La Quittance de minuit – Tome I – L’héritière

XI – L’IDÉE DE MAHONY

Ces paroles, tombées de la bouche du chef, etqui étaient comme un arrêt de mort à l’adresse du major anglais,furent prononcées d’une voix grave et sourde. Beaucoup dans lafoule ne les entendirent point ; mais, comme les premiersrangs poussèrent une acclamation de joie, le reste de l’assembléedevina et applaudit de confiance.

Pat et Gib Roe se montraient les plus ardentsà battre des mains et à crier hurrah ! Les éclats de leur joiecruelle arrivaient, stridents, aux oreilles de l’Héritière et luifaisaient saigner le cœur. Pat et Gib avaient besoin de semontrer.

Ils étaient enchantés d’ailleurs de voir lespassions de la foule s’agiter dans cette voie nouvelle. Grâce àcette diversion opportune, on oubliait à la fois le poste douteuxoccupé par l’ancien garçon de ferme de Luke Neale, et cet hommechevelu dont Mahony-le-Brûleur n’avait pu reconnaître le visage àtravers les carreaux de l’hôtel du Roi Malcolm.

On oubliait le gardien du monstre nourri pourla ruine des catholiques, et le traître qui s’asseyait à la tabledes orangistes.

Aussi s’en donnaient-ils à cœur-joie tous lesdeux ; ils hurlaient à l’unisson des deux côtés de la pauvreEllen, qui luttait contre son désespoir et rappelait sa forcedéfaillante.

Il semblait qu’il y eût là, tout alentour, unvent de mortelle colère. Elle se sentait ployer sous ce redoutablefaisceau de rancunes amassées. Elle demandait à Dieu son courage.Un instant sa faiblesse de femme l’emporta ; des larmescoulèrent de ses yeux.

Mais ce ne fut qu’un instant. Il y avait enelle la fière vaillance d’un homme. Elle se redressa dans safermeté indomptable, et ses voisins qui la touchaient du couden’eurent point le temps de remarquer son trouble.

Elle fit le signe de la croix sous le capucede sa mante et jeta vers Dieu le cri de son âme de vierge.

Puis elle écouta, parce que la bouche du géantse rouvrait.

– Voilà qui est bien parler, mon jeunemaître dit ce dernier, en s’adressant à l’homme qui portait lamante rouge de Molly-Maguire ; du diable s’il peut y avoir unedette entre un bon chrétien comme vous et un scélérat deSaxon ! Mais enfin la dette est payée ; que Dieu vousbénisse et que Satan prenne soin de lui. Écoutez-moi, vousautres !

Il tourna le dos à l’estrade et fit volte-facevers cette partie de l’assemblée dont les rangs pressés seperdaient dans la nuit.

– Vous êtes de braves garçons tous tantque vous êtes, reprit-il, mais le major vous fait peur. Ne ditespas non, mes chéris ! vous avez peur de l’Anglais et de sescoquins de dragons. Bien, bien ! roi Lew, j’entends votregrognement et je sais que vous êtes des intrépides, vos matelots etvous ! Mais laissez-moi parler et je vous donnerai le soind’en finir avec Mortimer la prochaine fois qu’il descendra leCladdagh.

– C’est un beau soldat, dit le roiLew ; mais il ne m’a rien fait.

Le géant haussa les épaules.

– S’il arrivait à l’entrée de la grotte àl’heure où nous sommes, murmura-t-il, vous verriez bien ce qu’ilvous ferait, roi Lew ! Quant à être un beau soldat, je ne dispas ; il a du drap blanc, du drap rouge et de l’or valant plusde schellings qu’il n’en faudrait pour vêtir une douzained’honnêtes gens. Mais de quoi parlons-nous ? Il s’agit de tuerun homme.

– Oui, oui ! Parlez, Brûleur,parlez !

– Il s’agit de tuer vingt hommes,poursuivit ce dernier dont la grosse voix s’enfla tout àcoup ; cent hommes !

Quelques exclamations contenues montèrent audessus de la foule, qui demeurait immobile et attentive. Tous lescous se tendaient ; toutes les bouches s’ouvraientbéantes ; tous les yeux s’attachaient aux lèvres duBrûleur.

– Cent hommes ! répéta-t-il, enfrappant ses mains l’une contre l’autre. Écoutez ! Mortimerest parti ce soir de Galway, à six heures, pour se rendre à Tuam,où les gens d’O’Connell font trop de bruit.

