La Quittance de minuit – Tome I – L’héritière

XXI – L’AGONIE

Des heures s’étaient écoulées depuis le retourd’Ellen à la maison de Mac-Diarmid. La petite Peggy allait etvenait de la chambre à coucher dans la salle commune, vaquant auxsoins du ménage. Le valet Joyce avait emmené les bestiaux auxchamps.

Mickey et Sam, harassés de fatigue, dormaientsur la paille commune. Owen et Kate s’étaient retirés silencieux ettristes dans le réduit habité autrefois par le vieux Miles. Lesautres Mac-Diarmid étaient absents.

Ellen n’avait point quitté le pied de son lit.Elle restait là, immobile et froide comme une statue. Sa manterouge, qu’elle n’avait point dépouillée, rejetait son capuce enarrière et laissait à découvert le noble visage de l’Héritière desrois. Il y avait sur ce visage une pâleur terne. Les belles lignesde la bouche se détendaient, fatiguées, ébauchant un amer sourire.Nul rayon ne passait à travers les paupières demi-closes.

Autour du front, la magnifique chevelure de lajeune fille tombait, mêlée et humide encore des sueurs de lanuit.

En allant et venant, la petite Peggy, viveenfant aux traits intelligents et mobiles, s’arrêtait parfois pourcontempler à la dérobée sa maîtresse. Son regard devenait alorsbien triste et sa bouche s’ouvrait pour essayer uneconsolation ; mais elle n’osait pas.

L’Héritière ne la voyait point. Tout étaitconfusion et lassitude dans son esprit blessé. Elle ne pensaitpoint, elle ne sentait point : c’était une morte.

Mais dans cet engourdissement il y avait unesourde angoisse qui tenait son cœur éveillé à demi. Ellesouffrait.

La matinée avançait. Peggy avait préparé latable pour le repas de famille, bien que personne ne songeât à yprendre place. Ellen fit un mouvement faible ; puis ses deuxmains glacées soulevèrent sa mante et vinrent se poser sur sonfront qui brûlait. Elle ouvrit les yeux ; son regard fit letour de sa chambre.

– C’était un rêve ! murmura-t-elle.Il me semblait qu’il y avait autour de moi des ténèbres, et, dansces ténèbres, des étincelles éblouissantes. Où donc ai-je vu ceslugubres étoiles qui brillaient, qui s’éteignaient et quibrillaient encore ?

Sa tête retomba sur sa poitrine.

– Je ne veux pas penser à cela,reprit-elle. C’était un songe affreux ! il faut l’oublier.

Un frisson parcourut tout son corps, et fittrembler les plis de sa mante.

– L’oublier ! répéta-t-elle avec unsubit effroi dans la voix ; mais leurs cris de mort sontencore dans mes oreilles ! Je sais bien qu’ils vont letuer !

Un sanglot déchira sa poitrine, et ses doigtscrispés pressèrent son front.

– Ellen ! noble Ellen ! ditl’enfant qui s’était agenouillée auprès d’elle, ne pleurez pasainsi ! Qu’avez-vous, ma maîtresse ? C’est moi, votrepetite Peggy, que vos larmes font pleurer.

Ellen n’entendait pas. Tout à coup, elle seretourna vivement, comme si un aiguillon l’eût piquée par derrièreet regarda son lit. Son lit n’était point défait. Elle poussa ungrand cri, puis ses bras retombèrent le long de son corps.

– Ellen ! ô noble Ellen,qu’avez-vous ? disait l’enfant en sanglotant.

– Je n’étais pas ici cette nuit murmural’Héritière : où étais-je ?

– Quand je me suis endormie, répliqual’enfant, vous étiez assise sur votre lit, ma maîtresse ; etquand je me suis éveillée ce matin, je vous ai vue encore.

Les yeux égarés d’Ellen se perdirent dans levide.

– Hier ! ce matin !répéta-t-elle, comme si elle eût tâché avec désespoir de ressaisirses idées fugitives. Cette nuit ! cette nuit !

Elle se leva et gagna d’un pas machinal lafenêtre ouverte ; elle s’y appuya. Le paysage sur lequel lanuit étendait naguère son voile était de nouveau devant ses yeux.Le soleil de juin versait à flots sa lumière et colorait chaudementces belles montagnes du Connemuro, que Walter Scott eût prises pourles Highlands de son cher pays d’Écosse.

