La Quittance de minuit – Tome I – L’héritière

IV – L’HÉRITIÈRE

La retraite d’Ellen s’appuyait au muroccidental du logis des Mac-Diarmid. C’était une chambre beaucoupplus petite et moins élevée que la salle commune où nous avonsassisté par deux fois au repas du soir de la famille. Lesmurailles, nues comme celles du logis principal, se cachaient çà etlà sous des estampes grossières, mais une sorte de goût délicatavait présidé à leur arrangement, et la main qui les avait choisiesavait donné constamment la préférence aux antiques légendes où lapiété se colorait de poésie.

Pour meubles, il y avait une espèce de commodeen bois noir sculpté, dont la forme massive et lourde parlait dessiècles passés. Le temps avait fait subir aux personnagesreprésentés sur les panneaux de nombreux outrages : on nereconnaissait plus guère le sujet des scènes, et l’amateur le plushabile n’y eût point su déchiffrer l’idée de l’artiste ; maisnéanmoins quelques figures restaient entières et leur vigoureuxrelief accusait un art précieux.

Au-dessus de ce bahut, sur un socle enclavédans le mur, se trouvait une Vierge de pierre qui tenait entre sesbras Jésus enfant, dont le front se couronnait de rayons d’or.Cette sculpture semblait plus vieille encore que le meuble de boisnoir. Elle portait les signes distinctifs de l’art barbare, et sesdraperies ébauchées se raidissaient sur des contours à peineindiqués. Une légende en caractères celtiques était gravée sur lesocle et courait autour d’un écusson de forme ronde, qui contenaitune massue noueuse, un sceptre et un diadème.

C’était la l’unique héritage d’EllenMac-Diarmid.

C’était à la fois son blason et son histoire.Ces vieux débris étaient à elle, et cela suffisait pour tracerautour de la noble fille un cercle mystique, commandant le respectà tous.

Ellen était la fille d’un pauvre qui avaitlabouré durant sa vie un champ étroit et aride, à peine suffisantpour lui donner la nourriture de chaque jour. Cet homme avait eubesoin bien souvent, pour ne point mourir de misère, des secours duvieux Miles et de ses enfants. Mais cet homme était de racesouveraine ; il descendait en ligne directe de Diarmid leRoux, roi des Îles avant l’invasion danoise. À un certain jour del’année, tout ce qui portait le nom de Mac-Diarmid dans leConnaught se réunissait autour de la cabane du pauvre homme qui senommait Randal et qu’on appelait l’Heir (l’Héritier). Ondressait une table dans son champ ; il présidait, assis sur unsiège élevé, au festin que lui donnaient les débris dispersés del’antique tribu.

On parlait du passé lointain, des jours où lechef du clan portait une couronne ; des temps plus rapprochésoù le même chef, descendu au titre de lord, possédait encore undomaine de prince et ne pouvait point apercevoir, en montant sur laplus haute tour du château de Diarmid, un pouce de terre qui ne fûtson héritage. On se disait comment toutes ces richesses avaientpassé une à une aux mains rapaces des protestants, et l’on sedemandait si le doigt de Dieu ne relèverait pas quelque jour unerace jadis si puissante et tombée si bas sous le poids de soncourroux.

On allumait des cierges autour de la Vierge depierre ; on chantait de vieux cantiques et des hymnes deguerre qui avaient traversé de bouche en bouche des générations deguerriers libres et des générations d’esclaves. Et l’on criaitmalédiction sur lord Montrath, le fils des spoliateurs, dont lamaison moderne s’élevait à quelques pas des vieilles tours, et,opulente, semblait railler leur décrépitude abandonnée.

Ellen, à la mort de son père, avait étérecueillie par le vieux Miles, son parent éloigné. Elle avaitemporté la Vierge de pierre. En Irlande, le pouvoir des traditionsest sans bornes ; Ellen, tombée jusqu’à la pauvreté, restaitpour les habitants du pays, et surtout pour la famille, l’objetd’un culte pieux ; elle était toujours la fille des puissantslords et l’Heiress, l’héritière unique de la brancheroyale des Diarmid.

Il ne serait jamais venu à l’esprit du vieuxMiles ou de ses enfants de lui demander compte de ses actions. Elleétait libre ; on eût regardé comme un crime, dans la maison deDiarmid, d’épier sa conduite ou de vouloir pénétrer ses secrets.Elle était reine ; chacun obéissait à ses moindrescaprices.

Et pendant bien longtemps il y avait eu commeune auréole de joie autour du front insouciant de la jeune fille.Miles était son père respecté ; les fils de Miles étaient sesfrères : sa vie coulait paisible et douce ; le repascommun s’égayait à ses radieux sourires.