– C’est vrai murmurèrent quelques voixsur l’estrade.

– C’est vrai ! répéta l’Héritière,au fond de son cœur.

– Il a cent dragons avec lui, cent beauxsoldats, roi Lew ; insolents, pillards et damnés ! Ilsvont passer la nuit à Tuam. Demain, il faut qu’ils soient revenus àGalway pour protéger l’élection de James Sullivan. Le scrutins’ouvre à midi ; vers dix heures les dragons traverseront lebog entre la Moyne et Clare-Galway.

– On l’a déjà attaqué dans cet endroit,interrompit. Mac-Duff ; c’était la nuit, et il s’est tiréd’affaire !

– Tais-toi, Patrick ! s’il se tired’affaire cette fois, je dirai que ton bâton est aussi vaillant queta langue ! Ils arriveront vers dix heures et demie à lachaussée de planches.

Mahony le Brûleur s’arrêta.

– Eh bien ? dit la foule.

– Veux-tu attaquer les dragons en pleinmidi dans le bog ?

– J’en suis, s’écria le roi Lew ; çame va mieux que de frapper la nuit par derrière ! Le géantsecoua sa tête chevelue.

– Musha !grommela-t-il ; nos bons garçons ne sont pas de ton avis, roiLew ! Oh ! que non pas, mes fils ! reprit-il touthaut, j’ai mieux que cela ! Ce que je vais vous dire, ce n’estpas moi qui l’ai trouvé. Il n’y a pas assez d’esprit dans ma grossetête pour dénicher de pareilles idées ; mais j’ai passé lamatinée avec un jeune gars que vous connaissez bien tous tant quevous êtes, et que le major Mortimer empêche de dormir.

Le nom de Jermyn, prononcé tout bas, courut debouche en bouche. Ellen attendait.

– C’est peut-être bien celui que vousdites, poursuivit le géant. S’il est ici, je ne l’empêche pas de senommer lui-même… Sinon, la paix ! C’est un malin garçon. Lachaussée de planches a plus d’un mille de longueur. On a choisi desmadriers larges et longs pour qu’ils trouvassent des appuis sur laterre mouvante. Pensez-vous, mes bijoux, que la chaussée fût aussisûre, si – chacun des madriers était moins long demoitié ?…

– Allons donc ! dit Lew.

La foule murmura. Ellen eut froid dans lecœur. Molly-Maguire et les gens de l’estrade firent un mouvementd’attention.

– Grognez, mes chéris ! reprit leBrûleur ; l’enfant est plus fin que vous. Vous faite justementce que j’ai fait quand il a ouvert la bouche ce matin. Maisattendez. Si les madriers n’avaient que le quart de leur longueuractuelle, voudriez-vous passer la chaussée à cheval ?

– Tiens ! tiens ! firentquelques voix aux premiers rangs.

Le gros de la foule ne comprenait pointencore. Ellen avait au front une sueur glacée ; au premiermot, elle avait compris.

– Je parle des gros chevaux de cescoquins de dragons, poursuivit le géant Mahony, car nos poneys, leschères petites bêtes, n’ont pas besoin de la chaussée pourtraverser le bog. Mais le quart, c’est trop long encore ! Onpeut scier chacun des madriers en dix, en vingt, – en cinquantemorceaux !

– C’est une pensée infernale prononça lavoix grave de Molly-Maguire.

– C’est une pensée du bon Dieu !cria-t-on dans la foule.

De rang en rang la lumière se faisait dans cesintelligences incultes et rétives, on comprenait, – et, à mesureque l’on comprenait, on admirait bruyamment le stratagème duBrûleur.

– Il y restera cette fois, s’écria GibRoe en jetant son chapeau sans bords aux stalactites de lavoûte.

– Il y restera ! répéta le pauvrePat. Oh ! la bonne idée !

– Arrah ! hurla Mac-Duff,ça sera drôle !

– Ils y resteront tous !

– Tous, jusqu’au dernier !

– La boue a plus de dix pieds deprofondeur en cet endroit-là !

– Il y a où mettre centdragons !

– Et cent autres avec !

– Et mille autres !

C’était un assourdissant tapage, une joiedélirante, une fièvre de sang ! La haine satisfaite montait aucerveau de tous ces malheureux avec une violence folle. Ilschantaient, ils criaient, ils éclataient en rires convulsifs. Laplupart s’étaient levés ; les shillelahs, se choquaient dansl’ombre, parmi des blasphèmes inouïs.