L’œil d’Ellen glissa sur ces beautés connues,sa vue ne percevait qu’une sensation confuse de lumière, jouantdans un espace sans bornes. Les objets se mêlaient au devant d’elleet brouillaient leurs lignes : elle ne distinguait rien.

Mais l’air frais du dehors frappait son frontet emplissait à flots sa poitrine. La vie et la pensée revenaienten elle à son insu ; sa raison renaissait, sa forces’éveillait. Elle souffrait davantage à mesure qu’elle arrivait àentrevoir le vrai. Au bout de quelques minutes, elle était face àface avec la réalité.

– Le feu ! murmura-t-elle avecépouvante, en regardant au loin les ruines noires de Diarmid ;c’était là-bas qu’était le feu ! Oh ! je mesouviens ! les rochers, la grève, la caverne ! je mesouviens !

Pendant quelques secondes elle s’affaissa plusaccablée.

Mais son beau corps se redressa : tout àcoup, tandis que son front rayonnait, superbe. La petite Peggy, quiétait toujours derrière elle, se prie à sourire sous seslarmes.

– C’est fini, pensa-t-elle ; voicila noble Ellen guérie !

Elle joignit ses petites mains, et commençaune prière à la Vierge. Ellen se retourna. Son regard, éteintnaguère, brillait maintenant. Une résolution calme éclairait lamerveilleuse beauté de son visage.

– Je veux voir mon frère Morris,dit-elle. Faites-le prévenir, Peggy.

Peggy interrompit la prière entamée.

– Ma noble maîtresse, répliqua-t-elle,Morris Mac-Diarmid n’est pas à la ferme.

Un nuage passa sur le front d’Ellen. Elleconnaissait le cœur de Morris et comptait sur lui.

– Et Jermyn ? reprit-elle.

– Jermyn vient de partir avec le grandMahony, de Galway.

À ce mot, Ellen perdit ses couleurs revenues.Son œil se baissa, tandis qu’un tremblement agitait sa lèvre.

– Il n’y a ici que Mickey et Sam quidorment, poursuivit Peggy ; faut-il les éveiller ?

– Non, répondit Ellen.

Elle retourna vers la fenêtre et considéra lahauteur du soleil. Puis, sans s’arrêter à réfléchir davantage, elleabaissa le capuce de sa mante sur son front et sortit de laferme.

Le soleil inondait le versant du Mamturk, maisses rayons n’avaient pu dissiper encore le voile de brouillard quicouvrait le Corrib. L’Héritière descendit la montagne. Malgré lesfatigues de la nuit, elle avait encore son pas rapide et ferme.Elle traversa le village de Corrib, dont presque toutes les maisonsétaient désertes. Quelques vieillards seulement restaient sur leursportes, et tous la saluèrent avec respect.

Ellen atteignit les bords du lac, choisit unbateau dans les roseaux et rama de toute sa force dans la directionde Tuam.

À Tuam il y avait eu une grande bataille, laveille, entre les catholiques et les protestants de la ville,soutenus par des orangistes venus de l’Ulster.

Les dragons de la Reine avaient fait leurdevoir, non point comme l’entendirent trop longtemps les troupesanglaises, mais dans la vérité du mot. Le major Percy s’était misentre les deux partis rivaux. Il n’avait fait acception ni deprotestants ni de catholiques, et les boutiquiers de Tuam luireprochaient même avec amertume d’avoir traîtreusement empêché cesderniers d’être écrasés par les orangistes vainqueurs.

Comme si la mission d’un soldat de la Reineétait de protéger les papistes !

Au moment où la petite Su et son frère Paddyétaient arrivés à Tuam, le major venait de monter à cheval pour sediriger sur Galway, où les élections réclamaient sa présence. Illaissait derrière lui le lieutenant Peters avec une petitegarnison.

C’était un fier soldat. Personne ne portaitmieux que lui le brillant uniforme des dragons de S. M. Onpouvait lui reprocher seulement cette froideur immobile quiétonnait l’œil et glaçait le cœur. Mais ce flegme, qui était au dedans de luicomme au dehors, pouvait être regardé comme un don suprême, dans laposition où la fortune l’avait placé.