Le jour, elle courait avec Jessy O’Brien, sacompagne aimée, sur les crêtes blanches du Mamturk ; ellesallaient, causant et chantant, les deux belles filles, poursuivantl’ombre rare des bois ou perdant leurs limpides regards dans lelointain bleu du paysage.

D’autres fois Ellen avait fantaisie d’êtreseule, elle s’asseyait sur le dos d’un poney rapide et dévoraitl’espace, cherchant à tromper l’inquiétude vague de son âme quis’éveillait.

Sa course l’emportait jusqu’à la mer. Ellegravissait les énormes masses basaltiques que la tradition ditavoir été entassées par la main des géants. Elle suivait cesféeriques colonnades, et ces escaliers prodigieux dont la bizarreet gigantesque structure semble le produit d’une imagination depoète ; elle franchissait ces ponts naturels dont l’archetremble au-dessus de l’abîme.

D’autres fois encore, elle descendait au borddes grands lacs ; sa main blanche maniait la rame, et, cachéedans la brume épaisse, elle voguait d’île en île, chantant à soninsu et rêvant doucement.

Puis, le soir venu, elle remontait le Mamturket s’asseyait à la table de famille auprès de Jessy O’Brien, lajoyeuse enfant qui lui souriait et qui l’aimait.

C’étaient des jours bien heureux. L’étrangerpouvait posséder les riches domaines de Diarmid et asseoir sademeure toute neuve auprès du vieux château qui chancelait. Ellenn’allait point songer à ces splendeurs passées. Elle n’avait nidésirs ni regrets ; elle était heureuse de vivre, heureused’être belle, et sa prière montait vers Dieu le soir, comme un douxchant de reconnaissance et d’amour.

Maintenant Ellen était triste ; sesgrands yeux noirs avaient appris les larmes. Tout avait changéautour d’elle : Jessy n’était plus là ; le malheurs’asseyait à la table de Mac-Diarmid. Il n’y avait plus que desvisages sombres sous ce toit où régnait naguère un calme, etsouriant bonheur.

Mais ce n’était pas pour cela seulementqu’Ellen était triste.

À droite de la Vierge de pierre se trouvait unlit étroit, sans rideaux, et qui touchait à la muraille. Ce lit,formé de bois grossier, sur lequel s’étendait un matelas unique,était blanc et frais. Dans la ruelle, il y avait un crucifix defaïence surmontant un bénitier. Au pied un matelas de pailleservait de couche à la petite Peggy. Deux chaises en forme debaquet et une harpe rustique complétaient l’ameublement de lachambre d’Ellen.

Vis-à-vis du lit s’ouvrait une fenêtre basse,qui donnait sur le versant de la montagne et d’où l’on apercevait,lorsque le soleil éclairait le paysage, la plaine cultivée, leConnemara, les vertes hauteurs de Kilkerran, Ranach-Head, lesruines échancrées de Diarmid, et, à l’horizon, l’azur foncé de lamer.

En quittant la salle commune, après le repasde ce soir, Ellen déposa son flambeau sur l’antique commode. Ellejeta loin d’elle sa mante rouge, humide encore de rosée, et dénouases longs cheveux noirs, qui ruisselèrent, lourds et mouillés desueur, le long de son visage. Ses deux mains pressèrent son frontqui brûlait. Machinalement et sans y penser, sa bouche répétait lesparoles latines de la prière du soir, qu’elle venait d’achever.

Le calme qu’elle avait montré durant le repasétait un masque ; ce masque tomba. Elle se laissa choir aupied de son lit et sa poitrine rendit un gémissement.

Pendant quelques secondes elle demeuraimmobile et comme affaissée sous le poids d’une détressenavrante ; puis elle se redressa tout à coup vivement, etgagna d’un saut la fenêtre qu’elle ouvrit. La nuit était fraîche etcalme ; le regard d’Ellen interrogea avidement les ténèbres etse dirigea vers les hauteurs de Kilkerran, qui se rétrécissent ets’aiguisent pour former, vis-à-vis de l’île Mason, le cap deRanach, dont l’extrême pointe est couronnée par les ruines del’ancien château de Diarmid.

La plaine, les montagnes, la mer, toutdisparaissait dans la nuit. Ellen joignit ses mains et leva lesyeux vers le ciel en un mouvement de reconnaissance.

– Il n’y a pas de feu !murmura-t-elle. C’est un jour de répit. Demain Dieu m’inspirerapeut-être un moyen de le sauver !

Elle revint lentement vers le lit, et s’assitsur la couverture. Elle se mit à prier.

Deux larmes brûlantes roulèrent le long de sajoue et tombèrent sur sa main. Elle releva lentement sa tête,rejetant en arrière d’un mouvement paresseux le voile que luifaisait sa chevelure. Son noble visage apparut, suppliant etdévot ; son regard éteint se rallumait à l’ardeur de saprière.