Ellen était là comme au milieu d’un rêveaffreux ; son esprit nageait en un vague pleind’angoisses.

Il s’était fait cependant un mouvement surl’estrade, et Mahony, entouré d’une horde enthousiaste qui avaitenvahi l’espace laissé libre suivait ce mouvement d’un aircurieux.

Molly-Maguire s’était rapprochée des hommesmasqués qui se tenaient derrière elle. Une discussion courte etvive s’engagea ; on parlait tout bas. Mahony tendait le coupour entendre ; mais, au milieu du fracas général, bien peu demots arrivaient à ses oreilles. Il entendit seulement une voix quiressemblait à celle de Mickey Mac-Diarmid, et qui disait :

– Frère, vous êtes le premier, mais vousn’êtes pas le maître. Le bras qui voudra retenir cette foule serabrisé. Que Mortimer meure !

Quelques paroles s’échangèrent encore, puisMolly-Maguire revint au-devant de l’estrade. On devinait que, soussa mante rouge, ses bras étaient croisés sur sa poitrine ; satête se penchait dans l’attitude d’une profonde et douloureuseméditation.

Le géant devina que la bataille était gagnée,et mêla sa grosse voix aux voix triomphantes de la foule.

L’effrayant concert recommença plus tonnant etplus rauque. Le sol tremblait ; il semblait que la voûteinvisible allait s’abîmer sous cet assourdissant fracas.

Et tout ce bruit enivrait de plus en plus lacohue : elle en était arrivée à ce point de ne plus seconnaître. On retournait sur les gobelets vides les cruches depoteen épuisées. Des voix hurlantes demandaient à boire.Parfois, de la nuit lointaine, surgissait un cri de détresse d’unhomme étouffé sous le poids de tous.

Le délire montait, en se régularisant pourainsi dire. Les chants s’organisaient ; les mains serencontraient dans l’ombre, et le mouvement d’un branle fougueuxemportait en sens divers les masses qui se choquaient ets’écrasaient.

Puis, après quelques tâtonnements meurtriers,le mouvement prit un cours unique, et la foule, emportée par unirrésistible élan, se mit à tourner dans les ténèbres.

On se pressait ; les hommes renverséscriaient sous le pied qui foulait leur poitrine : on se ruaitavec une fougue désordonnée. La ronde immense allait, choquant lespiliers et s’écrasant contre les aspérités des parois. C’était uncordon sans fin qui passait et repassait devant le foyer où leBrûleur jetait incessamment de nouvelles branches debog-pine.En passant, les faces échevelées s’éclairaient derouges reflets et allaient se plonger, comme en un gouffre sansfond, dans l’ombre voisine.

D’autres s’élançaient du sein de la nuit,s’éclairaient et disparaissaient à leur tour.

Et toujours, toujours…

La tête et la queue de ce branle diabolique semariaient dans les ténèbres. Jamais de cesse ! Les têtespassaient, passaient, jetant leurs longs cheveux en arrière etmontrant leurs faces démasquées. Et chacun mêlait son cri aigu ougrave à la clameur commune. Les voix s’enrouaient, les jambess’épuisaient ; mais on chantait, mais on dansait toujours.

Un cri s’éleva plus rauque. La fouleessoufflée trouva pour y répondre un long éclat de rire.

Des bras s’élevèrent ; le lourd Mahony,saisi par trente mains à la fois, fut enlevé péniblement, et soncorps énorme s’étendit, porté en triomphe au-dessus des têtescourbées. La ronde continua un instant encore, puis ce fut uneclameur suprême. Le flot s’affaissa ; les danseurs étaientcouchés pantelants sur le sol.

Mahony regagna paisiblement son poste.

Quelques instants après, le silence régnaitdans la galerie. Tout cet enthousiasme était tombé ; la fièvrefolle s’était calmée. On écoutait le roi Lew qui parlait.

Pendant la ronde, Ellen s’était adossée, àdemi morte, à la paroi froide.

Et, tandis que la cohue ivre célébrait paravance la mort de son terrible ennemi, tandis que les gens del’estrade, immobiles et glacés comme des statues, contemplaient,sans y prendre part, le tumulte insensé, l’Héritière tâchait deprier. Ses lèvres murmuraient machinalement des parolesd’oraison ; du sein de sa détresse, elle essayait d’éleverencore son âme jusqu’à Dieu.