Il était en Irlande, où le terrain brûle ettremble, entre deux partis animés l’un contre l’autre d’une haineaveugle, et toujours prêts à s’entre-déchirer. Il fallait qu’ilcontînt à la fois les catholiques innombrables et les protestantsplus rares, mais plus instruits, plus riches et plus tracassier… Ilfallait qu’il se dressât au milieu des deux camps comme un mur deglace, fatiguant les efforts contraires, et lassant les haines, etpréparant lentement la concorde par l’impossibilité de lalutte.

Il avait contre lui la rancune de sonsupérieur immédiat, le colonel Brazer, chef militaire du comté deClare, qui donnait de ses efforts une interprétation mauvaise. Ilavait contre lui les orangistes stupides, les protestants pluséclairés, les autorités jalouses, les repealers dont il contrôlaitles assemblées, les Molly-Maguires qu’il combattait à outrance, etjusqu’à ses propres officiers, dont l’intelligence subalterne necomprenait point sa pensée.

Ceux-ci avaient noué avec Brazer une sorte detacite et perfide alliance. Mortimer était menacé d’en haut et d’enbas à la fois. Il tenait seul contre tous. Autour de lui, si loinque pussent aller ses regards, il voyait des haines amoncelées.Chacun, fort ou faible, lui faisait obstacle. C’étaient tous lesjours cent combats grands ou petits, des coups d’épée et des coupsd’épingle. Une nature aussi robuste que la sienne, mais plusfougueuse, y eût perdu son souffle. Pour ne point devenir fou àcette tâche, il fallait sa patience et son calme inaltérables.L’homme et la mission se convenaient.

Mais sous cette enveloppe froide PercyMortimer avait un cœur loyal, une franchise chevaleresque et unbesoin d’aimer qui tendait à se faire jour. Son intelligencepositive s’alliait à une grande générosité. Le terrible chasseurdes Molly-Maguires avait fait grâce bien des fois, parce qu’il yavait au fond de son cœur une immense pitié pour ce peuple courbésous le fardeau de sa misère, – et peut-être aussi parce qu’aumoment où son épée se levait, il s’était souvenu d’une belle jeunefille qui était de ce peuple et qu’il aimait.

Les deux enfants de Gib Roe avaient saisihardiment la bride du cheval de Mortimer, et ils criaient, répétantla leçon enseignée par leur père :

– Oh ! bon seigneur six pence, pourle salut de votre vie !

Le major arrêta son cheval, et regarda tour àtour les deux enfants dont les traits amaigris conservaient lacandeur de leur âge. Su et Paddy souriaient doucement ; ilsjouaient leur rôle à ravir, et rien en eux n’annonçait lemensonge.

– Il me semble que je vous ai déjàrencontrés dans le marais, enfants ? dit le major.

– Oh ! Jésus ! oui, certes,Votre Honneur ! répliqua Su.

– Et vous nous avez donné six pence,ajouta Paddy.

– Qui vous envoie vers moi ?

– Oh ! lord ! Jésus !s’écria la petite Su, qui nous envoie, mon bon seigneur ! Sil’on savait que nous sommes venus, nos pauvres corps seraientdemain avec les poissons, au fond du Corrib !

– Nous sommes venus, reprit Paddy, pouravoir six pence, mon bon Lord, et pour vous sauver la vie.

Le major se tourna vers ses officiers, quisouriaient avec mépris et haussaient les épaules.

– Que pensez-vous de cela,messieurs ? demanda-t-il.

– Nous pensons, répondirent tout d’unevoix les officiers, que ces petits drôles veulent nous attirer dansquelque embuscade, le long des taillis qui bordent le Corrib.

– Oh ! non Vos Honneurs !s’écria la petite Su.

– Oh ! non, répéta Paddy, non, biensûr ! nous venons vous dire au contraire où estl’embuscade.

– Il y a donc une embuscade ? dit lemajor.

– Votre Honneur, une grande embuscade oùvous resterez tous !

– Vous êtes forts, dit le petit garçon ensecouant la tête, et vous avez de longs sabres tranchants, mais ilssont si nombreux derrière les arbres !

– Vous les avez vus ?