Son âme fléchissait devant le Seigneur, ethumiliait dans l’oraison l’orgueil indompté de sa pensée. Ou bienencore son cœur, révolté soudain, renvoyait le sang à sa joue.Comme elle souffrait, mon Dieu ! Elle aimait un Anglais, elle,la fille des grands lords, dépouillée par l’invasionanglaise ; elle aimait un soldat protestant, elle, la servanteexaltée de la Vierge mère ; patronne du catholicisme ;elle aimait le major Percy Mortimer !

Elle l’aimait de toutes les forces de son âmeet pourtant elle sentait que c’était un amour insensé.

Pauvre Ellen !

Ellen, depuis les jours de son enfance, étaitau milieu de cette famille comme une idole chèrement vénérée. Lereligieux respect du vieux Miles et de ses fils l’avait mise sur unpiédestal d’où elle dominait de trop haut ce qu’elle aurait vouluaimer. Les fils du vieillard la regardaient d’en bas. Ilss’arrêtaient aux bords du cercle fatal, tracé par le cultetraditionnel. Aimer l’Héritière autrement qu’une sainte ducalendrier catholique leur eût semblé un sacrilège. Jessy elle-mêmesa sœur d’adoption, réprimait souvent avec effroi les élans de sadouce tendresse. Elle avait peur d’aimer trop ; chaque baiserdonné ou reçu lui causait une sorte de remords. On eût dit qu’ellevoyait encore au front de sa noble parente la couronne d’or deDiarmid des Îles.

Il en est ainsi dans le coin du Connaught oùse réfugia, au temps des conquêtes, la vieille nation irlandaise.Dix siècles ont passé sur ces souvenirs héroïques, et ces souvenirsrestent debout. Ils se dressent après tant d’années, comme cesfameuses « tours rondes » que garde çà et là l’antiquesol hibernien et qui marquent, dit-on, la place où se livra quelquegrande bataille aux jours oubliés de l’ère païenne. Les savants sedisputent autour de leurs flancs de granit ; les antiquairesmesurent leurs circonférences égales et comptent leurs quatreouvertures, qui regardent invariablement les quatre pointscardinaux. Qui fonda ces murailles éternelles ? Sont-ce desobservatoires, des temples, des sépultures ?

On ne sait plus ; mais ils ne chancellentpas encore.

Nos neveux s’arrêteront comme nous devant cestours mystérieuses et aussi impérissables que les traditionsobstinées du peuple irlandais.

Ellen était seule au milieu de la gloirebizarre que lui faisait cette religion du passé. Pauvre paysanne,son sort était comme une parodie mélancolique de ces royalesdestinées qui, trop hautes, coulent tristes et solitaires au-dessusdu niveau des communes affections. Tout, autour d’elle, lui disaitde fermer son cœur, son cœur généreux.

Un seul, parmi les fils de Diarmid, plusfaible ou plus ardent, laissait son âme rêver d’Ellen. Mais c’étaitun enfant. Son amour se taisait. Il avait honte et frayeur. Il sereprochait son amour comme un crime, il n’avait garde de lemontrer, et ne savait que souffrir tout bas. Ellen, en ce temps,n’avait jamais arrêté sa pensée sur Jermyn.

Un jour, il y eut bien de la douleur sous letoit de Diarmid. Jessy O’Brien, la nièce chérie de Miles et safille d’adoption, avait disparu. C’était une enfant douce, gaie ettimide. Elle aimait Morris Mac-Diarmid depuis qu’elle connaissaitson cœur, et Morris l’aimait. Leur tendresse mutuelle était decelles que le temps cimente et affermit : amours pleins dedévouement et de constance, amours confiants, heureux, tranquilles,dont la racine est tout au fond de l’âme. Leur père les avaitfiancés.

Jessy ne ressemblait point à Ellen. Elle nesavait pas gravir ces merveilleux escaliers de basalte qui pendentau-dessus de la mer, le long des côtes occidentales de l’Irlande.On ne chercha point son cadavre au pied des hautes falaises.

Lord George Montrath était venu, pour lapremière fois de sa vie, passer huit jours, avec quelquescompagnons de plaisir, dans ses terres d’Irlande. Il n’avait jamaisvu, et telle est la règle fashionable, ni ses châteaux, ni sesparcs magnifiques, ni les splendeurs sauvages de ses domaines. Iltrouva cela fort beau. Il chassa. Il ne s’ennuya point.

Ce fut le jour de son départ que Jessy O’Brienmanqua pour la première fois au repas de famille. Avec ellemanquèrent Molly Mac-Duff, la perle de Knockderry, Madeleine Lew,la reine du Claddagh de Galway, et d’autres.

Le vieux Miles dit :

– Enfants, il faut sauver votre sœur.

Morris se leva, prit ses armes et sortit.

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