamontagne, des bruits mystérieux vinrent frapper son oreille. Il luisembla que des coups d’avirons retentissaient derrière lui sur lasurface du lac.

Il cessa d’agiter ses rames. Les coupsd’avirons retentirent aussitôt plus distincts. Et tandis queMorris, étonné, demeurait stationnaire ; le bruit s’approchaitrapidement ; en se rapprochant, il se divisait, de telle sortequ’au bout de deux ou trois minutes Morris entendit les avironsbattre l’eau derrière lui, à sa droite et à sa gauche.

Il ne voyait rien. Les barques mystérieusesdevaient être bien près de la sienne, mais le brouillardépaississait autour de lui son impénétrable voile.

Quels que fussent ces nocturnes passagers quitraversaient le lac à cette heure Morris Mac-Diarmid n’était pashomme à s’arrêter pour si peu ; il enfonça ses rames dansl’eau et reprit sa route silencieuse. Si bien habitué qu’il fût àla traversée du lac Corrib, l’épaisseur du brouillard le trompaplus d’une fois en chemin, et plus d’une fois une île, aperçue àpropos au moment où il allait égarer sa route, le fit virer debord. Il y avait une chose étrange : chaque fois que Morristournait ainsi l’avant de sa barque à droite ou à gauche ; ilentendait toujours à quelques brasses de lui cet inexplicable bruitde rames.

On eût dit que tous les bateaux dansaientcette nuit-là sur le lac.

Morris croyait presque rêver. Il avait voguédans toutes les directions ; une ou deux fois même il étaitrevenu sur ses pas pour retrouver sa voie perdue, et toujours cescoups de rames voisins avaient frappé son oreille. Évidemment, ilétait entouré de bateaux cachés par la brume.

Il mit plus d’une heure à franchir le lac dansla direction de Headford. À mesure qu’il approchait de la rive, lesbarques de ses fantastiques compagnons de voyage semblaients’éloigner et se disperser.

Lorsqu’il toucha enfin le bord et que la brumedéchira autour de lui son voile gris, ses yeux avides parcoururentla rive. Il ne vit rien, si ce n’est au loin, si loin qu’il nepouvait guère s’en fier au témoignage de ses yeux, une forme sombrequi remontait comme lui la berge ; et qui se perdit aussitôtparmi les petits arbres disséminés sur le rivage.

C’en était à peine assez pour être bien sûrque tous ces bruits entendus sur le lac n’étaient point une vainefantasmagorie ; mais Morris Mac-Diarmid était agité en cemoment par de graves pensées : il n’avait point le loisir dedonner son esprit à des rêves. Il attacha sa barque entre lesroseaux, et s’engagea au pas de course dans les terres cultivéesqui séparent le lac Corrib des grands bogs[4] du Galway.

Tout en traversant ces champs fertiles, qu’uneculture éclairée eût aisément couverts d’opulentes moissons, Morrisne suivait point une ligne directe : il courait à droite, ilcourait à gauche, comme s’il eût cherché quelque chose dans lanuit. Ce quelque chose, il ne fut pas longtemps à le trouver. Audétour d’un chemin, sur la lisière d’une de ces belles prairiesnaturelles si communes en Irlande, un troupeau de poneys étaitcouché dans l’herbe.

Morris saisit par la crinière un de ceschevaux nains dont la race est bien connue chez nous, et sauta surson dos. Morris était de grande taille : les reins du poneyfléchirent un instant sous ce lourd fardeau ; mais le petitcheval secoua sa crinière, raidit ses muscles vigoureux, et montraqu’il était de force à porter son cavalier, dont les jambespendaient et touchaient presque le sol. Morris lui chatouilla lecou doucement, en murmurant quelques paroles caressantes : leponey bondit en avant, laissant là ses compagnons endormis, etpartit au galop.

La ligne des terres cultivées fut franchie enquelques minutes. Le poney allait comme le vent. Malgré ladisproportion énorme qui existait entre lui et son cavalier, ilredressait sa tête avec la fierté d’un cheval de race, et nes’arrêtait devant aucun obstacle.

