La Vampire

Chapitre 10TÊTE-A-TÊTE

Les heures passèrent, mesurées par la clocheenrouée de Saint-Louis-en-l’Ile. Le dernier bruit de la rue fut lepassage de ces hommes qui emportèrent Angèle au cabaret de laPêche miraculeuse.

Nous retrouvons Lila et René où nous les avonslaissés, assis l’un près de l’autre sur l’ottomane du boudoir, lesmains dans les mains, les yeux dans les yeux.

Et nous disons encore une fois qu’il eût étédifficile de trouver un couple plus jeune, plus beau, plusgracieux.

Lila venait de prononcer ces mots qui avaientmis un nuage sur le front de René : « Mon nom est douxdans votre bouche. »

Ces mots nous ont servi de point de départpour raconter un long et bizarre épisode. Ils attaquaient dans lecœur de René une fibre qui restait douloureuse.

Par hasard, autrefois, un soir dont lesouvenir vivait comme un cruel remords, Angèle avait prononcé lesmêmes paroles et presque du même accent.

– Lila, dit René après un silence que la jeunefemme n’avait point interrompu, l’ignorance où je suis me pèse. Jesuis dans un état d’angoisse et de fièvre. À d’autres il faudraitexpliquer ma peine, mais vous connaissez mon histoire… l’histoirede ces vingt-quatre heures dont les souvenirs imparfaits restent enmoi comme une douloureuse énigme… vous les connaissez bien mieuxque moi-même. Je voudrais savoir.

– Vous saurez tout, répliqua la charmantecréature, dont les grands yeux eurent une expression de reproche,tout ce que je sais, du moins… Mais j’espérais qu’entre nous deuxla curiosité n’aurait pas eu tant de place.

– Ne vous méprenez pas ! s’écria Kervoz.Ma curiosité est que l’amour, un profond, un ardent amour…

Elle secoua la tête lentement, et son beausourire se teignit d’amertume.

– Peut-être ai-je mérité cela, dit-elle. Il nefaut jamais jouer avec le cœur, c’est le proverbe de mon pays. Or,j’ai joué d’abord avec votre cœur. La première fois que mon regardvous a appelé, je ne vous aimais pas…

Elle prit sa main malgré lui et la porta d’unbrusque mouvement jusqu’à ses lèvres.

– L’amour est venu, poursuivit-elle. Ne mepunissez pas ! Je suis maîtresse, mais esclave. Aimez-moibien, car je mourrais, si je ne me sentais aimée… Et surtout, ôRené, je vous en prie, ne me jugez jamais avec votre raison, moiqui ai fait le sacrifice de mon libre arbitre aune sainte cause… Neme jugez qu’avec votre âme !

Elle mit sa tête sur le sein de René, quibaisa ses cheveux.

L’ivresse le prenait de la sentir ainsipalpitante entre bras.

Il combattait, sans savoir pourquoi, la joiede cette heure tant souhaitée et appelait Angèle a son secours.

Mais elles ont, comme les fleurs, ces parfumsqui montent au cerveau, plus pénétrants et plus puissants que lesesprits du vin. Elles enivrent.

– Me connaissiez-vous donc la premièrefois ?… murmura René.

– Oui, répliqua-t elle, je vous connaissais…et j’étais là pour vous.

– À Saint-Germain-l’Auxerrois ?

– J’y étais déjà venue pour vous, et vous nem’aviez point remarquée… Je savais que vous n’étiez pas encore lemari de cette belle enfant qui vous accompagnait toujours…

La main de René pesa sur ses lèvres.

– Vous ne voulez pas que je vous parle d’elle,prononça Lila d’un ton docile et triste. Oh ! je n’aurais riendit contre elle… Vous avez des larmes dans les yeux, René… Vousl’aimez encore…

– Je donnerais la meilleure moitié de monexistence, répondit le jeune Breton, pour l’aimer toujours.

Lila le serra passionnément contre soncœur.

