La Quittance de minuit – Tome I – L’héritière

XV – LANDLORD

Le château de Montrath, que les gens du paysappelaient plus volontiers le Château-Neuf, s’élevait à deux centspas environ des ruines de Diarmid. Ses cheminées étaient à peu prèsde niveau avec la base des tours du vieux manoir. Ce dernieroccupait complètement le plateau étroit qui forme le sommet duRanach, et, à partir de ses dernières constructions le terrain,cédant brusquement, ne laissait nulle place à des constructionsnouvelles.

Le château de Montrath avait été bâti parl’aïeul du lord actuel, Miles Fulton, baron Montrath. C’était unédifice tout anglais et dans le style de ces charmants manoirsmodernes qui abondent dans presque tous les comtés de la richeAngleterre. Seulement il y avait ici quelque chose de plusgracieux, de moins convenu, un peu d’invention et de fantaisie, unephysionomie propre et des lignes qui n’étaient point lareproduction trop exacte de ce plan unique auquel se sont tenus lesarchitectes anglais depuis cent cinquante ans.

La position magnifique avait aidé l’art. Lesfenêtres de Montrath voyaient d’un côté, à revers le vaste et beaupaysage aperçu de la ferme des Mamturks ; de l’autre côté, labaie de Kilkerran et les innombrables îles.

Le parc s’étendait à l’est et au midi,jusqu’au territoire de Connemara et à la mer ; à l’ouest, lesmurs de l’enclos montaient la pointe du cap et allaient rejoindreles ruines de Diarmid.

À l’heure où les gens de Molly-Maguire sehâtaient vers le rendez-vous de la galerie du Géant, le maître dece beau domaine, lord George Montrath, avait réuni dans labibliothèque une demi-douzaine de personnages qui, la tête courbéeet le sourire aux lèvres, semblaient en être encore aux complimentsde bienvenue.

Lord George était un homme de quarante ans,grand, fort, et marqué au plus haut degré de ce cachet britanniquequi fait reconnaître les Anglais dans les cinq parties dumonde.

Il était mis à la dernière mode de Londres,sous son macintosh de voyage. Sa cravate blanche, nouée avec uneprécision merveilleuse, supportait carrément une face large etpleine, dont la peau transparente laissait voir des chairs d’unrouge uniforme. Les joues, le menton, le nez, le front, lesoreilles, tout était rouge, non pas précisément de ce rouge foncéque donne l’ivresse ou l’apoplexie menaçante, mais d’un beau rougeanglais, carminé, luisant, égal et tirant sur la cerise à demimûre.

Les traits de lord George étaient assez beaux,mais trop petits pour l’ampleur charnue de son visage. Le caractèreleur manquait, et ils étaient comme écrasés par deux grossestouffes de favoris blonds qui descendaient seulement un peuau-dessous de l’oreille, pour s’étaler à droite et gauche enéventail. Les cheveux étaient courts et bouclés. Les sourcils,blonds à reflets blanchâtres, ne jetaient point d’ombre sur desyeux clairs et transparents comme s’ils eussent été deporcelaine.

La taille était, comme le visage, bienproportionnée, mais lourde et molle.

Il y avait d’ailleurs au milieu de cetextérieur épais une dose fort suffisante de distinctionfashionable. Nul ne pouvait s’y méprendre : le noble Allanperçait dans toute la personne de Montrath.

Lord George, malgré ses quarante ans, étaitencore un des lions de la mode londonnienne. Ce n’était point dureste un de ces lords irlandais flétris du sobriquet de lords del’Union, nobles d’hier, qui conquirent leurs sièges au Parlement envendant leur pays ; c’était un vrai seigneur, baron depuisGuillaume, et possédant de père en fils une immense fortuneterritoriale.

Ses revenus allaient de quarante àquarante-cinq mille livres sterling (plus d’un million). Il étaitpropriétaire de tout le pays entre les lacs et la mer, et sesfermes couvraient les versants des Mamturks.