Mais ce fut dans les bogs qui commencent entreHeadford et Carndulla que se déploya tout son admirable instinct.Les bogs sont d’immenses marais où les turfcutters(coupeurs de gazon) taillent la tourbe, qui est en Irlande lechauffage commun. Ces marais sont composés de terrains solides,entremêlés de terres meubles et de flaques d’eau croupissantes. Onn’y peut faire un pas sans risquer de s’embourber ; et leshabitants du pays eux-mêmes ne réussissent pas toujours à surmonterles dangers d’un voyage à travers les bogs en plein jour.

La nuit, ces dangers augmentent naturellementdans une proportion effrayante. Les longs bâtons ne suffisent plusà tâter les terrains mouvants et à parer les fondrières. Il fauts’arrêter, ou donner son âme à Dieu et risquer sa vie à l’aveugle,dans un jeu où l’on a mille chances contre soi.

Le poney allait d’un trot ferme et rapideparmi ces dangers sans cesse renaissants. Son merveilleux instinctlui faisait deviner l’étroite langue de terre solide qui courait enzigzags entre les fangeux précipices. Il tournait les largesflaques d’eau ; il doublait ces gazons perfides qui recouvrentdes lacs de boue ; il s’enfonçait intrépidement au milieu desforêts de joncs et de pins de marais. Et il allait, il allaittoujours, sans jamais ralentir sa marche…

La lune était sous un nuage noir, et la vasteétendue des bogs se perdait dans une obscurité presque complète.Morris flattait de la main son poney ; il lui parlait poursoutenir son ardeur. Tout en parlant, il avait la tête penchée dansl’attitude de la méditation.

Il était en ce moment à quatre ou cinq millesdéjà de la lisière des terrains cultivés qui avoisinent Carndulla.À un mille en avant de lui coulait la petite rivière de Moyne.

– Hardi, ma bouchal !murmurait-il, employant le patois familier des campagnes.Ferme ! mon bijou ! Arrah arrah !

Tout à coup il se tut, et sa tête se redressavivement. Encore une fois des bruits sortaient de l’ombre etarrivaient jusqu’à son oreille. Et, chose bizarre, ces bruitsétaient encore une sorte d’écho. Quand il avait descendit lamontagne, en quittant la ferme, ses pas avaient éveillé d’autrespas dans la nuit ; les chiens du village de Corrib avaienthurlé deux fois ; dans la brume du lac, des avirons mystérieuxavaient battu l’eau, répondant au son de ses rames ; etmaintenant qu’il était à cheval, la terre humide du bog résonnaitsourdement au loin sous les pas d’autres chevaux.

Car il ne se trompait point : c’était unbruit de chevaux qu’il avait entendu et qu’il entendait encore. Ily en avait plusieurs ; il y en avait beaucoup.

À droite, à gauche, par derrière, leur trotbattait le gazon flasque.

La nuit noire arrêtait l’œil de Morris :il ne voyait rien ; mais les nocturnes voyageurs serapprochaient de lui insensiblement, comme s’ils eussent tendu à unbut commun. Le moment arrivait où ils devaient entrer dans la voiede Morris, et alors une rencontre était inévitable : car,entre le mont Corbally et la rivière de Moyne le bog aboutit à unpassage étroit et unique.

Morris ouvrit le carrick qui sert de manteau àtout fermier irlandais, et tira de sa poche un carré de toile noirequ’il fixa sous son chapeau à bords étroits. Les plis de la toileretombèrent de manière à masquer entièrement son visage. D’une mainil soulevait ce voile pour garder sa vue libre ; de l’autre ilcontinuait à flatter son poney, qui redoublait d’ardeur et allaitcomme le vent.

Un demi-mille se fit encore de cettesorte.

