La Quittance de minuit – Tome I – L’héritière

XVIII – IMPRESSIONS DE FENELLA DAWS

Ce jour devait être solennel dans la vie demistress Fenella Daws. Que d’observations elle allait faire dans cecourt espace de temps ! Que de pensées fines et profondes elleallait jeter sur le papier ! Que de pages ajoutées aux pagesprécieuses de son volumineux carnet !

Mistress Fenella Daws n’avait jamais vu laFrance ; son gazouillement britannique, aigu, chantant ettirant du gosier des notes inconcevables, n’avait jamais fait lajoie du gamin de Paris, sur nos boulevards ; mais elle étaiten Irlande, elle était au sein du lointain Connaught, Parmi sesamies dans Cornhill, Cheapside et même dans le Strand, qui doncpouvait lui faire concurrence à cet égard ?

On va aux Antilles, au Cap, aux Indes, enChine, mais on ne va pas en france. La position de mistress Dawsavait positivement du rapport avec celle de Christophe Colomb. Elleavait découvert le Connaught.

Libre à elle, au retour, d’user largement duprivilège des voyageurs. Elle avait le droit de tout dire :personne ne pourrait contrôler ses assertions, et la prendre enflagrant délit de mensonge.

Il n’avait fallu rien moins que cetteperspective brillante pour porter la compagne de Josuah Daws, esq.,l’une des femmes les plus délicates et les plus élégantes dePoultry, à entreprendre ce dangereux voyage ; mais son espritpénétrant et sûr lui avait montré la récompense au bout du labeur.Elle avait fait faire un portefeuille énorme. Elle avait mis dansun coin de sa malle plusieurs bouteilles d’eau contre les rides,cosmétique puissant dont elle usait, hélas ! depuis longtempsen vain. Elle avait échangé avec ses amies de déchirantsadieux ; puis, faisant appel à tout son courage, elle avaitbravé les tempêtes du canal Saint-George.

Les femmes comme mistress Daws ont des yeuxsouvent assez laids, mais qui ne voient point. Il y a comme unelentille absurde et fantastique entre elles et la réalité. Leurmémoire se met au-devant de leur prunelle ; elles ne regardentpoint, elles ont lu tant de poèmes et tant de romans !

La nature est pour elle un plagiat, une copiesouvent pâle et mauvaise des belles descriptions qui les ontcharmées. Mistress Daws avait trouvé la mer prosaïque ; lesgrandes vagues ne lui avaient point donné suffisamment à rêver. Auxpremiers pas qu’elle avait faits en Irlande, elle s’était indignéede trouver sur son chemin des êtres gardant à peu près la formehumaine ; elle eût voulu des orangs-outangs ; ou tout aumoins des Caraïbes peints en rouge et s’entre-tuant avec des arêtesde poisson.

N’était-ce pas odieux ? Il y avait debeaux lacs, de vertes campagnes et des monts dont la croupeharmonieuse s’arrondissait à l’horizon. Que faire de toutcela ?

Mistress Fenella Daws ferma les yeux et semonta la tête.

Quand elle releva les cils blondâtres de sapaupière, tout avait changé d’aspect. Dieu ! que ces hommeschevelus lui donnaient de doux frémissements ! Que ces femmesà mantes rouges avaient bien l’air des prêtresses de la divinitédruidique ! quel feu diabolique dans les yeux de cesenfants ! – Quels monstres se cachaient dans ces basses forêtsde bogs-pines, qui s’étendaient comme un tapis fauve àperte de vue !

Son portefeuille se couvrait ; ellefaisait des provisions pour trois ou quatre saisons successives.Elle avait tout vu, hommes et choses. Elle avait appris le nomirlandais du bâton, et le nom celte de la pipe ; le lilliburoétait transcrit sur son carnet, qui contenait en outre plusieurslithographies à deux sous représentant les divers sites dupays.

Hélas ! elle était bien forcée de confierà ce portefeuille toutes ses impressions de voyage ! Francesn’était point faite en vérité pour la comprendre ; il y avaitentre elles un abîme. Mistress Daws avait dû se l’avouer, il n’yavait pas au fond du cœur vulgaire de cette jeune fille une seuleparcelle d’ineffable poésie. Frances, le croirait-on ? n’avaitrien lu de Maria Regina Roche, rien lu de miss Porter, rien lu desdix ou douze poètes nuageux qui faisaient les délices de satante !