Les personnages appelés ce soir auprès de luiétaient ses agents d’affaires.

Le premier en grade, l’intendant de milord,avait nom Robert Crakenwell. Il était du même âge que Sa Seigneurieet avait vraiment fort bon air. Avec quelques milliers de livres derevenu, cet intendant eût fait à Londres une excellente figure.

Il avait vécu dans la grande ville. Il y avaitmangé comme il faut le petit héritage paternel. En ce temps ilfréquentait noble compagnie, et vous l’eussiez pris pour un lord.Il tenait tous les paris, jouait à Brighton et à Bath, courait àEpsom, et possédait sur le turf un nom recommandable.

Ces choses lui avaient valu l’estime de lordGeorge, qui l’avait fait son intendant. Après avoir jeté son argentpar les fenêtres, Robert Grakenwell, devenu sage, écorchait depauvres gens qui mouraient de faim.

Parmi les autres agents, qui étaient tousIrlandais, trois ou quatre se tenaient timidement à l’écart. On nevoyait que leurs grosses têtes chevelues et les pèlerines frangéesde leurs carricks. Deux seulement se montraient hardiment ;c’étaient Dirck Mellyn, le successeur de Luke Neale, sur les bordsde la Moyne, et Noll Noose, du Connemara. Ils portaient tous lesdeux le carrick fauve des fermiers du Connaught.

Dirck était un petit homme d’aspect vif etinquiet, dont les traits pointus disparaissaient presque sous lagrande chevelure celtique. Noll avait un air endormi et niaisementmalicieux ; vous l’eussiez pris pour un maquignon normand,ferré à neuf pour la foire prochaine.

George Montrath était assis sur un divan etmettait ses deux pieds sur une bergère ; la fatigue du voyagerécent avait dessiné un cercle plus rouge autour de ses yeuxtransparents. Crakenwell avait une chaise ; les agentsinférieurs se tenaient debout, et c’était à qui ne pénétreraitpoint trop avant dans le cercle lumineux qui entourait SaSeigneurie.

– Dépêchons ! dit lord George enétouffant un bâillement. Maître Crakenwell, je vous pried’apprendre à ces dignes gens les motifs qui m’ont fait les appelerauprès de moi.

– Milord, répliqua l’intendant avec uneaffectation de respect sous laquelle perçait une parfaite aisance,je serais coupable si j’avais attendu jusqu’à ce moment, après leslettres pressantes de Votre Seigneurie. J’ai déjà parlé bien desfois et de mon mieux.

Montrath regarda tour à tour les deux fermiersirlandais qui se tenaient en avant de leurs collègues, et ramenason œil vers Crakenwell. Il y avait une sorte de prière dans cetteœillade.

Mais l’intendant ne l’exauça point, il demeurafroid et muet.

Les deux middlemen soutinrent vaillamment,chacun à sa manière, le regard du landlord. Dirck Mellyn roula sespetits yeux brillants, et Noll Noose tourna son chapeau à bordsétroits dans ses mains, en souriant tout doucement. Derrière eux ilse fit un murmure timide. Les autres middlemen s’agitaient sur letapis et avaient la fièvre du respect.

– S’il m’était permis de risquer un mot,murmura Noose avec un salut gauche, je dirais à Sa Seigneurie queje ne suis pas fâché de me trouver face à face avec elle… outrel’honneur de lui présenter mon respect… Les temps ne valent rien,n’est-ce pas, Mellyn ?

– Oh ! s’écria Dirck, depuis que lemonde est monde, on ne vit jamais misère pareille.

– Au grand jamais ! appuya le chœurdes middlemen.

– C’est bien vrai ! reprit Noll, etje présume que c’est le moment de demander à notre bon lord unepetite diminution de redevance.

Dirck Mellyn toussa et regarda tout au fond deson chapeau, pour ne pas voir l’effet de ses paroles hardies. Lesagents subalternes soupirèrent à l’unisson et se firent petits dansl’ombre. Noll, au contraire, continua de fixer sur le lord sesprunelles ternes et niaises.