La lune arrivait au rebord du grand nuagenoir, aux extrémités duquel ses rayons mettaient une frangeargentée : une lumière confuse et grise se répandait lentementpar les bogs. Morris regardait de tous ses yeux, voulant profiterde cette éclaircie. Il aperçut d’abord une forme fugitive, aussinoire que l’ombre et qui tranchait à peine dans l’obscurité. Cettesorte de fantôme était à cheval comme lui, et, comme lui, couraiten zigzags dans la tourbière. La lune montra un coin de son disqueau delà du grand nuage.

Le bog sortit de l’ombre ; une autreforme noire apparut, puis deux, puis trois : les sombrescavaliers semblaient surgir comme autant de spectres dans la nuit.Morris en compta sept qui suivaient les sinuosités capricieuses duterrain, tantôt se rapprochant, tantôt s’éloignant, et toujourscourant de toute la vitesse de leurs chevaux.

À la lueur pleine de la lune, qui voguaitmaintenant dans le ciel bleu vers un autre nuage, les objetsparaissaient vivement : Morris distinguait parfaitement lescavaliers, qui semblaient être une exacte reproduction de lui-même.C’étaient tous les sept des hommes de grande taille, vêtus decarricks sombres, voilés de noir, et montés sur de très petitschevaux.

Sans doute ils apercevaient Morris, commeMorris les apercevait ; mais nul, d’entre eux ne ralentissaitsa course.

Ils arrivèrent presque en même temps audéfilé, situé entre la rivière de Moyne et le mont Corbally.

Morris, qui s’y engagea le premier, entendaitsur ses talons le pas du second poney. Il pressa le galop de soncheval, et disparut en un clin d’œil derrière les saules quibordent le cours de la rivière.

Le second cavalier s’arrêta brusquement ;celui qui venait ensuite l’imita.

– Qui vive ? demandèrent-ils à lafois sans lever leurs voiles.

– Midnight Payer ! (Payeurde minuit), répondit un nouvel arrivant.

– Owen !

– Mickey !

– Sam !

Puis trois autres cavaliers s’élancèrent dubog.

– Natty Dan ! Larry !

Les six frères se mirent en cercle et sedonnèrent la main.

– Que Dieu sauve l’Irlande ! ditMickey. C’est ici le lieu du rendez-vous. Qui va nous montrer lechemin ?

Personne ne répondit.

– Il faut attendre, reprit Mickey :notre guide viendra sans doute quand il en sera temps.

Le pauvre Pat dormait dans une petite logeadossée au mur de l’enclos de Luke Neale. De l’autre côté de ce murcoulait la rivière de Moyne, qui bornait, vers le nord, lespropriétés de ce riche middleman (locataire intermédiaireentre les grands propriétaires et les petits fermiers). Pat étaitvalet de ferme et gardien de l’enclos. Il avait pour chargespéciale de veiller sur la porte du bord de l’eau. Au beau milieude son premier sommeil, le pauvre Pat fut éveillé en sursaut pardes coups faibles et discrètement frappés à la porte d’enclos.

– Pat ! disait en même temps unevoix contenue ; Pat, mon garçon !

Le valet de ferme se retourna sur la paille desa couche et tâcha de croire qu’il rêvait. Il avait fourni ce soirune longue course : la fatigue l’accablait. Mais la voixreprit :

– Pat ! mon bijou ! je suispressé.

Pat se frotta les yeux en gémissant, puis ilsauta sur ses pieds.

– Que voulez-vous et qui êtes-vous ?demanda-t-il par manière d’acquit.

– Mon fils, répliqua la voix du dehors,je suis un neveu de notre tante. As-tu envie que je tebrise le crâne ?

– Arrah ! grommela lepauvre Pat, Dieu ait pitié de nous ! Il n’est pas minuit,Votre Honneur ! Est-ce que la tante Molly est là avec toute sabande ?

Au dehors on frappa du pied et l’onrépondit :

– Je suis seul. Ouvre, ou tu ne feras pasde vieux os, mon ami Pat.

Le valet mit une clef dans la serrure, etouvrit la porte. Un homme en carrick sombre franchit précipitammentle seuil de la porte. Derrière le battant unique, on apercevait laforme grêle de Pat, dont les cheveux ébouriffés cachaient presquele visage.