Un instant elle crut que Dieu l’avaitentendue : un rayon d’espoir descendit en son cœur, qui sereprit à battre, le sang revint à sa joue ; tout son pauvrecorps réchauffé se sentit vivre.

La chaussée de planches était la route la pluscourte de Tuam à Galway ; mais il y avait une autre route…

La danse avait cessé ; Ellen méditait surcette chance de salut et la caressait chèrement, lorsque le roi Lewéleva la voix comme pour répondre à sa pensée.

– Tu n’as point menti, Brûleur, mongarçon, dit Lew ; sous les madriers de la chaussée il y a oùmettre tous les orangistes du monde et les modérés par-dessus lemarché ! Mais Mortimer est aussi malin que toi, et, quand on apour marcher de bonnes jambes de chevaux, on ne regarde guère àquelques milles de plus ou de moins. Je voudrais parier que lesdragons tourneront vers l’ouest et iront chercher le terrain ducôté des lacs.

Ellen se remit à écouter comme au moment oùMahony expliquait son plan infernal. Le géant eut un sourireépais.

– Je vous dis, roi Lew, répliqua-t-il,que j’aurais cherché six mois durant sans trouver cela. Le projetest sorti d’une meilleure tête que la mienne et l’on a pensé àtout, je vous l’assure. Il y a de pauvres diables dans les bogs quisont assez affamés pour trahir leurs frères pour un morceau depain. Gib Roe, est-il ici ?

Gib crut que sa dernière heure était venue, etn’eut point la force de répondre.

– Il était ici tout à l’heure, répliquaPat, toujours empressé à faire acte de zèle. Holà ! Gib monfils, où es-tu ?

Gib était auprès de Patrick Mac-Duff, qui mitla main dans les cheveux crépus du coupeur de turf et l’attira versle foyer.

– Le voilà ! dit-il.

– Oh ! mes bons amis, murmura Roc,ayez pitié d’un pauvre homme, et ne me faites point mourir en étatde péché mortel !

Heureusement pour Gib, le Brûleur nel’entendit point.

– Que diable marmottes-tu entre tesdents ? demanda-t-il.

– Il a trop dansé, répondirent lesautres.

– Gib, reprit le géant, ton petit Patricket ta petite Su sont-il encore dans le bog de ClareGalway ?

– Oh ! oui, toujours, mon doux ami,répliqua Roe en tremblant, bien maigres, les chers innocents !bien contents quand on leur jette une pomme de terre ! ethabillés de haillons toujours, comme le pauvre Gib Roe !

Le Brûleur jeta sur Gib un regard qu’il tâchade rendre perçant ; mais la pénétration n’était point sonfort.

– Ce n’était peut-être pas lui, aprèstout, se dit-il.

Puis il reprit à haute voix :

– On leur donnera des pommes de terre,Gib, à ton petit Patrick, et à ta petite Su, s’ils veulent secomporter comme il faut. Entendez-vous, roi Lew ! Les deuxenfants iront dire au major qu’il y a une embuscade auprès du lacCorrib… et le major prendra la chaussée de planches.

Ces paroles tombaient comme autant de coupsmortels sur le cœur de l’Héritière. Le rayon d’espoir qui venait deluire en son âme se voilait. Elle retombait au plus profond de sonangoisse. Gib ne se possédait pas de joie. Il avait relevé sa têtehumble ; il secouait ses cheveux hérissés ; il battait sapoitrine à deux mains.

– Oh ! Mahony, disait-il ens’essuyant les yeux ; oh ! mon cher fils ! mercid’avoir pensé aux deux innocents ! Ils conduiront le majorjusque dans le trou, les douces créatures, le major et sesdragons ! et ils iront bien. Oh ! comme ils riront, envoyant les Saxons se noyer dans la boue !

– Tout le monde rira, dit Mac-Duff d’unair jaloux, et je me chargerais bien, moi qui vous parle, d’allerprévenir le major.

Mais l’idée du petit Paddy et de la petite Suplaisait à la foule, qui grogna pour Mac-Duff. Gib Roe, vainqueur,devenait un personnage important et se carrait auprès du foyer. Lepauvre Pat enviait sa gloire.

La foule, harassée, trouvait encore la forcede rire et de crier. Elle chantait victoire d’avance, et aux excèsde sa joie on pouvait mesurer la haine qu’elle gardait au majoranglais. Cette haine égalait presque la terreur superstitieusequ’inspirait le hardi Saxon.