Elle voyait tout avec sa droite raison ;elle mettait à juger les hommes un esprit fin, délicat, mais ferme.Elle parlait simplement, et jamais un hémistiche vaporeux nes’égarait dans sa phrase. Se pouvait-il bien que Fenella eût unenièce pareille ?

Et cet être sans poésie avait dix-huit ans, unvisage charmant, des cheveux d’ange, des yeux doux comme un beauciel !

Destin aveugle ! pourquoi toutes ceschoses n’étaient-elles point à Fenella Daws, qui en eût fait un siadorable usage ?

Il fallait se taire auprès de cette petitefille, qui sentait comme tout le monde et ne savait point donner detours ravissants à sa pensée. Quand parfois Frances s’animait à lavue des merveilleuses beautés jetées à profusion par la main deDieu sur les pauvres rivages du Connaught, quand ses yeux bleusrêvaient, quand son front s’inspirait et semblait s’élargir sousl’or ruisselant de sa chevelure, Fenella espérait un peu ;elle prenait la parole, et, afin de chauffer cet enthousiasmenaissant, elle déclamait quelques pages apprises.

Chose étrange ! au premier mot, Francesredevenait froide ses grands yeux se baissaient ; un nuagemorne descendait sur son front. On eut dit qu’elle s’ennuyaitpurement et simplement. Fenella haussait ses épaules acérées,poignardait sa nièce d’un regard de mépris, et ramenait sa prunelleincolore vers ces sites qu’elle se forçait à admirer.

Ah ! si Frances n’eût point été la fillede feu sir Edmund Roberts, knight, membre du Parlement et l’honneurde la famille Daws ; si Frances n’avait point été élevée à lamaison d’éducation de mistress Behan, dans Pimlico, avec de jeunesladies héritières des plus grands noms, il est douteux pour nousque Fenella eût seulement consenti à supporter sa compagnie.

Mais miss Roberts avait de si bellesconnaissances ! et il était si agréable de placer le nom del’honorable sir Edmund de temps en temps dansl’entretien !

Parfois, grâce à miss Roberts, des équipagesarmoriés s’arrêtaient dans Poultry, devant la porte de JosuahDaws ; des baronnes, des comtesses entraient dans le salonbourgeois de Fenella ! Un jour, lady Montrath s’était assisesur le sofa jaune de mistress Daws.

Lady Montrath ! lady Georgiana Montrath,qui était en vérité l’amie de pension de Frances.

C’était une compensation grande et qui faisaitsupporter bien des choses.

Quant aux mœurs du pays, Fenella les avaitprofondément fouillées ; son mari, qui, par profession, avaitbesoin de tout voir, l’avait conduite à cette grande fête qui ouvrela saison d’été entre les lacs et la mer. Elle avait vu laSaint-Patrick : des danses, des luttes, des devins, dessorcières, des mendiants innombrables, des coups de shillelah etmême des coups de couteau, car une des tentatives de meurtredirigée contre le major Percy Mortimer avait eu lieu pendant lafête.

Le major avait produit sur elle l’effet d’unhéros de roman. C’était la figure principale qui manquaitjusqu’alors au drame de son voyage.

Elle se mit à penser au major. Ses rêveriesdevinrent d’une suavité inquiétante, et la pauvre Frances futobligée de subir des tirades inouïes.

À vrai dire, Frances écoutait moins quelamais. Elle aussi avait rapporté des Mamturks un sujet de rêverie,et bien souvent, soit qu’elle fût seule, soit que la parole vide desa tante bourdonnât à son oreille, l’esprit de la jeune filles’échappait vers ces sites sauvages où elle avait vu le bras d’unhomme contenir une foule furieuse : un homme seul, un jeunehomme, aussi beau que brave, et dont le visage fier s’animait toutau fond des souvenirs de Frances ; un regard orgueilleux etdoux à la fois, un front puissant, une parole éclatante et rapidecomme la foudre.

Elle savait son nom ; car tandis quemille bras l’attaquaient, des bouches sans nombre criaientMorris ! Morris Mac-Diarmid !