L’intendant Crakenwell s’étudiait à réprimerun sourire. Lord George bailla.

– Combien êtes-vous de middlemen sur ledomaine de Montrath ? demanda-t-il.

– Huit pour le compte de VotreSeigneurie, répondit Noll, depuis la mort du pauvre Luke Neale.Quant à la partie de vos terres qui est gérée par les banquiers deLondres, je crois bien qu’il y a dessus une demi-douzaine d’agentspour le moins. M. Crakenwell sait mieux cela que nous.

– Et combien vous faudrait-il dediminution ? dit encore lord George.

Dirck Mellyn fit un geste de surprise et cessade contempler le fond de son petit chapeau. Le front étroit de NollNoose eut comme un rayonnement d’espoir.

– Que Dieu bénisse VotreSeigneurie ! murmura-t-il d’un accent dévot ; je ne saispas ce qu’il faudrait à Olivier Turner, notre confrère, qui estriche, et qui pourrait bien faire un petit sacrifice à sonlandlord. Il n’est pas ici, le bon garçon ! mais Dirck Mellynet les autres, et moi surtout, par mon salut ! nous sommesplus pauvres que Job. Une centaine de guinées me ferait grand bienpour ma part.

– Je n’en demanderais ni plus ni moins,dit Mellyn avec un sourire inquiet.

Les autres dirent :

– Il ne nous en faudrait pasdavantage !

Tous ces bons hommes, qui avaient le costumeordinaire des fermiers d’Irlande, faisaient doucement leur fortuneen pressurant sans pitié l’indigence de leurs voisins. Ils tenaientà bail une partie considérable du domaine de Montrath, qu’ilssous-louaient, subdivisée en microscopiques tenances, à desmilliers de malheureux.

En cela consiste le métier de middleman oud’agent intermédiaire entre le seigneur et son fermier.

La plupart du temps, il existe entre le lordet le tenancier plus d’un intermédiaire, Londres possède plusieursagences qui prennent à bail des quantités de terres irlandaise, etles font gérer par des intendants domiciliés dans quelque grandeville des quatre provinces. Ces intendants ont des sous-agents surles lieux ; ceux-ci sont vis-à-vis des intendants ce que lesintendants sont à l’égard des banquiers, ce que les banquiers sontpour les landlords. De sorte que tel misérable champ de pommes deterre, à peine suffisant pour nourrir le fermier qui le cultive,doit servir encore des bénéfices aux sous-agents, des bénéfices àl’intendant, des bénéfices aux banquiers et la rente principale dulandlord. Le tenancier meurt à cette tâche impossible ; lesentremetteurs s’engraissent ou sont assassinés : c’est larègle. Quant au lord, il touche sa rente, et ne va point sonder cetabîme de misère.

Montrath reçut d’un air impassible ladéclaration des middlemen.

– Et vous, maître Crakenwell,dit-il ; n’avez-vous point quelque requête de ce genre àm’adresser aussi ?

– Je vis sur le domaine de VotreSeigneurie, répliqua l’intendant ; cela me suffit, et je necherche point à faire fortune.

– Faire fortune ! répétèrent lesagents subalternes d’un ton larmoyant. Ah ! Jésus ! fairefortune dans notre pauvre Connaught, en menant le métier demiddlemen !

Montrath releva sur eux son regard froid etlassé.

– Vous êtes de bons garçons, dit-il, etje veux faire quelque chose pour vous. J’étais venu avecl’intention de vous imposer à chacun une augmentation de troiscents livres.

– Trois cents livres ! s’écrièrent àla fois les middlemen.

– Trois cents livres, répéta paisiblementlord George ; mais puisque les temps sont difficiles, Dieu megarde d’augmenter vos embarras. L’année prochaine je diminuerai vosfermages ; l’année d’après aussi, l’année suivante encore.

Les middlemen, au lieu de témoigner leur joiede ces promesses inespérées, gardaient tous le silence.