Il sortait de son lit.

– Bonsoir, Pat ; mon garçon !dit l’homme au carrick. Tu ne m’attendais pas sitôt. Allons !nous avons une heure devant nous : il faut que tu me conduisessur-le-champ à la chambre du major anglais.

– Oh ! mon bon maître, répondit Pat,qui tremblait de froid et de frayeur, venez-vous pour letuer ? ma bouchal ! ce n’est pas la peine :le pauvre Saxon est à moitié mort, et n’a besoin de personne pours’en aller dans l’autre monde. Que Dieu lui fasse grâce de sespéchés !

– Je te dis, répéta l’autre avecimpatience, qu’il faut me conduire à sa chambre sur l’heure.

Pat hésita et trembla plus fort.

– Oh ! mon ami, mon bonmaître ! répliqua-t-il, n’ai-je pas assez travaillé cesoir ? La route est longue jusqu’à la ferme des Mamturks, etje l’ai faite deux fois. Écoutez, mon doux fils ! ayez pitiéde vous et de moi ! Personne ne dort cette nuit à la ferme deLuke Neale, et nous aurons une balle ou deux dans la tête chacun,avant d’arriver à la chambre du Saxon. Bien sûr, VotreHonneur ! bien sûr, mon cher petit ami !

L’homme au carrick le saisit brusquement parle collet de sa chemise. Pat poussa un gémissement, et passa sesdoigts calleux dans les masses ébouriffées de sa chevelure.

– Marche ! dit le nouveau venu.

– Je marcherai, puisque vous le voulez,mon bon maître ; je marcherai, mon bijou, répliqua Pat :mais que Dieu vous pardonne ma mort !

Il ne crut pas prudent de résister pluslongtemps aux ordres du nouveau venu, et rentra chez lui pourrevêtir à la hâte les haillons que nous lui avons vus à la table duvieux Miles, après quoi il se mit en marche à travers l’enclos.

Pat avait passé la soirée en coursesmystérieuses, qui n’étaient point, à coup sûr, dans l’intérêt deson maître, et maintenant il ouvrait la porte à l’ennemi. C’étaitun méchant gardien qu’avait là Neale, le middleman.

L’homme au carrick et lui s’abritaient dumieux qu’ils pouvaient derrière les arbres fruitiers, et tâchaientd’étouffer le bruit de leurs pas sur le gazon. Ils arrivèrent à lafaçade intérieure de la ferme, après avoir traversé l’enclos ettout le jardin. Aucun accident ne vint à l’encontre de leurexpédition. Ils entrèrent.

La nuit était noire dans les escaliers et dansles corridors de la ferme du middleman. Dans l’ombre épaisse, nosdeux compagnons crurent entendre le bruit sourd de plusieurs voixcontenues et inquiètes qui s’entretenaient.

Pat avait dit vrai : on ne dormait guèrecette nuit à la ferme de Luke Neale, et, les placards menaçantsaffichés sur les murailles de Galway suffisaient à tenir tous lesyeux ouverts, toutes les craintes éveillées. Mais, par cela mêmeque chacun était debout, le faible bruit que faisaient nos deuxcoureurs de nuit, en passant le long des corridors obscurs,n’attirait l’attention de personne. Ils arrivèrent sans encombre aubut de leur excursion.

– Voici la chambre du Saxon, dit Pat plusmort que vif. Puis-je me retirer, mon bon maître ?

– Non, répliqua l’homme au carrick ;attends-moi là : ta besogne n’est pas finie.

Il tourna le bouton de la porte et entra. Patdemeura défaillant au dehors.

Chacun sait que servir deux maîtres à la foisest un dangereux métier. Pat servait deux maîtres, et la vaillancen’était point son fort. Il se collait à la muraille, ils’aplatissait et retenait son souffle, croyant à chaque instantsentir dans ses cheveux crépus la main redoutable du middleman.