Frances ne croyait point aux choses del’amour. La folie de sa tante avait fait sur elle l’effet d’unpréservatif énergique, et tout ce qui sentait le roman larepoussait à coup sûr. Son cœur était, comme son visage, doux etaustère. Frances pensait sincèrement qu’il en était de cela commede tout ce dont parlait sa tante, et reléguait l’amour dans ledomaine des chimères.

Quelle page pour le carnet de FenellaDaws !

Cette poétique femme n’avait plus guère à voiren Irlande qu’un drame judiciaire et la grande comédie desélections.

Or le drame et la comédie s’annonçaient pourle même jour. Il fallait gagner du temps. C’était d’après le vœu deFenella que le vieux Miles Mac-Diarmid subissait de si grand matinson dernier interrogatoire.

Fenella, comme toutes les femmes quiremplissent de leurs pensées écrites de vastes portefeuilles, avaitdes prétentions au sceptre conjugal. L’austère Josuah Daws n’eûtpas demandé que d’être le maître ; mais Fenella, impérieuseautant qu’une jolie femme, avait miné petit à petit la volonté deson mari. Le sous-intendant de police, après une défense quin’était pas sans mérite, avait fini par céder, de guerre lasse, etobéissait à sa femme, tout en gardant ses dehors d’importance et desévère supériorité.

Fenella lui avait dit la veille que soncaprice était d’assister à l’interrogatoire du vieuxpayeur-de-minuit.

Ceci était contre toutes les règles ;pourtant le sous-intendant de police répondit affirmativement,comme toujours.

Le juge Mac-Foote, bien qu’il eût composé leTraité des Visions dans la Veille et des Abstractions de laChair, était un homme galant ; il mit la salle desinterrogatoires à la disposition de mistress Daws, et avançal’heure de la séance, afin que Fenella pût jouir des premièresluttes du poll.

Le matin de ce grand jour, mistress Dawsattacha sur son front légèrement dégarni son tour de cheveux leplus touffu ; elle mit sa robe la plus éclatante et sonchapeau le plus glorieusement empanaché. Il va sans dire qu’ellen’oublia point le portefeuille précieux.

Frances fit sa toilette de tous les jours.

Josuah Daws leur offrit ses deux bras, et ilspartirent tous trois pour la prison au moment où les rues de Galways’éveillaient. Mac-Foote les plaça dans ce coin de la salle où nousles avons vues, et il ne gagna son siège magistral qu’après avoirépuisé en faveur des deux dames le fonds de compliments tenu parlui en réserve pour les grandes circonstances. La représentationcommença.

– Eh bien ! Miles, mon vieil homme,dit le juge avec une douceur affectée, avons-nous quelque petitechose de nouveau à confesser à la justice ?

– Monsieur Mac-Foote, répondit levieillard, j’ai dit la vérité, rien de plus, rien de moins. Qu’ya-t-il au delà de la vérité, sinon le mensonge ?

Josuah Daws, esq., hocha la tête d’un aircapable. Mac-Foote poussa un hem ! retentissant.C’était un bon diable de magistrat irlandais, menteur, astucieuxpar routine, mais ne regorgeant point de malice. Il avait unefigure de rustre sous sa perruque blanche de magistrat.

Il adressait au grave Josuah Daws defréquentes œillades et ne perdait aucune occasion de lui faire leshonneurs de céans.

– Remarquez bien, monsieur Daws, cher ethonorable collègue, reprit Mac-Foote, que cet homme estparticulièrement endurci. Voici peut-être son trentièmeinterrogatoire, et c’est toujours la même réponse !

– En vérité, monsieur Mac-Foote !répliqua Daws d’un air profond.