Mellyn roulait ses petits yeux vifs, quidisparaissaient, se remontraient et disparaissaient encore, sousl’ombrage de ses gros sourcils, avec une rapidité prestigieuse. Lebon Noll Noose semblait atterré ; il fixait sur le lord sonregard plein de détresse et de défiance. Il écrasait sans lesavoir, sous son bras, le feutre fauve de son chapeau rond, etressemblait à un homme étourdi par la menace imprévue d’un grandpéril.

– Vous m’entendez bien, mes garçons,reprit Montrath je veux vous venir en aide, comme c’est mon devoir.Point d’augmentation ! une simple somme, – une misère !que des circonstances extrêmes me contraignent à exiger devous.

– Ah ! Jésus ! Jésus !balbutièrent les malheureux middlemen, qui étaient tout pâles.

– Trois cents livres chacun, poursuivitMontrath, pas un schelling de plus, et soyez sûrs que vous serezles mieux traités de vos confrères.

– Mais, milord…

– Olivier Turner, qui n’est pas un bonserviteur comme vous, paiera six cents livres.

– Oh ! il le peut bien, ditMellyn.

– Cela et le double ! appuya NollNoose.

– Les autres, continua Montrath seronttraités comme ils le méritent. Allez vous coucher, mes enfants, etque la somme soit ici avant demain soir.

Les petits yeux de Mellyn avaient un mouvementde rotation extraordinaire ; Noose écrasait son chapeau etregardait ses pieds dans une attitude désespérée.

– Allez, mes enfants, allez ! répétalord George d’un ton tout paternel.

Les quatre agents que leur modestie avaitréduits au rôle de comparses se dirigèrent docilement vers laporte. Dirck et Noll les suivirent à contre-cœur. Arrivé au seuil,Mellyn se retournaet fit quelques pas vers l’intérieur de la chambre.

– Votre Seigneurie, dit-il, OlivierTurner pourrait bien payer sept cents livres, voyez-vous !

– Il paiera sept cents livres, répliquale lord.

– Musha ! s’écria Nooseénergiquement, mettez-le à huit cents, mon bon lord !

– Je le mets à huit cents.

Les middlemen saluèrent respectueusement et seretirèrent à demi consolés.

En définitive, c’étaient leurs pauvresfermiers qui devaient payer cet impôt extraordinaire. Ilscomptaient bien élever les redevances d’autant et chasser sanspitié ceux qui ne pourraient pas solder cette rente exagérée. Desfamilles nues allaient descendre dans les bogs, sans pain et sansasile…

Montrath et Crakenwell restèrent seuls. Lelord quitta le centre du sofa et prit place à l’une de sesextrémités, invitant du geste l’intendant à s’asseoir. Crakenwells’assit sans se faire prier, et plutôt avec l’aisance d’un égalqu’avec la soumission respectueuse d’un inférieur. Il avait suiviles deux middlemen d’un regard équivoque où se mêlaient l’ironie etla pitié. La pitié ne s’adressait point aux middlemen.

– Cela pourra durer quelques annéesencore, dit-il, répondant à sa propre pensée ; mais les filsde Vos Seigneuries, milords, n’auront point d’héritage enIrlande.

– Nos fils aviseront, dit Montrath.Robert, vous avez toujours eu un grain de philosophie. Laissonscela, et parlons de choses plus sérieuses… Vit-elleencore ?

– Je le crois, répondit Crakenwell.

Un peu de pâleur était venu au front de lordGeorge ; sa physionomie épaisse laissa percer un mouvement dejoie. Il prit son mouchoir pour essuyer ses tempes, où il y avaitdes gouttes de sueur.

Crakenwell, renversé sur le dos de l’ottomane,avait les yeux au plafond, et gardait l’apparence du calme le pluscomplet.

Lord George l’examinait en dessous. C’étaitquelque chose de bizarre que cette précaution chez un homme dontles habitudes poussaient le sans-gêne jusqu’à la brutalité. On eûtdit que, pour un motif ou pour un autre, lord George avait peur deCrakenwell.