Molly-Maguire était toujours immobile et latête penchée sur le devant de l’estrade. Si quelque main audacieuseeût soulevé les plis de son capuchon rouge, on eût découvert sousl’étoffe rabattue le hautain visage de Morris Mac-Diarmid.

Morris était bien pâle. Son front plissé secourbait sous une pensée sombre. Son regard, qui se perdait dansles ténèbres, où grondait la cohue, avait une expressiondécouragée. Un sourire amer était autour de ses lèvres.

Au fond de sa conscience, il pesait sans douteen ce moment les chances de la bataille engagée.

Et à voir ces hommes à cœur d’enfant, bavardscomme des femmes, timides, furieux, et se laissant aller auxtriomphes d’une puérile vengeance, il se demandait, lui, le cœurvalide et ferme : Sont-ce là les soldats de monarmée ?

Mais c’était une nature généreuse. Il avaitrêvé une fois l’Irlande grandeet libre. Qu’importaient les obstacles de laroute ? et n’y avait-il pas deux issues à ce chemin où s’étaitengagée sa jeunesse la victoire et la mort ?

Un jour cet homme avait repoussé loin de luid’un bras fort son seul espoir de bonheur dans la vie. Ceux qui nele connaissaient point, et ses frères eux-mêmes, en voyant ce frontcalme, et ces yeux sans larmes, s’étaient dit souvent : – Ill’a oubliée ! il ne l’aimait pas.

Oh ! comme ils se trompaient ! JessyO’Brien était son unique amour, la poésie de sa jeunesse ardente,son rêve, son âme !

Tout ce que son cœur avait de chaleur et detendresse, il l’avait donné à cette femme qu’on l’accusait den’avoir point aimée. Cet amour était profond comme sa pensée,impérissable comme sa volonté. Jessy mariée, Jessy morte, gardaitsa place entière au fond de son cœur, et n’avait point à y craindrede rivale.

Quand sa course solitaire emportait Morris auloin et qu’il allait, soldat infatigable, combattre seul pour lagrande cause de la patrie, le présent disparaissait parfois pourlui devant un songé enchanté.

Ils étaient deux alors. Son voyage tristeavait une compagne.

Jessy, pauvre Jessy ! douce martyre, vousétiez là ! Vous saviez les efforts de sa lutte sans trêve, etvous le souteniez ; et vous lui redonniez courage, quandl’obstacle à franchir dépassait la force d’un homme.

Jessy ! belle et pure fille de lamontagne ! ange radieux dont le sourire avait tenté le ciel,vous viviez dans sa mémoire, et votre souvenir était le baume quis’étendait sans cesse sur la blessure ouverte de son âme.

Que parlaient-ils de vengeance, ces hommes quine vous avaient point connue ! Morris, lui, vous voyait auciel, où votre sourire lui parlait de miséricorde et de pardon.

Il ne pardonnait point pourtant, car iln’était qu’un homme, et son âme se révoltait à la pensée du richeassassinat. Mais, aux heures où la réflexion dominait les souvenirset le reportait tout entier vers la patrie aux abois, tout autresentiment s’effaçait en lui. Son amour seul aurait pu resterdebout. Sa haine s’éteignait ou plutôt se confondait avec la grandehaine qu’il portait à l’Angleterre.

Se venger d’un homme était trop peu pourlui.

En ce moment où les instincts changeants et lacourte vue de cette foule qui l’entourait se montraient à lui sansvoile, Morris Mac-Diarmid sentait le doute et la pitié emplir sonâme. Il était seul, tout seul parmi cette tumultueuse cohue. Parinstants, sa tâche lui semblait impossible.

Il ne savait plus s’il était dans la vraievoie. Il se demandait si O’Connell n’avait pas mieux comprisl’impuissance de ce peuple enfant, et si mieux ne vaudrait pointmême attendre du temps et de la vaste raison de Robert Peel unremède aux maux intolérables de l’Irlande.

Mais il était Irlandais, il ne croyait point àO’Connell, et tous ses instincts se révoltaient contre le bienfaitqui tomberait d’une main anglaise. Il fallait combattre, combattretoujours O’Connell, Robert Peel et ses propres frères !

Et Morris se disait, dans l’orgueil indomptéde sa force : Je combattrai quand même !