Fenella écrivit sur sonportefeuille :

« Prison de Galway ; petitesrues ; beaucoup de boue et des haillons qui sèchent au dehors.À la porte un énorme chien d’espèce inconnue, qui aboie comme lesdogues, à peu près. – Prisonnier, Molly-Maguire ; repealersinsolents et aveuglés. Hommes de six pieds huit pouces, rouges,borgnes, et mâchant du tabac. Femme bossue qui se prétend sorcièreet dont les ongles ont plus d’un pouce de long. Salle immense auxgothiques arceaux, à la voûte imposante il y a au centre une sortede trône pour les magistrats, et, dans un coin, des fauteuils pourles dames. Aspect général grandiose et plein de couleur. Typede geôlier : Féroce, sourcils, barbe et cheveux d’un noirfauve, œil sanglant, dents très longue : voix qui faittrembler. Type de porte-clefs : Hypocrite, grossesjoues, petits yeux qui sourient sans cesse, tête chauve et ronde,ventre exorbitant. Vieux prisonnier qui, au premier abord, a l’aird’un saint et qui n’est qu’un misérable bandit ! Obstinationinfernale de ce prisonnier. Beauté du jeune garçon quil’accompagne ; effet que produit master Josuah Daws, dans letableau. »

Comme on le voit, la récolte avait été bonnece matin. Fenella, historien fidèle, suivait les événements pas àpas, se chargeant seulement de mettre un peu de poésie parmi leschoses, et changeant çà et là, pour la couleur, une estradevermoulue en trône, une pauvre grange en salle imposante avecgrande voûte et arceaux gothiques.

– Mon cher et honorable confrère, repritle juge en s’adressant à Daws, votre avis n’est-il pas qu’il fautagir ici avec adresse et douceur ?

Le sous-intendant de police s’inclina en signed’assentiment, et l’ingénieuse Fenella mit sur son grandcalepin :

« Finesses et détours de la justiceirlandaise. » Mac-Foote poursuivit en se tournant versl’accusé :

– Allons, Miles, mon vieil homme, un peude franchise ! Vous êtes ici devant des amis, qui ont unsincère désir de vous trouver blanc comme neige.

Le bon Nicholas essuya ses yeux attendris.

– Cet homme est un affreux tartufe, missFrances ! murmura Fenella en désignant le pauvre porte-clefs.J’aime encore mieux la férocité franche de cet autre… le geôlier,je crois… on sait au moins à quoi s’en tenir.

Frances ne prenait point la peine de cacherson émotion. Si Fenella n’eût été tout entière à son œuvre, elleaurait vu les beaux yeux de sa nièce fixer sur le jeune Mac-Diarmidun regard déjà tout plein d’intérêt. Mais Fenella n’avait vraimentpas le loisir : il fallait que son carnet fût plein auretour.

On ne vient pas deux fois en Irlande.

L’œil de Miles, calme et ferme, était relevésur son juge. À la doucereuse allocution de ce dernier, il avaitrépondu par un silence froid où il y avait quelque dédain.

– Vous voyez, cher et honorable collègue,dit Mac-Foote, entêté comme une mule ! À ce propos, monsieurDaws, permettez-moi de vous faire observer que l’hôtel du RoiMalcolm n’est point un logement convenable pour un gentlemande votre importance…

– Nous parlerons de cela plus tard,monsieur Mac-Foote, répliqua le sous-intendant de police avec undemi-salut protecteur ; nous en sommes à interroger leprisonnier.

Mac-Foote sourit et cligna de l’œil.

– Sans doute, sans doute, murmura-t-il.Miles, mon vieil homme, ne vous impatientez pas. Son Honneur et moinous sommes à vous dans la minute. Je disais donc, mon cher ethonorable confrère, que ces charmantes dames – Mac-Foote salua lesdames – ne sont point à leur place dans une pauvre auberge deGalway. Faites-moi le plaisir de regarder par cette croisée.Voyez-vous ces trois fenêtres qui s’ouvrent sur un mur tout neuf etqui donnent sur ce préau planté d’arbres ?

– Monsieur Mac-Foote, interrompitl’austère Daws ; nous sommes ici pour…

– Bien, bien, cher monsieur ; necraignez-vous pas que le vieil homme s’impatiente ? GilbertFlibbert, occupez-vous à transcrire les réponses du prisonnier.

– Votre Honneur, repartit le petitgreffier, le prisonnier n’a encore rien répondu.

– Du silence, Gilbert ! et plus derespect pour la magistrature, mon ami ! Cher et honorablecollègue, ces trois fenêtres sont celles de l’administrateur desprisons, qui fait sa tournée dans le comté. La cité de Galwayserait heureuse si vous vouliez bien devenir son hôte et acceptercet appartement.