– Ne parlons donc jamais d’elle, en effet,poursuivit-elle d’une voix si douce qu’on eût dit un chant. Depuisque j’espère être aimée, je prie pour elle bien souvent…

Elle s’arrêta et reprit :

– Parlons de nous… J’ai été envoyée versvous.

– Envoyée ! Par qui ?

– Par ceux qui ont le droit de mecommander.

– Les Frères de la Vertu ?

Elle abaissa la tête en signed’affirmation.

– Et que voulaient-ils de moi ? demandaRené.

– Rien de vous… tout d’un autre…

Il voulut interroger encore, elle lui ferma labouche d’un rapide baiser.

– Vous n’étiez rien pour nous,continua-t-elle, vous qui êtes désormais tout pour moi… Avez-vouslu cet étrange livre où Cazotte raconte comment le démon devintamoureux d’une belle, d’une bonne âme ? Je ne suis pas undémon… Oh ! que je voudrais être un ange pour vous, René, monRené bien-aimé !… Mais il y a peut-être un démon parminous…

– La blonde ?… s’écria Kervoz malgrélui.

Lila eut un étrange sourire.

– Ma sœur ? fit elle. N’est ce pasqu’elle est bien jolie ?… Mais qu’avez-vous donc,René ?…

La main de René avait saisi la sienne presqueconvulsivement. Il était très pâle.

– Ceci est une explication que je veux avoir,prononça-t-il avec fermeté, je l’exige… Il y avait du sang,n’est-ce pas, sous ces mots en apparence si simples :« Le comte Wenzel est reparti pourl’Allemagne ! »

– Ah !… fit Lila, qui pâlit à son tour,vous ne dormiez donc pas ?

– Vous espériez que je dormais ? ditvivement René.

– Pas moi, répondit-elle d’un accentmélancolique et si persuasif que les soupçons de Kervoz sedétournèrent d’elle comme par enchantement.

Elle ajouta en fixant sur lui la candeur deses beaux yeux :

– Ne me soupçonnez jamais, je suis à vouscomme si mon cœur battait dans votre poitrine !

Puis elle répéta :

– Pas moi… moi, je ne songeais qu’à votreguérison… mais les autres… Écoutez. René, une responsabilité graveet haute pèse sur eux… J’aurais eu de la peine à vous sauver si lesautres avaient su que vous ne dormiez pas.

– Et pourquoi étiez-vous dans cette caverne,vous, Lila ? demanda René d’un ton où il y avait du mépris etde la pitié.

Elle se redressa si altière que le jeuneBreton baissa les yeux malgré lui.

– Vous ai-je offensée ?balbutia-t-il.

– Non, répliqua-t-elle avec toute sa douceurrevenue, vous ne pouvez pas m’offenser… Seulement, laissez-moi vousdire ceci, René, il est des choses dont le neveu de GeorgesCadoudal ne doit parler qu’avec réserve.

René se recula sur l’ottomane un trait delumière le frappait.

– Ah ! fit il, c’est le neveu de GeorgesCadoudal qu’on vous avait donné mission de chercher ?

– Et de trouver, acheva Lila en souriant, etd’attirer à moi par tous les moyens possibles.

– Alors pourquoi tant de mystères ?

– Parce que j’ai fait comme le pauvre démon deCazote, je me suis laissé prendre. Je n’agis plus pour eux que sivous êtes avec eux. Je vous tiens libre et en dehors de toutengagement. Je vous aime, et il n’y a plus rien en moi que cetamour.

– Je n’ai peut-être, dit René qui hésitait, niles mêmes sentiments ni les mêmes opinions que mon oncle GeorgesCadoudal.

– Cela m’importe peu, repartit Lila, j’auraivos opinions, j’aurai vos sentiments… Je sais que vous chérissezvotre oncle ; je suis sûre que vous ne le trahirez pas…

– Trahir !… l’interrompit Kervoz avecindignation.

Puis, comme elle ouvrait la bouche, ilreprit :

– Vous ne m’avez encore rien répondu parrapport au comte Wenzel.