Il n’y avait plus maintenant ni doute nihésitation dans l’assemblée. Chacun y disait son mot triomphant etjoyeux. Pat, Gib, Mac-Duff, le Brûleur et tous les autres, sur lespremiers et sur les derniers rangs, devant et derrière l’estrade,autour du feu et dans l’ombre, mêlaient leurs plaisanteriessanglantes et se renvoyaient de cruels lazzi.

Le major Percy Mortimer leur avait fait tantde mal !

Sa mort était désormais résolue. Il ne pouvaitéchapper. Sa tombe était creusée.

Chacun faisait parade de sa haine. On luttaitd’inventions cruelles, et ces imaginations affolées secomplaisaient à évoquer leurs vengeances prochaines, entassantl’une sur l’autre les images du meurtre.

– Ils s’enfonceront petit à petit, ditMac-Duff, et quand on ne verra plus que leurs têtes, ce sera le bonmoment pour les shillelahs !

– Oh ! mes fils, et comme ilscrieront ! ajouta, le pauvre bon Pat.

– Et comme ils appelleront leursmères ! dit Gib Roe. – La petite Su rira bien et le petitPaddy, l’innocent, s’amusera comme un homme !

– Je voudrais y être déjà !

– Je m’approcherai tout près de ce démonde major, et quand il criera grâce pour la dernière fois, je luienfoncerai la tête dans la vase avec mon pied !

Avant que cette bonne idée fût couverte parles applaudissements qu’elle méritait, un cri s’éleva du côté de laporte, cri d’angoisse et d’indignation poussé par une voix quepersonne ne reconnut.

– Oh ! malédiction !malédiction sur vous tous ! avait dit la voix.

Il se fit entre les colonnes un silence demort. Chacun retenait son souffle, et il semblait qu’un charmemagique enchaînât désormais les mille langues de l’assemblée.

– Qui a parlé ? dit Molly-Maguire ense levant.

Le géant Mahony, tenant à la main un morceaude bog-pine enflammé, s’élança dans la direction del’entrée.

– Qui a parlé ? demanda de nouveauMolly-Maguire.

Et dans la foule on disait :

– Saint Finn-Bar ! nous sommesperdus !

– Ayez pitié de nous, bon saintJanvier !

– Sainte Vierge ! saintPatrick ! saint Gérald ! Tous les saints !

– Il y a un traître ici !

– Och ! mes fils, c’est lavoix d’un Anglais !

– Les dragons sont peut-être sur le galetà nous attendre !

On s’agitait sourdement ; c’était commeune mer soulevée. Mais nul n’osait avancer du côté de l’entrée,derrière laquelle pouvait être la mort. La torche du géant brillaità l’endroit d’où était parti le cri, et qui naguère était plongédans une obscurité profonde. Elle éclairait le visage renversé dupauvre Pat et les traits épouvantés de Mac-Duff.

C’était la place occupée un instant auparavantpar Ellen Mac-Diarmid.

– Qui a parlé ? répéta le géant, quiprit le pauvre Pat aux cheveux.

– Oh ! bon Brûleur ! réponditPat plus mort que vif, il était là tout près de moi avec une grandemante rouge. Le diable sait où il est maintenant.

– Il était là, c’est bien vrai !ajouta Mac-Duff, et il avait une mante ronge. J’ai voulu leretenir, mais il est plus fort qu’un homme.

– Il s’est enfui, dit une voix auprès del’entrée, enfui comme un feu follet !

– Qui veillait au dehors ? demandaMolly – Maguire.

Le silence répondit. Patrick Mac-Duff avaitdéserté son poste.

Molly-Maguire se tourna vers les gens quiétaient derrière elle sur le tertre, et prononça quelques mots.L’un des hommes masqués se détacha du groupe et prit le chemin del’entrée. Aux lueurs de la torche, tenue par le géant, on le vitdisparaître dans l’étroit couloir.

– Qui est celui-là ? sedemandait-on.

– C’est un homme mort.

– J’ai cru reconnaître le pauvre OwenMac-Diarmid.

– Le mari de Kate Neale.

– C’est un brave enfant !

– Un bon chrétien, un vaillantcœur !

– Que Dieu, la Vierge et les saints leprotègent !

Parmi le murmure des voix qui se croisaient onouït comme un grand cri au dehors.

Un cri unique, suivi d’un profond silence.

La sueur froide vint à toutes les tempes. Lesvoix se turent. On n’entendit plus que le souffle des poitrinesoppressées.

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