Daws jeta un regard oblique vers les troisfenêtres.

– Nous verrons cela, monsieur Mac-Foote,répliqua-t-il sans rien perdre de son austère suffisance : ily a temps pour tout, et nous sommes ici dans l’intérêt de la chosepublique.

Fenella inscrivit sur son calepin avec unlégitime orgueil :

« Belles paroles de Josuah Daws, esq.,magistrat de Galway. »

Mac-Foote salua et fit effort pour garder sonsourire.

– Cher et honorable collègue, dit-il, jevous remercie de votre avis. Attention, Gilbert Flibbert !Vieux Miles, vous êtes accusé d’avoir porté le manteau rouge deMolly-Maguire la nuit où fut incendiée la ferme de Luke Neale.

– C’est faux, répondit le vieillard.

– On a entendu le nom de Mac-Diarmidprononcé dans les bogs cette nuit-là.

– Mes fils et moi nous dormions à laferme du Mamturk.

– Avez-vous des témoins pour leprouver ?

– La petite Peggy, le valet Joyce et lanoble Ellen pourraient en faire serment.

Le juge haussa les épaules.

– Une servante, grommela-t-il, un valetde ferme et une cousine… Gilbert, écrivez qu’il n’y a pas detémoins.

Les deux Mac-Diarmid ne firent pas unmouvement. Ils restaient dignes et froids, le père appuyé surl’épaule de son fils.

– Mais c’est un mensonge odieux, murmuraFrances dont le visage, sicalme d’ordinaire, exprimait une vive indignation.

– Chut ! miss Fanny, repartitFenella. Ne savez-vous pas que la forme de la justice varie suivantles pays ? Ce juge me plaît beaucoup. Il me semble que nousserons bien logés dans cet appartement que M. Daws accepterace soir.

– Cher et honorable confrère, repritMac-Foote, vous plairait-il d’adresser vous-même quelques demandesà l’accusé ?

– Je n’ai point qualité pour cela,monsieur Mac-Foote, répliqua Daws ; mais veuillez luiapprendre la nouvelle position où le placent les témoignages acquisdésormais au procès.

Aucun muscle ne remua sur le visage du vieuxMiles ; mais Morris devint plus pâle.

Frances, qui le regardait, sentit en son cœurune muette angoisse, et des larmes vinrent à ses beaux yeux.

Au mot de témoignage, maître Allan avaitéchangé un de ses regards terribles contre un des tendres regardsdu doux porte-clefs. C’était une nouvelle phase du procès ;ils ouvrirent tous deux les oreilles.

Gilbert Flibbert lui-même mit sa plume enarrêt et devint attentif.

Mac-Foote se recueillit un instant.

– Je dois vous dire, Miles Mac-Diarmid,reprit-il avec une sorte de solennité, que votre position estcruellement changée. Jusqu’ici la justice avait la convictionmorale de votre culpabilité, mais c’était tout : les premièresmanquaient, et notre cour équitable se serait vue forcée de vousrelâcher à la fin. Maintenant, ces preuves qui nous faisaientdéfaut, nous les avons tenues.

Mac-Foote fit une pause pour constater l’effetproduit. Miles était ferme comme un roc. Sa grande taille sedéveloppait dans toute sa hauteur. Son regard doux et fier tombaitd’aplomb sur le juge. Il y avait une auréole de résignation autourde son front dépouillé par l’âge.

Morris partageait maintenant, au moins enapparence, le calme de son père. Les larmes de Frances s’étaientséchées.

Et, de même que l’austérité habituelle qu’ons’étonnait de voir naguère sur son jeune visage n’avait jamais étéun masque, de même les sentiments divers qui en ce moment agitaientson âme, se reflétaient sans contrainte sur sa physionomie, fidèlecomme un miroir.

Si mistress Daws l’eût observée en ce moment,Fleet-street, Ludgate, Cornhill, Cheapside et Poultry eussent étéprivés des impressions de voyage de l’excellente dame en cettemémorable journée. L’étonnement l’eût empêchée de donner suite àses découvertes intéressantes. Elle eût jeté son crayon et referméson immense portefeuille.