– Oui, certes, ils sont venus là au leverdu jour, avec des fusils, des pistolets, des haches et tout cequ’il faut pour tuer les hommes ; et ils se réjouissent, parcequ’ils disent qu’aucun de vous ne pourra s’échapper !

Mortimer, toujours impassible, se tourna denouveau vers les officiers ; ceux-ci semblaient sérieusementintrigués et commençaient à prêter grande attention aux paroles desenfants.

– Qu’en dites-vous, messieurs ?répéta Mortimer.

Les officiers ne souriaient plus avec mépriset ne songeaient point à hausser les épaules. Ils se consultèrentun instant du regard.

– Il y a de mauvais passages sur le borddu Corrib, dit l’enseigne Dixon.

– Je sais plus d’un endroit, ajouta l’unde cornettes, où une centaine de ces drôles maudits nous donneraitbien du fil à retordre !

– Et ils sont plus de mille !murmura Su en joignant ses petites mains.

– Plus de deux mille appuya legarçon.

– Ni mon frère ni moi nous n’aurions sules compter !

– Je connais peu cette partie de pays,reprit le major d’un ton rapide et froid ; je vous demandevotre avis, messieurs, et vous prie seulement de ne point oublierque nous devons être à Galway dans deux heures.

– La route par la chaussée de planchesest plus courte que le chemin des lacs, répliquèrent lesofficiers.

– C’est très bien, dit le cornetteBrown ; mais si les enfants mentaient, et si l’embuscade étaitjustement, le long de la chaussée de planches ?

– Où diable se cacherait-elle ?s’écria Dixon. Des deux côtés de la chaussée il n’y a qu’une mer defange. Je suis d’avis, pour ma part, de prendre notre route par lebog.

Les autres se rangèrent à cette opinion.Mortimer rabattit à ce moment son regard sur les deux enfants, quine pouvaient pas dissimuler leur joie. Un soupçon, rapide commel’éclair, lui traversa l’esprit.

– Nous sommes bien montés, dit-il enobservant la petite Su, et bien armés. Il ne faut pas que cesmalheureux puissent croire qu’ils nous font peur. Messieurs, nousprendrons le chemin des lacs.

Personne ne répondit parmi lesofficiers ; le major poussa son cheval ; mais Su et sonfrère s’attachèrent à la bride en poussant des crislamentables.

– Oh ! Vos Honneurs !disaient-ils, oh ! Vos pauvres Honneurs ! vous allez tousmourir tous, jusqu’au dernier ! mon bon lord ! Si voussaviez que de plomb et que de fer ils ont mis dans leursmousquets ! si vous saviez comme ils ont aiguisé leurs hachéset leurs faux ! si vous les aviez entendus quand ilsdisaient : Voilà vingt-quatre heures déjà que le Saxon maudita reçu en pleine poitrine la promesse de Molly-Maguire, il fautqu’avant le milieu du jour le Saxon dorme sous l’eau dulac !

Cette allusion à ce qui s’était passé laveille dans le parloir du Roi Malcolm fit impression surle major, et prêta pour lui aux paroles des enfants une physionomiede vérité. Il serra le mors et prit la main de Su qu’il attirajusqu’à lui pour l’asseoir sur sa selle. Il la regarda bien en faceet longtemps.

La petite fille soutint sans sourciller ceregard perçant et sévère ; ses yeux ne se baissèrentpoint ; elle se mit à sourire.

– Cette enfant ne ment pas, murmurèrentles officiers d’un ton de conviction profonde.

– Comment se nomme votre père ?demanda le major.

– Nous n’avons plus de père, répondit Susans hésiter ; notre mère est la vieille Meg, de Knockderry,de l’autre côté du lac.

– Et vous connaissez le lieu précis où setient cette embuscade ?

– Je m’y rendrais les yeux bandés,répliqua le petit Paddy, jaloux de l’attention qui se concentraitsur sa sœur.

– Voulez-vous nous y conduire ?demanda encore Mortimer.

Paddy ouvrit la bouche avecempressement ; puis sa joue devint pourpre. Il ne réponditrien.

La petite fille n’éprouva pas un seul instantd’embarras.

– Oh ! mes chers lords, dit-elle, cesont mes cousins et nos oncles qui sont là-bas le long du lac. Sivous saviez où ils sont, peut-être seriez-vous les plus forts… etnous ne voulons pas vous aider à les tuer, Vos Honneurs !