Lila prononça très bas :

– Je voudrais ne point vous répondre à cesujet.

– J’exige la vérité ! insista Kervoz.

– Vous ordonnez, j’obéis… Les sociétéssecrètes d’Allemagne sont vieilles comme le christianisme, et leurslois rigoureuses se sont perpétuées à travers les âges… Ce sonttoujours les hommes de fer qui signifiaient à Charles de Bourgogne,entouré de cent mille soldats, la mystérieuse sentence de la cordeet du poignard… La ligue de la Vertu vient d’Allemagne. Lestraîtres y sont punis de mort.

– Et le comte Wenzel était un traître ?demanda Kervoz.

Lila répondit :

– Je ne sais pas tout.

– Votre sœur en sait-elle plus long quevous ?

– Ma sœur est rose-croix du trente-troisièmepalais, repartit Lila, non sans une certaine emphase. Elle agouverné le royaume de Bude. Il n’est rien qu’elle ne doiveconnaître.

– Et vous, Lila, qu’êtes-vous ?

Elle l’enveloppa d’un regard charmant, et, selaissant glisser à ses genoux, elle murmura :

– Moi, je suis votre esclave ! je vousaime ! Oh ! je vous aime !

L’être entier de René s’élançait vers elle.Dans ses yeux on devinait la parole d’amour qui voulait jaillir, etcependant il dit :

– Lila, que signifient ces mots :« Le baron de Ramberg va partir aussi pourl’Allemagne ? » Est-ce encore un meurtre ? Est-iltemps de le prévenir ?

Les paupières de la jeune femme se baissèrent,tandis que l’arc délicat de ses sourcils éprouvait une légèrecontraction.

– Je ne sais pas tout, répéta-t-elle. Vousêtes cruel !…

Puis elle reprit, attirant les deux mains deRené vers son cœur.

– Ne me demandez pas ce que j’ignore ; neme demandez pas ce qui regarde des étrangers, des ennemis… GeorgesCadoudal aussi va mourir, et je ne peux penser qu’à GeorgesCadoudal, qui est le frère de votre mère.

René s’était levé tout droit avant la fin dela phrase.

– Mon oncle serait-il au pouvoir du premierconsul balbutia-t-il.

– Votre oncle avait deux compagnons, réponditLila ; hier encore, il se dressait fier et menaçant devantNapoléon Bonaparte. Aujourd’hui votre oncle est seul :Pichegru et Moreau sont prisonniers.

– Que Dieu les sauve ! pensa tout hautRené. C’étaient deux glorieux hommes de guerre, et nul ne sait lesecret de leur conscience… Mais c’est peut-être le salut de mononcle Georges, car il comprendra désormais la folie de sonentreprise…

– Son entreprise n’est pas folle,l’interrompit Lila d’un ton résolu et ferme. Fût-elle plus insenséeencore que vous ne le croyez. Georges n’en confessera jamais lafolie. Ne protestez pas : a quoi bon ? Vous le connaissezet vous sentez la vérité de mon dire. Si Georges Cadoudal pouvaitfuir aussi facilement que j’élève ce doigt pour vous imposersilence, car il faut que je parle et que vous m’écoutiez, GeorgesCadoudal ne fuirait pas. Son entreprise peut être sévèrement jugéeau point de vue de l’honneur, et pourtant, ce qui le soutient,c’est le point d’honneur lui-même. Il mourra la menace à la boucheet le sang aux yeux ; comme le sanglier acculé par la meute…Mais, voulût-il fuir, entendez bien ceci, la fuite lui seraitdésormais impossible. Paris est gardé comme une geôle, et c’est enfuyant, précisément, qu’il serait pris… Le salut de votre oncle estentre les mains d’un homme…

– Nommez cet homme ! s’écria le jeuneBreton.

– Cet homme s’appelle René de Kervoz.

Celui-ci se prit à parcourir la chambre àgrands pas. Lila le suivait d’un regard souriant.