– Poursuivez, monsieur Mac-Foote, dit lesous-intendant de police.

– Ce diable de bonhomme n’a peur derien ! grommela le juge. Vous m’avez entendu, MilesMac-Diarmid ? reprit-il tout haut ; nous avons despreuves. Ces preuves consistent en trois témoins – vousm’écoutez ? – trois témoins qui vous ont vu tenir la torche,depuis les ruines de Glanmore jusqu’à la ferme du malheureux LukeNeale.

Les poings de Morris se fermèrent par unmouvement convulsif et irrésistible.

– Infamie ! murmura-t-il.

Et tout au fond du cœur de Frances une voixs’éleva qui répéta : Infamie !

Elle était persuadée. L’innocence de cevieillard qu’elle ne connaissait point lui apparaissait plus claireque le jour. Elle en eût juré sur son âme et sa conscience. Elle yeût engagé son salut éternel.

Le vieillard, cependant, s’était tourné versson fils et lui avait imposé silence d’un geste souverain.

– Maître Allan, dit Mac-Foote,placez-vous, je vous prie, auprès de ce jeune gaillard… et aumoindre mot jetez-le à la porte, maître Allan.

– Son Honneur a raison, grommela le bonNicholas par habitude.

Allan gronda terriblement, et vint mettre sapersonne effrayante auprès de Morris.

– Que dites-vous de cela, vieilhomme ? reprit Mac-Foote d’un accent triomphant. Troistémoins ! il n’en faudrait qu’un pour vous faire pendre.

– Mon corps est à la loi, répondit MilesMac-Diarmid ; mon âme est à Dieu. J’ai assez longtemps vécupour avoir appris à mourir.

– C’est dramatique ! murmura FenellaDaws. Sur ma parole, Frances, ce sauvage a merveilleusement ditcela ! Un peu plus de sombre dans le regard, un peu plus dedéchirant dans la voix, et il aurait produit à Drury-Lane unfoudroyant effet !

Frances avait la main sur son cœur ; sonémotion l’oppressait.

– Forfanterie que tout cela, vieilhomme ! s’écria le juge. Nous nous verrons à l’audience.D’ailleurs, le Livre dit : « Vous vous dépouillerez dupéché de l’orgueil, » et c’est grande pitié que de voir unmourant qui s’endurcit comme vous dans son crime.

– Juge Mac-Foote, prononça tout bas MilesMac-Diarmid, vous savez bien que je suis innocent.

Le magistrat se troubla sur son siège. Il jetason regard à droite et à gauche d’un air de détresse, et ne repritson assiette qu’après avoir rencontré l’œil terne et impassible deJosuah Daws.

– Encore un assez bel effet, ditFenella.

– Innocent ! reprit le juge enfeignant l’indignation pour cacher un reste de trouble. Vousinsultez la justice, Miles Mac-Diarmid !

– Je suis un pauvre vieillard, jugeMac-Foote ; pardonnez-moi si je vous ai offensé… Mais il y asoixante ans que le vieux Miles est connu entre les lacs et la mer.On sait ce qu’il pense de Molly-Maguire et de tous les whiteboys,quel que soit leur nom. On le sait, et je ne vous le répéteraipoint, juge, parce que vous êtes protestant, et que ces malheureuxsont pour moi des frères égarés. Mais demandez aux cent premiersvenus que vous allez rencontrer en sortant d’ici dans les rues dela ville, demandez-leur : Le vieux Miles a-t-il tenu latorche ? Et tous vous répondront ; tous, entendez-vous,juge :

– Le vieux Miles serait mort avant dedésobéir à son père O’Connell !

– Mon damné cousin ! dit le geôlierde sa voix formidable.

– Le cousin de maître Allan !murmura le bon porte-clefs.

Les deux magistrats avaient accueilli par unegrimace le nom du Libérateur.

– Il ne s’agit pas de tout cela, vieilhomme, répliqua, Mac-Foote ; adresser des questions au premiervenu dans la rue serait contre toutes les règles. Nous avons destémoins qui ont juré sur le crucifix.