– Si nous vous donnions del’argent ? murmura le major à son oreille.

La petite fille baissa les yeux et secoua sonénorme chevelure.

– Beaucoup d’argent ! reprit lemajor.

Su fit semblant d’hésiter.

– Non ! oh ! non !s’écria-t-elle après un court silence, j’aime mieux avoir faim, monpetit frère aussi. Laissez-nous, mon bon lord, et suivez la routeque vous voudrez.

Mortimer fit glisser la petite fille jusqu’àterre et mit une poignée d’argent dans son tablier. Les deuxenfants poussèrent un long cri de joie.

– En avant ! dit le major, quitourna la tête de son cheval dans la direction du bog deClare-Galway.

Toute la troupe, qui était composée decinquante à soixante cavaliers, marcha en bon ordre sur les tracesde Percy Mortimer. Su et Paddy dansaient sur le pavé de la rue…

Une fois au dehors de la ville, les dragonsprirent le grand trot et s’engagèrent bientôt dans le marais quicommence à deux milles de Tuam. Les enfants les suivaient de loinet leur envoyaient de bruyantes bénédictions. Ils couraient, lespetits sauvages, avec leurs jambes nues et grêles, presque aussivite que les chevaux.

Et tout en criant : Dieu vous bénisse,mes bons lords ! ils ne se faisaient point faute de causertous les deux bel et bien.

– Ma sœur Su, demandait Paddy, combienvous a-t-il donné d’argent ?

– Je ne sais pas, répondit la petitefille : qui pourrait compter tout cela. Il y a des piècesblanches, larges comme des pence, d’autres qui sont toutes petiteset jolies : oh regardez plutôt, Paddy ! Mais qui pourraitdire combien tout cela fait de farthings ?

Et les deux enfants s’arrêtaientessoufflés ; ils s’asseyaient un instant dans le gazon mouillépour contempler et compter leur trésor. Puis ils s’élançaient denouveau sur les traces des dragons et faisaient éclater de millemanières leur joie enfantine.

Ces hommes qui étaient devant eux et qui leurdonnaient cette joie marchaient à la mort.

Mais Su et Paddy n’avaient garde de songer àcela ; ils cabriolaient dans les joncs, ils bondissaient d’unelangue de terre à l’autre, et secouaient en courant les longuesmèches de leurs cheveux.

Les dragons, qui les avaient perdus de vuequelques minutes, les voyaient reparaître tout à coup, riant etsautant. Cette allégresse leur ôtait toute défiance, et ilsallaient sans autre préoccupation que de guider leurs pesantschevaux sur le terrain glissant.

Au bout d’une heure environ, ils atteignirentl’extrémité de la chaussée de planches.

C’était bien loin encore de l’endroit où nousavons vu les gens de Molly-Maguire à la besogne ; il y avaittrois quarts de mille du bout septentrional de la chaussée au coursfangeux du Doon. Cette partie de la route était aiséecomparativement à celle que les soldats venaient de franchir. Letrot des chevaux devint plus régulier et plus rapide ; latroupe emplissait toute la largeur de la chaussée.

Le major marchait le dernier.

Quelques minutes encore on put voir les deuxenfants sautiller par-dessus les flaques d’eau de plus en pluslarges, comme des esprits follets. Puis tout à coup ils disparurentpour ne plus se remontrer.

Les dragons étaient alors bien près du coursdu Doon.

Le soleil avait achevé de pomper lebrouillard, et la surface plane des bogs s’allongeait en tous sensà perte de vue. Le major consulta sa montre et murmura uneexclamation chagrine.

– Commandez un temps de galop, monsieur,dit-il au cornette Brown ; nous arriverons en retard.

Les chevaux sentirent l’éperon, et leur paslourd retentit plus pressé sur les madriers, qui remuèrent.

La colonne se précipitait impétueusement versl’endroit fatal.

Le bog présentait, aussi loin que la vuepouvait s’étendre, un aspect de morne solitude ; pas un êtrevivant ne se montrait sur le vaste tapis de verdure. Seulement, ducôté du lac Corrib, bien loin, bien loin, un point presqueimperceptible et de couleur rougeâtre semblait se mouvoir. Lesdragons l’aperçurent peut-être, mais il était impossible d’endistinguer la forme et la nature.