– Il faut que je vous aime bien, dit-elle,comme si la pensée eût glissé à son insu hors de ses lèvres ;il semble que chaque minute écoulée me livre à vous pluscomplètement. J’ai hâte d’en finir avec ce qui n’est pas vous. Cen’est plus pour ceux qui m’ont envoyée que je suis ici, et ce n’estplus pour Georges Cadoudal, c’est pour vous… Venez.

Son geste caressant le rappela. Il revintsoucieux. Elle lui dit :

– Voilà que vous ne m’aimez déjàplus !

Le regard brûlant de Kervoz lui répondit. Elleprit sa tête à pleines mains et colla sa bouche sur ses lèvres,murmurant :

– Quand donc allons-nous parlerd’amour ?

René tremblait, et ses yeux se noyaient. Elleétait belle ; c’était le charme vivant, la voluptéincarnée.

– Aurons-nous le temps de le sauver ?demanda-t-il.

– On veille déjà sur lui, répondit-elle, ou dumoins on traque ceux qui le poursuivent.

– Mais qui sont-ils donc, à la fin, ceshommes ?…

– Les Frères de la Vertu, répliqua la jeunefemme, dont le sourire s’éteignit et dont la voix devint grave,sont ceux qui rendront à Georges Cadoudal sa force perdue. Deuxalliés puissants viennent de lui être enlevés, il en retrouveramille… On ne m’a pas autorisée, monsieur de Kervoz, à vous révélerle secret de l’association… Mais tu vas voir si je t’aime, René,mon René ! je vais lever le voile pour toi, au risque duchâtiment terrible…

Kervoz voulut l’arrêter, mais elle lui saisitles deux mains et continua malgré lui :

– Ceux qui creusent leur sillon à travers lafoule laissent derrière eux du sang et de la haine. Pour montrertrès haut, il faut mettre le pied sur beaucoup de têtes. Depuis leparvis de Saint-Roch jusqu’à Aboukir, le général Bonaparte afranchi bien des degrés. Chaque marche de l’escalier qu’il a graviest faite de chair humaine…

Ne discutez pas avec moi, René ; si vousl’aimez, je l’aimerai : j’aimerais Satan si vous mel’ordonniez. D’ailleurs, moi, je ne hais pas le premierconsul : je le crains et je l’admire.

Mais ceux qui sont mes maîtres, – ceux quiétaient mes maîtres avant cette heure où je me donne à vous lehaïssent jusqu’à la mort.

Ce sont tous ceux qu’il a écartés violemmentpour passer, tous ceux qu’il a impitoyablement écrasés pourmonter.

Vous en avez vu quelques-uns à travers labrume des heures de fièvre ; vous vous souvenezvaguement : je vais éclaircir vos souvenirs.

Et ce que vous n’avez pas vu, je vais vous lemontrer.

Notre chef est une femme. Je vous parleraid’elle la dernière.

Celui qui vient après la comtesse MarcianGregoryi, ma sœur, est un jeune homme au front livide, couronné decheveux blancs. Quand Dieu fait deux jumeaux, la mort de l’unemporte la vie de l’autre : Joseph et Andréa Ceracchi étaientjumeaux. L’un des deux a payé de son sang une audacieuseattaque ; l’autre est un mort vivant qui ne respire plus quepar la vengeance.

Toussaint Louverture, le Christ de la racenoire, avait une âme satellite, comme Mahomet menait Seïd. Vousavez vu Taïeh, le géant d’ébène qui dévorera le cœur de l’assassinde son maître.

Vous avez vu le Gallois Kaërnarvon, qui résumeen lui toutes les rancunes de l’Angleterre vaincue, et Osman, lemameluk de Mourad-Bey, qui suit le vainqueur des Pyramides à lapiste depuis Jaffa. Osman est comme Taïeh : un tigre qu’ilfaut enchaîner.