La chambre du Saxon n’était éclairée que parune chandelle de jonc placée à l’une de ses extrémités. À l’autrebout, on voyait un lit sur lequel un homme était étendu. Auprès dulit, sur une chaise en forme de baquet, une jeune fille au visagedoux et beau avait la tête renversée et les yeux fermés. Elle étaitlà pour veiller le blessé sans doute, et le sommeil vainqueurl’avait surprise au milieu de sa pieuse fatigue.

En dormant, elle souriait : un beau rêvela réjouissait peut-être, et son âme de vierge envoyait des refletspurs à son front.

Le blessé avait les yeux ouverts. Ses traits,éclairés vaguement par la lumière lointaine, étaient réguliers etnobles ; mais il y avait dans son regard une torpeur morne,qui ressemblait au dernier sommeil. Ses bras et sa poitrine étaienthors des couvertures ; sous sa chemise fine et transparente,on apercevait, au sein droit, des linges tachés de sang. Ses mainsétaient incolores comme des mains de cadavre ; son visage,pâle et immobile, ne gardait d’autre signe de vie que le soufflefaible passant à travers ses lèvres blanches entrouvertes.

L’homme au carrick avait son voile noir sur lafigure. Il marcha doucement jusqu’au lit : le blessé ne bougeapoint ; la jeune fille ne s’éveilla pas. Arrivé auprès dumajor, l’étranger souleva la toile qui couvrait son visage, et sepencha au-dessus du lit.

– Percy Mortimer, dit-il, mereconnaissez-vous ?

– Vous êtes un Payeur de minuit,répondit le blessé d’une voix à peine intelligible. Je ne puis pasme défendre. Épargnez cette jeune fille et tuez-moi.

L’étranger alla chercher la chandelle de joncet la mit devant son visage.

– Percy Mortimer, dit-il encore, mereconnaissez-vous ?

– Non, répliqua le major.

– Nous nous sommes vus deux foispourtant, prononça l’homme au carrick d’une voix lente etgrave : une fois auprès de Londres, à Richmond, où vous avezmis votre épée entre ma poitrine et le fer d’un assassin.

– Je ne m’en souviens pas, répliqua lemajor.

– Une autre fois, dans le bog deClare-Galway, où je vous ai payé une partie de ma dette.

Le major le considéra plus attentivement.

– C’est vrai, dit-il, vous m’avez sauvéla vie, monsieur. Que voulez-vous de moi ?

– Un fils de mon père, répondit l’hommeau carrick en relevant la tête avec orgueil, rend trois coups pourun coup et trois bienfaits pour un bienfait. Je vais vous sauver lavie encore une fois, major Percy Mortimer, et je n’aurai acquittéque les deux tiers de ma dette.

Kate Neale, la jeune fille endormie, fit unléger mouvement, comme si elle allait s’éveiller. L’étrangers’empressa de laisser retomber son masque. Puis, saisissant unmouchoir de soie qui était sur le lit du major, il bâillonna lajolie garde-malade avant qu’elle eût pu prononcer une parole ouexhaler un gémissement.

– Kate, chère petite sœur, murmura-t-il,je suis là pour vous sauver, vous aussi.

L’épouvante qui était dans les yeux de lajeune fille, ainsi éveillée par une terrible apparition, fit placeà la surprise. Elle jeta sur l’étranger un regard aigu, comme sielle eût voulu percer le masque qui couvrait son visage. L’homme aucarrick avait prononcé ces derniers mots d’une voix douce ettendre. Il reprit avec un dur accent de menace :

– Kate Neale, et vous, monsieur le majorvous allez me suivre, et, sur votre vie, vous allez voustaire !

Il éteignit brusquement la chandelle de jonc,et alla chercher Pat, qui attendait toujours à la porte.

– Aide-moi à charger le Saxon sur mesépaules, dit-il, puis tu prendras ta jeune maîtresse par la main ettu nous suivras.

– Arrah ! que Dieu aitpitié de nous ! grommela le pauvre valet de ferme.