– Allons, Robin, mon ami, cela me faitplus de plaisir que je ne puis vous dire. Il fallait bien que je memariasse, après tout, et je ne pouvais pas rester ainsiéternellement dans la gêne. Mais l’idée d’un meurtre… c’est plusfort que moi… Je me rappellerai toujours la terrible nuit que j’aipassée le soir où vous attaquâtes, ce rustre de Mac-Diarmid dans lebois de Richmond.

– Ce fut un méchant coup, dit froidementCrakenwell ; Votre Seigneurie ne m’y reprendrait plusaujourd’hui ; mais j’étais un homme ruiné, et mes créanciersne me laissaient pas d’asile pour reposer ma tête. Dans ces cas-làon fait ce qu’on peut.

– Grâce à Dieu, dit Montrath, vousmanquâtes le rustre !

– C’est-à-dire que Percy Mortimer, quin’était alors que capitaine, se trouva là par la grâce du diable.Celui-là est un fâcheux que j’ai heurté plus d’une fois sur monchemin. Sans lui, milord, vous auriez une sotte affaire de moinssur les bras.

– Et un poids de plus sur la conscience,murmura Montrath.

Crakenwell le regarda en face.

– Les scrupules de Votre Seigneurie,répondit-il, sont un peu tardifs, mais assurément bienrespectables. Moi je retirai de cette affaire un coup d’épée qui metraversa le bras ; c’est un souvenir qui m’empêchera del’oublier jamais… et, à parler franc, j’aimerais mieux un remords.Mais je préfère encore ma situation à celle de VotreSeigneurie.

– Connaissez-vous donc mes embarrasnouveaux ? demanda Montrath avec une sorte dedécouragement.

– Milord, je les devine à peu près. Detoutes les façons d’agir, celle que vous avez choisie était la plusdangereuse. Je m’étais fait l’honneur de vous donner là-dessus monhumble avis, mais Votre Seigneurie a cru tout concilier en prenantun moyen romanesque, usité seulement dans les tragédies deDrury-Lane. Ce moyen laisse en repos votre consciencetimorée : tout doit être pour le mieux.

Le rouge monta au visage de Montrath et sessourcils se froncèrent, mais il réprima vite ce mouvement decourroux.

– Ami Robin, dit-il doucement, vous êtestoujours railleur ; mais il n’est pas donné à tout le monde depousser si loin que vous la philosophie.

– Tuer lentement, murmura Crakenwell, outuer d’un seul coup, c’est toujours tuer, milord.

Montrath mordit sa grosse lèvre et s’agita surles coussins. Crakenwell croisa ses jambes et se mit de plus enplus à l’aise.

– Savez-vous, milord, reprit-il, que monmétier n’est pas des plus agréables ici ?

– Ne gagnez-vous pas suffisamment ?demanda Montrath.

– On ne gagne jamais suffisammentlorsqu’on a passé la quarantaine et qu’on a la prétention de jouirencore de la vie. Mais il ne s’agit pas de cela : mes revenussont honnêtes et je m’en contenterais à la rigueur, si je ne voyaispas toujours au-dessus de ma tête une épée suspendue par un fil.C’est renouvelé de Damoclès, et ce n’en est pas plus gai. Milord,j’aurais fantaisie de revoir Londres, et de laisser à un plus bravel’honneur de vous représenter dans le Connaught.

– Nous causerons de cela, Robin.

– J’aimerais en causer tout de suite.

– C’est que mes affaires sont dans unétat !…

– Vous savez bien, interrompitl’intendant, qu’un millier de livres par mois suffit amplement àmon train de vivre.

Montrath essaya de sourire.

– Vous faites un joyeux compagnon. Robin,murmura-t-il ; voyons, parlons sérieusement et donnez-moi unbon conseil.

Crakenwell ne perdait point son aird’indifférence et parlait comme un homme admirablement sûr de sonfait.