– Ils sont si malheureux interrompitMiles d’une voix où il n’y avait point de colère. Ils souffrenttant, eux et leurs pauvres enfants ! Juge, en un pays où règnela faim il est aisé d’acheter les consciences. Je n’en veux pas auxtrois Irlandais qui se sont parjurés devant le crucifix. Sur Dieuqui va recevoir mon âme je leur pardonne ! Et je te pardonne àtoi aussi, juge, instigateur de mensonges, à toi, le seul et vraicoupable… et je prie Dieu qu’il ait pitié de ton âme à l’heure deta mort !

La face de rustre du juge Mac-Foote devintlivide sous sa perruque poudrée. Josuah Daws lui-même pâlit, carcette apostrophe tombait directement sur sa tête.

Frances s’était redressée ; son œil bleubrillait d’enthousiasme. Fenella seule, à l’épreuve de touteémotion vraie, écrivait bravement sur son album :« Audace choquante des accusés irlandais. »

Il régnait dans la salle un silence profond.La plume du greffier courait et grinçait sur le papier de saminute. Le geôlier et le porte-clefs se regardaient ébahis. Morrispressait son vieux père contre sa poitrine avec des larmes dedésespoir et d’orgueil.

Daws dit un mot à l’oreille du juge, qui fitun signe à maître Allan.

Celui-ci saisit le vieux Miles au collet. Lamain de Morris se leva, le geôlier tomba sur ses deux genoux,laissant le vieillard libre.

– Tirez vos coutelas, geôlier, s’écriaDaws, dont la lèvre écumait. Il a frappé, vous êtes dans laloi !

Morris était au-devant de son père, les brascroisés sur sa poitrine. Le geôlier obéit. Il se releva en poussantun cri de rage et dégaina son coutelas.

– Frances, miss Fanny ! s’écrièrentà la fois, Josuah Daws et Fenella, que faites-vous ? quefaites-vous ?

La jeune fille, écoutant le premier mouvementde son cœur, s’était élancée entre Allan et Morris. Le couteau dugeôlier avait effleuré son cou blanc, et des gouttes de sangruisselaient sur sa robe. Morris, étonné, la soutenait entre sesbras :

Leurs regards se rencontrèrent. Il y avaitdans celui de la jeune fille tout le dévouement que peut ressentirle cœur d’une femme. C’était la seconde fois que Morris lavoyait.

– Merci, mademoiselle !murmura-t-il.

La bouche de Frances s’ouvrit en un beausourire.

– Il est innocent, dit-elle tout bas. Jele sais, je le sens ! Oh ! je veux vous aider à lesauver !

Daws, descendu de l’estrade, vint arracher sanièce des bras de Morris, et mit son mouchoir sur la blessurelégère de la jeune fille.

– Emmenez le prisonnier ! ditMac-Foote tout tremblant.

Les deux Mac-Diarmid suivirent le geôlier etle porte-clefs.

– Morris, mon garçon, dit maître Allan,du diable si je ne vous aurais pas tué comme un chien, sans cettepetite miss qui vous a protégé. Une belle enfant, mon fils !Oui, oui, je vous aurais mis mon couteau dans le ventre.

– Oh ! maître Allan l’aurait fait,murmura le bon Nicholas.

– Mais je ne vous en veux pas, Morris,mon garçon ; car, après tout, un fils peut bien défendre sonpère. Vous avez résisté à la justice… allez-vous-en, croyez-moi,avant qu’on me donne l’ordre de vous retenir sous clef.

Maître Allan, le brave homme, avait l’aird’une hyène en disant cela.

Miles le remercia du regard.

– Séparons-nous, enfant, dit-il enattirant Morris sur son sein.

Le père et le fils demeurèrent longtempsembrassés ; puis Morris, s’arrachant brusquement de cetteétreinte, se dirigea d’un pas rapide vers la porte extérieure de laprison. En traversant le préau désert sur lequel s’ouvraient lescroisées de la salle des interrogatoires, il entendit son nomprononcé au-dessus de sa tête. Il leva les yeux vivement : ladouce figure de Frances penchait à l’une des croisées.

La jeune fille avait des larmes dans les yeuxet un sourire sous les larmes.

– Nous le sauverons ! murmura-t-ellebien bas.

Morris voulut rendre grâce, mais Frances avaitdisparu.

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