Il obéit cependant : le major, enveloppédans ses couvertures, fut chargé sur les épaules de l’hommemasqué ; puis Pat prit par la main Kate bâillonnée etdemi-morte de frayeur. On s’engagea de nouveau dans le corridor.Cette fois il était presque impossible de ne pas éveillerl’attention des habitants de la ferme.

– Qui diable se promène comme cela ?cria de loin Luke Neale.

– Réponds ou tu es mort ! ditl’homme masqué à Pat.

– Oh ! Votre Honneur, répondit Pat,que la frayeur étouffait, c’est moi qui viens voir si tout estbien. Dieu soit béni ! Bonne nuit, Votre Honneur !puissiez-vous vivre longtemps !

L’étranger était au bas de l’escalier avec sonfardeau.

– Ouvre la porte de l’écurie, dit-il àPat lorsque celui-ci l’eut rejoint, et attelle un cheval auchar.

– Mais, mon bon maître, on va nousentendre ! objecta Pat d’une voix larmoyante. L’homme aucarrick, soutenant le major d’une main, étendit son autre bras versPat, qui sentit le froid d’un pistolet sur sa tempe.

– Que Dieu nous sauve ! murmura-t-ilavec détresse. Arrah ! arrah !

Et il ouvrit la porte de l’écurie. Il n’yavait personne dans la cour, et l’attention des gens de la fermeétait portée exclusivement sur le dehors. Le char fut attelé.L’homme masqué y déposa son fardeau auprès de Kate Neale, dont ilbaisa la main. Pat se mit sur le siège, et l’équipage partit.

Le middleman et ses gens entendirent legrincement de la porte qui s’ouvrait et le bruit du char cahotantsur les pierres du chemin. Ils se demandèrent ce que c’était ;mais à cette question nul ne sut répondre, et, dans cette nuit deterreur, on n’avait pas beaucoup de loisir à donner à la solutiond’une énigme.

L’homme au carrick redescendit le jardin encourant, sortit par la porte de l’eau, et monta sur son poney, quil’attendait, attaché en dehors de l’enclos. Le poney partitaussitôt ventre à terre.

Tout cela s’était passé en quelquesminutes.

Les fils de Diarmid attendaient toujours dansle défilé entre Corbally et la Moyne. Ils entendirent un bruit dansles grands saules qui bordent la rivière, et un cavalier se montraaux pâles rayons de la lune. C’était l’homme au carrick sombre quivenait d’enlever Kate Neale et le major Percy Mortimer.

– Qui va là ? demanda Mickey.

– Payeur de minuit.

Le cercle des fils de Diarmid s’ouvrit, et lenouvel arrivant, rejetant son voile en arrière, découvrit lesnobles traits de Morris. Il vint occuper le centre du cercle, etson œil compta ceux qui l’entouraient.

– Dieu sauve l’Irlande ! dit-il àvoix basse : il reste Jermyn à notre vieux père.

– Dieu sauve l’Irlande ! répétèrentles six Mac-Diarmid.

La lune tombait d’aplomb sur leurs visagesénergiques et beaux, qu’entouraient les boucles humides de leurchevelure. C’étaient sept hommes forts, sept cœurs intrépides, quin’avaient qu’une seule volonté. Il fallait dire :Malheur ! à quiconque était leur ennemi.

– Frères, reprit Morris d’une voix fermeoù il y avait de la tristesse, nous avons pris le voile noir àl’insu les uns des autres et de notre propre volonté. Dieu veuilleque là soit le salut de la patrie !

– Nous tâcherons, dit Mickey.

– Nous vaincrons ! s’écrièrent lesplus jeunes.

Morris leva au ciel ses grands yeux noirs, etmurmura d’une voix si basse, que ses paroles arrivèrent à peine auxoreilles de ses frères :

– Ceux que nous respectons et ceux quenous aimons nous donnent leur mépris. Vaincre est possible, et l’onpeut toujours mourir ! Sa tête se pencha un instant, puis illa redressa et reprit tout haut :

– Nous avons été choisis : que ledevoir s’accomplisse !