Pendant deux minutes encore, le galop deschevaux résonna sur le bois solide. Puis les deux premiers chevauxbronchèrent à la fois.

Les éperons de leurs cavaliers leur donnèrentun élan nouveau ; ils se précipitèrent en avant, bronchantencore, jusqu’à ce que le sol vînt à manquer sous leurs pieds.

Les cavaliers qui venaient ensuite éprouvèrentle même sort, et, comme les premiers, par l’effet de l’impulsiondonnée, avaient franchi un assez large espace depuis le premiermadrier scié tous les dragons, sans exception, se trouvèrentengagés dans le piège.

Les chevaux avaient de la fange jusqu’à lasangle et s’agitaient en soufflant au milieu de l’océan deboue.

Ils s’enfonçaient lentement, et leurs effortsmêmes hâtaient leur perte.

Ce fut bientôt une scène de tumulteaffreux ; les cris et les plaintes se croisaient, mêlés àd’impuissants blasphèmes. La plupart des dragons étaient tombés endehors de la chaussée, qui, du reste, présentait maintenant unesérie de trous assez larges pour engloutir hommes et chevaux.

Dans le premier moment, le danger ne leurapparaissait point sous sa véritable face ; ils se croyaientembourbés tout au plus, et redoutaient seulement une attaque plusou moins éloignée dans cette position défavorable. Maisbientôt ; ils s’aperçurent que leurs chevaux enfonçaient deplus en plus ; la fange délayée arrivait à la selle.

Les cris cessèrent ; il se fit un silencemorne.

– Accrochez-vous aux troncs d’arbres criaPercy Mortimer, qu’un écart de son cheval avait jeté loin desdébris de la chaussée.

Il n’avait point quitté la selle, et, aumilieu de ce terrible danger, son pâle visage restait toujoursfroid et calme.

– Accrochez-vous aux troncs d’arbresrépétèrent cent voix railleuses qui semblaient partir des buissonsvoisins.

Puis ce fut un long éclat de rire ; puisle silence encore.

Les chevaux enfonçaient ; les sellesdisparaissaient presque, et les dragons s’étaient mis à genoux, surle dos de leurs montures.

Au loin, du côté des lacs, le point rougegrandissait, grandissait et s’avançait rapidement.

Les dragons crièrent : Au secours !Les voix moqueuses répétèrent : Au secours ! et chaquefois qu’une plainte s’exhalait au milieu de cette scène dedésolation, une plainte pareille sortait des buissons voisins.

C’était comme un écho impitoyablementrailleur.

Aux plaintes succédèrent les menaces. Lesdragons armèrent leurs pistolets.

– Feu ! crièrent les buissons.

Les soldats, exaspérés, lâchèrent en effet ladétente.

Ce fut un peu de bruit ; les amorcesmouillées ne purent s’enflammer.

Et les rires invisibles redoublèrent. Et lesrailleurs, désormais bien assurés que l’agonie des dragons de laReine était impuissante, montrèrent leurs têtes derrière lefeuillage.

Il y en avait ! il y en avait !chaque buisson cachait un groupe.

C’étaient des hommes, des femmes, et jusqu’àdes enfants.

Patrick Mac-Duff, le bon garçon, s’en donnaittant qu’il pouvait avec sa femme Madge ; Pat ne se possédaitpas de joie, et Gib répétait en extase :

– Ce sont pourtant les petits qui ontfait cela, les chérubins !

Le géant Mahony montrait son torse tout entierau-dessus des buissons. Il était appuyé sur sa grande hache etregardait le drame assez tranquillement. Non loin de lui, derrièrela touffe voisine, Jermyn Mac-Diarmid se cachait, honteux et brisépar l’émotion.

Il voulait ne point regarder et fuir cetableau qui l’accusait horriblement ; mais ses jambesrestaient clouées au sol, et ses regards fascinés ne pouvaient sedétacher du pâle, et hautain visage de Percy Mortimer.

La petite Su et son frère Paddy, qui avaientrejoint leur père à l’aide d’un détour, étaient là pour assister àla fête, et comme ils s’amusaient, les chers innocents ! D’oùils étaient et pour des enfants comme eux, le côté grotesque de lascène l’emportait vraiment sur le côté terrible. Ils ne voyaientque ces hommes rouges, couverts d’or, qui barbotaient dans lafange.