Ceux que vous n’avez pas vus sont nombreux. Lagloire blesse les envieux tout au fond de leur obscurité, comme lesrayons du soleil font saigner les yeux des myopes. Les vengeurs semultiplient par les jaloux. Nous avons, derrière le bataillon sacréde la haine, cette immortelle multitude qui vivait déjà quandAthènes florissait et qui votait l’exil d’Aristide, parcequ’Aristide heureux éblouissait trop de regards.

Nous avons Lucullus du Directoire, regrettantamèrement sa chute et les diamants qui ornaient les doigts de piedde la muse demi nue, honte orgueilleuse de sa loge à lacomédie ; nous avons la menue monnaie de Mirabeau bâillonné,la chevalerie ruinée de Coblentz, des épées vendéennes, descouteaux de septembre…

Nous avons tout : le passé en colère, leprésent jaloux, l’avenir épouvanté.

La république et la monarchie, la France etl’Europe. Il nous arrive des poignards du nouveau monde et de l’orpour pénétrer jusque dans la maison de Tarquin, où l’on marchandeles dévouements qui chancellent.

Ce n’est pas Tarquin, Tarquin était roi :c’est César qui toujours se découvre en mettant le pied sur lapremière marche du trône.

Le général Bonaparte était peut-êtreinvulnérable, mais c’est sur une tête nue que se pose la couronne,et il n’a point de cuirasse sous son manteau impérial ;

La meilleure cuirasse, d’ailleurs, c’était sontitre de simple citoyen. Il la dépouille de lui-même. Jupitertrouble l’esprit de ceux qu’il veut tuer : le voilà sansarmure !

Elle s’arrêta et passa les doigts de sa bellemain sur son front, où ruisselait le jais de sa chevelure. À mesurequ’elle parlait, sa voix avait pris des sonorités étranges, etl’éclair de ses grands yeux ponctuait si puissamment sa parole queRené restait tout interdit.

Pour la seconde fois il demanda :

– Lila, qui êtes-vous donc ?

Elle sourit tristement.

– Peut-être, murmura-t-elle au lieu derépondre, peut-être que Jupiter veut tuer le dernier demi-dieu quepuisse produire encore la vieillesse fatiguée du monde. Cet hommeest-il trop grand pour nous ?… Vous pensez que j’exagère,René ; et en effet, celles de mon pays rêvent souvent, mais jereste au-dessous de la vérité… Je suis Lila, une pauvre fille duDanube, éprouvée déjà par bien des douleurs, mais à qui le destinsemble enfin sourire, puisqu’elle vous a rencontré sur sa route. Jevous dis ce qui est.

Il serait aussi insensé de compter ceux quisont avec nous que de chercher vestige de ceux qui nous onttrahis.

Nous sommes les francs-juges de la vieilleAllemagne, ressuscités et recrutant dans l’univers entier lesmagistrats du mystérieux tribunal.

Ce tribunal se compose de tous les ennemis duhéros et d’une partie de ses amis.

Nous n’avons pas voulu de Pichegru et deMoreau : ils sont tombés uniquement parce que notre main neles a pas soutenus… La comtesse Marcian Gregoryi a jeté un regardfavorable sur Georges Cadoudal… C’est grâce à elle qu’il a évitéaujourd’hui le sort de ses complices… un sort plus cruel, René, caron a quelques mesures à garder vis-à-vis de deux générauxillustres, ayant conduit si souvent les armées républicaines à lavictoire ; tandis que le paysan révolté, le chouan, le briganddevrait être assommé dans un coin, comme on abat un chienenragé.

René courba la tête. Sa raison, prise commeses sens, se révoltait de même. Lila ne lui laissa pas le tempsd’interroger ses pensées.

– Il me reste à vous parler de ma sœur,dit-elle brusquement, sachant bien qu’elle allait réveiller sacuriosité assoupie, de ma sœur et de moi, car son destin supérieurm’a entraîné à sa suite, et je ne suis que l’ombre de ma sœur.