– Mes conseils sont fort au service deVotre Seigneurie, répliqua-t-il ; je suis prêt à les luidonner, quitte à reprendre dans un instant l’entretien au point oùnous le laisserons. De quoi s’agit-il ?

– Je suis ruiné, Robin, dit Montrathd’une voix chagrine et fatiguée : Mary Wood me coûte cher, etses exigences augmentent tous les jours.

– Je vous l’avais prédit, milord.

– Assurément Robin ; mais c’est unconseil que je vous demande.

L’intendant réfléchit quelques instants ;un sourire errait autour de ses lèvres.

– C’est une femme de tête que cette MaryWood, reprit-il avec admiration, elle a profité de l’occasion mieuxque moi : hier, pauvre servante, elle est aujourd’hui richecomme une pairesse. Ah ! ah ! milord, ce dévouement-làdevait vous coûter cher.

Montrath fixait ses yeux dans le vide etjoignait ses mains sur ses genoux avec découragement. Le rouge deson visage était moins vif et arrivait à une sorte de pâleur.

– Oui, murmura-t-il, cela me coûte cher…horriblement cher ! elle est insatiable ! Et si cen’était que de l’or ! mais des craintes incessantes ! Jene vis plus, Robin ! cette créature s’attache à mes pas commeune vivante menace. Je la vois partout : au théâtre, au parc,à l’église ! On se demande à Londres d’où elle sort, et quellefortune peut suffire à son luxe insensé. Elle a pris un appartementmagnifique dans Portland-Place, vis-à-vis de ma propre maison. Ellea des chevaux hors de prix, des diamants des toilettes écrasantes,et chaque fois que je sors, je vois sa figure stupéfiée parl’ivresse se balancer sur les coussins de son splendideéquipage.

– Elle s’enivre toujours ? ditCrakenwell à voix basse : ce serait un moyen…

Montrath le regarda en face et l’interrogead’un œil avide. Crakenwell jouait avec les franges del’ottomane ; il ne jugea point à propos de poursuivre.

– Et puis, reprit le lord, au moindreretard, des menaces ! Ce qu’elle demande, il lui faut àl’instant même, et quelle que soit la somme, sinon elle entre enfureur et veut tout révéler à lady Montrath !

– C’est le défaut de la cuirasse, murmuraCrakenwell ; le gin ne lui ôte pas tout son bon sens, à cequ’il paraît. Moi je n’y mettrais pas tant de raffinement qu’elle,et j’irais tout bonnement au coroner, en cas de discussion avecVotre Seigneurie.

– Vous, Robin ! s’écria Montrathatterré.

– Le cas échéant, répliqua Crakenwell.Veuillez bien me comprendre, ceci est une pure et simplehypothèse ; je suis bien assuré que Votre Seigneurie ne memettra jamais en position de l’accuser d’assassinat ou seulement debigamie.

Montrath se leva et se pressa le front à deuxmains.

– Quant à cette Mary Wood, repritpaisiblement Crakenwell, ses prétentions me semblent exorbitantessi elle prend tout, il ne restera rien pour moi ; je m’yoppose. Elle est à Londres ?

– Le sais-je ? répondit Montrathavec la fatigue du désespoir ; elle me suit partout comme leremords. Je l’ai vue en France, où j’avais conduit ladyMontrath ; je l’ai retrouvée en Italie. Elle découvre ma traceavec une infernale adresse. Qui sait si elle ne sera pas demain àGalway ?

– C’est le noir chagrin, d’Horace !murmura Crakenwell, qui avait lu ses auteurs. Si elle vient, je neserai pas fâché de la voir. En somme, elle et moi nous sommes deuxpuissances alliées.

– Vous vous mettriez donc avec ellecontre moi ? dit Montrath piteusement.

– Pure et simple hypothèse, milord. Toutce qu’on pourrait dire, c’est que la chose n’est pas absolumentimpossible.