Owen, qui était resté silencieux et inquietjusqu’à cet instant, s’approcha de lui.

– Frère, dit-il à voix basse, Kate Neale,ma fiancée, est en péril de mort : laissez-moi la sauver.

– Kate est ma sœur, puisque mon frèrel’aime, répliqua Morris : je viens de la ferme de LukeNeale.

Owen prit la main de Morris et la pressapassionnément contre son cœur.

– Le temps presse, dit Mickey, et celuiqui doit nous guider ne vient pas.

– Celui qui doit vous guider est venu,répliqua Morris : suivez-moi.

Au moment où ils s’ébranlaient, un huitièmecavalier sortit du bog à bride abattue et entra dans le défilé. Lessept frères avaient remis précipitamment leurs voiles.

– Qui vive ? demanda Morris.

– Payeur de minuit répondit sousla toile noire une voix douce et presque enfantine.

– Jermyn ! prononcèrent à la foisles sept Mac-Diarmid.

Et Morris ajouta d’une voix triste :

– Le vieillard n’a plus de fils selon soncœur. Que Dieu sauve l’Irlande !

Minuit approchait. Les huit frères reprirentle galop. Entre Corbally et Men-Lough, à mille pas environ du litde la Moyne, la lune montrait une grande masse noire, dont leslignes indécises et heurtées tranchaient sur le ciel blanc. Lacavalcade se dirigea vers ce lieu.

À mesure qu’on approchait, on pouvaitdistinguer de longs pans de murailles, percés de symétriquesogives, qui fuyaient au loin et se perdaient dans l’ombre :c’étaient les ruines de l’abbaye de Glanmore, une de ces merveillescatholiques dont les débris traversent les siècles.

Les huit Mac-Diarmid entrèrent à cheval dansun long cloître, dont la voûte ouverte laissait apercevoir le ciel.Ils ne mirent pied à terre qu’au centre des bâtiments de l’abbaye,dans une grande salle presque entièrement conservée, à un angle delaquelle s’ouvrait un large escalier souterrain.

Les fils de Diarmid descendirent les marchesde cet escalier. Les poneys, libres, cherchèrent dans les cloîtresun lieu où l’herbe croissait plus dru, et se couchèrent pantelantssur le sol.

Le voyageur attardé qui eût passé devant laruine séculaire, aurait pu admirer les restes majestueux de lavieille abbaye et s’y croire dans la plus complète solitude. Unsilence absolu régnait dans les vastes corridors et dans les sallesimmenses, dont les fenêtres, dépourvues de vitraux, laissaientpasser le vent de la nuit avec les rayons de la lune.

Çà et là, quelque saint mutilé apparaissaitdans sa niche profonde. Les colonnettes jaillissaient du sol enfaisceaux et s’arrêtaient à mi-chemin de la voûte, brisées par lamain du temps. Le lierre et la mousse pendaient aux arêtes descorniches, qui s’avançaient au-dessus du vide et demeuraientsoutenues par une force inconnue, après la chute de leursappuis.

C’était une scène de désolation, grande etpoétique. La lune, qui jouait dans les arceaux brisés, éclairaitles jours délicats de ces vieilles dentelles de pierre. Le tempssemblait sommeiller et s’arrêter parmi ces splendeurs d’un autreâge. Nul bruit n’en troublait le silence solennel, si ce n’est lechant de la bise, qui gémissait en frôlant les pierresmoussues.

Mais tout à coup un fracas mystérieux se fit.C’était comme une clameur formidable sortant des entrailles de laterre. Le sol des vieilles salles trembla, et les mille échos desruines retrouvèrent leurs voix endormies.

Une lueur apparut à l’orifice de l’escalierpar où les Mac-Diarmid étaient descendus. L’instant d’après, unefoule masquée de noir fit irruption dans la salle, et traversa ensilence les ruines de l’abbaye.