Mais ces hommes enfonçaient sans cesse, etleur agonie faisait des progrès sûrs. Les chevaux ne pouvaientnager dans ce liquide épais et gras. La boue se rejoignait déjàau-dessus de la selle, et l’on ne voyait plus les pieds des dragonsqui se tenaient debout.

Quelques-uns avaient réussi à s’accrocher auxtroncs d’arbres ; ceux-là étaient momentanément à l’abri.Mais, pour les autres, tout effort demeurait inutile et n’eût serviqu’à hâter l’instant fatal.

Il fallait attendre la mort.

Le major, qui était le plus éloigné de lahaussée, était en même temps le plus près d’une les langues deterre environnantes ; son cheval avait trouvé pied sans douteau fond du lac de boue, car il cessait de s’enfoncer, et sesefforts l’amenaient, par un mouvement imperceptible, vers le solferme. Mortimer ne semblait point s’apercevoir de cette chance desalut. Le deuil qui l’entourait avait vaincu son froid courage.

Ses bras étaient croisés sur sapoitrine ; son front hautain se courbait ; ils’apitoyait, non point sur son propre sort, mais sur celui de sessoldats qui allaient mourir, et qu’il ne pouvait pointdéfendre.

Une fois le sang monta subitement à sa joue etmit un rouge vif à la place de sa pâleur habituelle. Ses yeuxs’étaient baissés en même temps, et l’on eût pu voir sur saphysionomie, animée subitement le reflet d’une émotion poignante.Peut-être était-ce la pensée d’Ellen qui venait de visiter soncœur. Cela dura un instant, puis les regards du major se tournèrentde nouveau vers sa petite armée à l’agonie. Son front redevintpâle.

Sur ce visage dont la beauté dominait la scènede désolation, les regards de Jermyn restaient invinciblementattachés. Jermyn souffrait presque autant que les soldats àl’agonie. Tout ce qu’il avait en lui de généreux et de noblevoltait : sa conscience bourrelée était à la torture.

Et que de haine pourtant parmi cesremords ! Comme il épiait, attentif, sur le visage de sonennemi une marque de frayeur ou de faiblesse !

Rien. – Mortimer semblait une statue de marbreen face du marteau qui va la briser.

Jermyn haïssait, mais il admirait. Il eûtdonné sa vie pour la mort de cet homme.

Il se sentait vaincu, même au moment de tuer.Et il songeait à le sauver pour redevenir un instant son égal. Ilvoulait lui tendre la main pour remonter jusqu’à lui.

Il le voulait ; mais c’était comme en unrêve.

Il ne bougeait pas. Ses deux mainss’appuyaient sur le canon de son mousquet. Il restait là, muet etsombre, et stupéfait de ne trouver qu’amertume au fond de la coupede vengeance.

Les dragons avaient maintenant de la bouequ’aux genoux. Quelques-uns récitaient des prières ; lesautres se répandaient en menaces ; d’autres enfin criaientencore au secours.

Aux prières, aux menaces et aux cris dedésespoir les Molly-Maguires répondaient par d’implacablesmoqueries. Ils regardaient cette mort horrible sans que leurvengeance fût assouvie.

Le point rouge cependant avait pris une formeet s’avançait comme un tourbillon, c’était une femme, à cheval quicourait en zigzag dans le bog et qui tenait par la bride une autremonture dont le galop là suivait de près. Elle avait dans la maindroite une houssine, et frappait son poney sans relâche.

– Voilà une bonne femme de Knockderry, sedisaient les Molly-Maguires, qui vient pour avoir sa part de ladanse. Il n’est pas trop tard !

– Hardi ! ma belle ! cria lagrosse voix du géant Mahony ; au train que vous menez, il vousen restera encore un petit peu !

Et Pat et Mac-Duff et les autres répétèrent euchœur :

– Hardi ! ma belle !

La mante rouge semblait n’avoir pas besoin deces encouragements ; les naseaux de ses petits poneyssoufflaient du feu. Elle dévorait l’espace.