Montrath tourna le dos et se prit à parcourirla chambre à grands pas. Crakenwell gardait : son attitudeimpassible. Il suivait lord George d’un regard indifférent etoccupait son loisir à effiler les franges de l’ottomane.

Montrath étouffait. Il ouvrit brusquement, lafenêtre pour donner à sa poitrine oppressée l’air frais de la nuit.Le feu du cap Ranach brûlait à deux cents pas de lui, au sommet dela montagne, et mettait ses lueurs sombres sur les grandes tours deDiarmid. Cette vue fit diversion à l’abattement du lord.

– Qu’est-ce là ? demanda-t-il en serejetant vivement à l’intérieur de la chambre.

Crakenwell se leva et vint s’accouder àl’appui de la croisée. Il regarda le feu durant quelques secondessans mot dire.

– Cela, répliqua-t-il, c’est un signalqui m’appelle à Londres et m’avertit que les affaires de VotreSeigneurie sont dangereuses à manier par le temps qui court.

– Je ne vous comprends pas, Robin, ditMontrath.

– Les balles vont vite, murmural’intendant, et quand ces diables de Molly-Maguires s’assemblent,on n’est jamais sûr de coucher dans son lit le lendemain.

– Ce serait un signal desribbonmen ? balbutia Montrath.

Crakenwell fit un signe de têteaffirmatif.

– Si près du château !

– Voilà déjà trois ou quatre fois que jevois ce feu, répondit Crakenwell. Je pense bien qu’ils sont quelquepart dans les grottes de la falaise. Milord, veuillez vousretirer ; je crois prudent de fermer la fenêtre… les coquinsvisent juste, et que deviendrait mon aisance future s’ils allaientchoisir pour cible Votre Seigneurie !

Crakenwell referma la croisée et allareprendre sa place sur l’ottomane. L’agitation du Montrath étaitrevenue plus forte, et il se promenait à pas précipités, enlaissant échapper de confuses paroles.

– Encore un danger ! murmurait-il.Des menaces partout… partout… partout !

Il vint se mettre devant Crakenwell et croisases bras sur sa poitrine.

– Les Mac-Diarmid ne savent rien ?dit-il.

L’intendant haussa les épaules.

– Je n’ai jamais songé à m’informer decela, répondit-il ; c’est une affaire entre eux et vous,milord.

– C’est que je me souviens de ces huitfrères qui se dressèrent un matin, menaçants, devant mon réveil. Ily a autour de moi un cercle fatal, Robin… je n’en sortirai pas.

– C’est mon avis, milord, réponditl’intendant froidement.

Montrath le regarda avec colère.

– Prenez garde, maître Crakenwellj’écraserai quelque jour cette poignée de misérables quim’entourent et qui me font peur !

– Essayez ! murmura l’intendant sanss’émouvoir.

Montrath, en un mouvement de rage aveugle, fitun pas en avant et leva son poing fermé. Crakenwell ne bougea pas.Montrath, au lieu de frapper, laissa retomber ses bras le long deses flancs ; son front se courba sous la conscience de sadétresse.

– Robin, dit-il d’un ton suppliant, nousavons été amis autrefois ; ayez pitié d’un vieux compagnon.Cette femme à qui j’ai fait tant de mal serait moins impitoyableque vous… elle me pardonnerait ! Vous savez où elle est,dites-moi sa retraite.

Crakenwell cessa de jouer avec les franges del’ottomane, et regarda le lord d’un air étonné.

– Ne savez-vous point où Mary Wood l’aconduite ? demanda-t-il.

– Je sais, répondit le lord d’une voixbasse et tremblante, qu’elle est enfermée vive dans une sorte detombeau, voilà tout.

Crakenwell eut un long et franc éclat derire.

– Cette Mary est une femme de tête !s’écria-t-il. Eh bien milord, je n’en sais pas plus long que vous.Elle est en France peut-être… peut-être en Écosse… ou bien encore,qui sait ? Mary Wood est bien capable de l’avoir cachée dansLondres !

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