Nous sommes les deux filles du magnat deBangkeli, et notre mère, à seize ans qu’elle avait, périt victimede la vampire d’Uszel, dont le tombeau, grand comme une église, futtrouvé plein de crânes ayant appartenu à des jeunes filles ou à desjeunes femmes.

Vous ne croyez pas à cela, vous autresFrançais. L’histoire est ainsi, et je vous la dis telle que lacontait mon père, colonel des hussards noirs de Bangkeli, dans lacavalerie du prince Charles de Lorraine, archiduc d’Autriche. Lavampire, d’Uszel, que les riverains de la Save appelaient « labelle aux cheveux changeants, » parce qu’elle apparaissait tantôtbrune, tantôt blonde aux jeunes gens aussitôt subjugués par sescharmes, était, durant sa vie mortelle, une noble Bulgare quipartagea les crimes et les débauches du baron de Szandor, sousLouis II, le dernier des Jagellons de Bohême qui ait régné enHongrie. Elle resta un siècle entier paisible dans sa bière, puiselle s’éveilla, ouvrit et creusa de ses propres mains un passagesouterrain qui conduisait des profondeurs de sa tombe fermée auxbords de la Save.

Dans ces pays lointains qui ont déjà lessplendeurs de l’Orient, mais où règnent ces mystérieux fléaux,relégués par vous au rang des fables, chacun sait bien que toutvampire, quel que soit son sexe, a un don particulier de mal faire,qu’il exerce sous une condition, loi rigoureuse dont l’infractioncoûte au monstre d’abominables tortures.

Le don d’Addhéma, ainsi se nommait la Bulgare,était de renaître belle et jeune comme l’Amour chaque fois qu’ellepouvait appliquer sur la hideuse nudité de son crâne une chevelurevivante : j’entends une chevelure arrachée à la tête d’unvivant.

Et voilà pourquoi sa tombe était pleine decrânes de jeunes femmes et de jeunes filles. Semblable aux sauvagesde l’Amérique du Nord qui scalpent leurs ennemis vaincus etemportent leurs chevelures comme des trophées, Addhéma choisissaitaux environs de sa sépulture les fronts les plus beaux et les plusheureux pour leur arracher cette proie qui lui rendait quelquesjours de jeunesse.

Car le charme ne durait que peu de jours.

Autant de jours que la victime avait d’annéesà vivre sa vie naturelle.

Au bout de ce temps, il fallait un forfaitnouveau et une autre victime.

Les rives de la Save ne sont pas peupléescomme celles de la Seine. Je n’ai pas besoin de vous dire quebientôt jeunes filles et jeunes femmes devinrent rares autourd’Uszel… Vous souriez, René, au lieu de frémir…

Elle souriait elle-même, mais dans cettegaieté, qui était comme une obéissante concession au scepticisme dujeune homme, il y avait d’adorables mélancolies.

– J’écoute, répondit René, et je m’émerveilledu chemin que nous avons fait, sous prétexte de parler d’amour.

– Vous ne souhaitez plus parler d’amour,monsieur de Kervoz ! murmura Lila, dont le sourire eut unepointe de moquerie.

René ne protesta point, il ditseulement :

– Les rives de la Seine n’ont rien à envieraux bords de la Save. Nous avons aussi une vampire.

– Y croyez-vous ? demanda Lila, quiajouta aussitôt : Vous auriez honte d’y croire, bel espritfort !

– D’où vous vient cette étrange devise,murmura René au lieu de répliquer : « In vita mors,in morte vita. »

– La mort dans la vie, prononça lentementLila, la vie dans la mort : c’est la devise du genre humain…Elle nous vient d’un de nos aïeux, le baron de Szandor, qu’onaccusa aussi d’être vampire… Nous sommes une étrange famille, vousallez voir…

René, mon René, s’interrompit-elle tout à coupen se redressant orgueilleuse et si belle que l’œil du jeune Bretonétincela, c’est moi qui ai écarté l’amour, c’est moi qui leramènerai : je ne suis pas effrayée de votre froideur ;dans un instant, vous serez à mes pieds !

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