En avant de cette foule, il y avait un hommede taille presque colossale, vêtu d’une mante rouge à capuchon,comme celle des femmes du Connaught, et qui tenait élevée au-dessusde sa tête une énorme branche de bog-pine (pin résineuxdes marais). La foule sortit des ruines, et se mit à marcher au pasde course, sans prononcer une parole. Le géant brandissait lebog-pine au dessus de sa tête, et laissait derrière luiune longue traînée de feu.

Les plis de sa mante rouge flottaient,éclairés vivement ; et, à le voir courir au loin dans laplaine avec sa torche à la grande chevelure de flamme, on prenaitune idée des choses surnaturelles.

Cet homme, chargé du rôle de Molly-Maguire,reine fantastique des ribbonmen, était bien connu, danstous les comtés de l’Ouest, sous le nom de Mahony le Brûleur.

À un mille de l’abbaye de Glanmore, sur larive de la Moyne, une ferme toute neuve élevait ses constructionsblanches, entourées de hangars et de vastes étables. C’était uneferme comme on n’en voit guère en Irlande, et surtout dans lepauvre Connaught.

Il y avait là une apparence de richesse quifaisait contraste avec les indigentes demeures du voisinage.

Nulle lumière ne paraissait aux fenêtres. Oneût dit que tout dormait dans la maison ; mais c’était unsigne trompeur, et celui qui aurait pu s’approcher jusqu’au pieddes murailles, aurait vu plusieurs canons de fusil briller derrièreles contrevents, ouverts à demi.

Cette ferme appartenait à Luke Neale, lemiddleman, agent d’affaires de lord George Montrath, propriétairede presque toute la partie occidentale du Galway.

Lorsque apparut au loin la lueur sanglante dubog-pine, il se fit un mouvement derrière les contrevents :des exclamations de courroux et de frayeur s’entre-croisèrent,mêlées à des gémissements de femmes.

La torche approchait cependantrapidement : on pouvait distinguer déjà, derrière le géant,huit hommes de grande taille, couverts de sombres carricks, quis’avançaient sans armes ; derrière encore on voyait scintillerçà et là dans la foule noire les canons des fusils.

– Qui êtes-vous ? dit une voix émueà l’intérieur de la maison.

– Musha ! grommela le géantMahony. Ils nous attendent, comme de braves coquins qu’ilssont !

Une voix grave sortit de la foule masquée.

– Nous sommes les Payeurs deminuit, répondit-elle. Luke Neale, tu as jeté hors de satenance la vieille Meggy, de Claggan ; nous allons te jeterhors de ta maison : tel est l’ordre de Molly-Maguire.

– Tel est l’ordre de la bonne tanteMolly, répéta en ricanant le géant habillé en femme. En même tempsil agita au-dessus de sa tête encapuchonnée la torche de bog-pine,qui dispersa ses flamboyantes étincelles.

– N’avancez pas, au nom de Dieu !cria-t-on de l’intérieur de la maison.

Les Molly-Maguires ne tinrent aucun compte decet ordre. Trois ou quatre coups de feu retentirent à lafois : deux hommes tombèrent dans les rangs des Payeursminuit.

– Feu ! mes chéris, hurla Mahony leBrûleur, qui secoua sa grande torche.

Une décharge générale suivit cecommandement : des plaintes se firent entendre à l’intérieurde la ferme de Luke Neale.

Une demi-heure après, un violent incendie, quetout secours humain eût été désormais impuissant à éteindre,dévorait la ferme du middleman.

Les lueurs du feu éclairaient un cordon deformes noires, qui entouraient, impassibles et silencieuses, lesbâtiments dévoués aux flammes, et regardaient s’achever l’œuvre dedestruction.

C’étaient les sentinelles de la vengeanceirlandaise. Elles défendaient l’incendie contre le secours.

Le lendemain, il n’y avait plus là qu’unmonceau de cendres fumantes.

Au centre des débris on voyait un pieu fichéen terre, qui supportait un écriteau ; et sur cet écriteau onlisait, au-dessous du nom de Molly-Maguire, en lettres d’undemi-pied de haut :

QUITTANCE DE MINUIT

FIN DU PROLOGUE

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