On ne voyait plus que le torse des malheureuxdragons qui n’avaient pu s’accrocher aux troncs d’arbres ;cette mort lente, qui venait par degrés et qu’on ne pouvaitcombattre, les affolait ; ils agitaient leurs bras dans levide en poussant des cris insensés. Quelques-uns, saisis devertige, s’élançaient à corps perdu dans la fange, et cherchaient àgagner la chaussée à la nage.

Mais la fange les recevait, inerte, et lesengloutissait lentement.

À chaque homme qui disparaissait ainsi,c’étaient derrière les buissons de frénétiques hourras. Et ces crisde sauvages ivres tombaient comme de poignants reproches sur lecœur de Jermyn. C’était lui qui leur faisait ces férocesallégresses ; c’était lui qui tuait de loin tous ceshommes : l’idée du piège lui appartenait.

Honte ! honte !

La mante rouge passait en ce moment vis-à-visdes Molly-Maguires, dispersés sur les mamelons de terre ferme.

– Allons, commère ! dit Mac-Duff,vous voici arrivée, venez avec nous !

La mante rouge glissa comme une flèche àquelques pieds de lui, au galop de ses deux poneys, et ne réponditpoint. Son capuchon rabattu lui cachait le visage. Elle continua saroute vers la chaussée.

Le major, rendu à lui-même par les mouvementsconvulsifs de son cheval, qui sortait peu à peu de sa prison deboue, venait de jeter derrière lui un regard qui lui avait montréla terre ferme à sa portée. En ce premier moment l’instinct de laconservation, qui est au cœur l’homme le plus vaillant, l’emportasur toute autre pensée. Le major était debout sur sa selle ;il tendit ses jarrets pour prendre son élan.

La mante rouge arrivait à cet instant sur lalangue de terre qui lui faisait face. Elle s’arrêta court.

– Poussez-le, commère ! cria,Mac-Duff ; il est bien là ! empêchez-led’aborder !

La mante rouge mit pied à terre et fit entrerl’un de ses poneys dans la vase. Du geste et de la voix elle appelaMortimer. Celui-ci, quittant la selle de son cheval, sauta sur ledos du poney, qui fit effort, glissa, se reprit, et bondit enfinsur le sol ferme.

La foule rugissante s’élança hors desbuissons : et vint jusque sur les bords du Doon. Impossible defaire un pas de plus en avant.

– Tirez ! criait-on de toutesparts ; c’est un homme déguisé ! Tirez ! ceux quiont des fusils !

Ils gesticulaient comme des forcenés. Une partde leur vengeance leur échappait, et c’était la meilleure. Quatreou cinq coups de fusil partirent.

Jermyn seul ne s’était point avancé. Ildemeurait immobile sur son tertre. La toile qui couvrait son visageétait mouillée de sueur.

À peine sauvé, le major avait tourné la têtede son poney vers la chaussée, vers le péril. La mante rouge étaiten selle sur l’autre cheval.

En même temps sa voix parla doucement auxponeys qui partirent, rapides comme le vent. Tout cela futl’affaire d’une seconde.

La foule poussa un long cri de rage.

Les deux fugitifs couraient en zigzag.

– Tirez ! tirez ! criait-on. Ilsuffirait d’une balle pour deux !

Jermyn était le seul dont le fusil restâtchargé. Il rejeta son masque de toile en arrière. Vous eussiez ditle visage d’un fantôme.

Son arme s’abaissa lentement vers les poneysfugitifs.

– Allez, Jermyn ! allez, monfils ! Ah ! ah ! vous allez voir, vousautres !… Jermyn n’a jamais manqué son coup !

La mante rouge et Mortimer, emportés par lacourse tortueuse des poneys, se présentèrent un instant de profil.L’âme de Jermyn était dans ses yeux qui flamboyaient. La fouletrépignait de rage et d’impatience.

– Allons ! mon fils,allons !…

Jermyn mit son doigt sur la détente. La bouchedu fusil vomit un cône de fumée, et le coup retentit, faible, dansl’immensité des bogs.

Les deux fugitifs semblèrent chanceler à lafois sur leurs poneys.

La foule poussa un long cri de triomphe.

Le vent souleva un coin du capuchon et montrale visage qui était sous la mante rouge.

L’arme s’échappa des mains de Jermyn, quitomba sur ses genoux en gémissant le nom d’Ellen…

FIN DU TOME PREMIER

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