La Vampire

Chapitre 25L’EMBARRAS DE VOITURES

René do Kervoz avait coutume d’entrer chez sononcle par la rue Saint-Jacques. Il possédait une clef du passagesecret. Georges Cadoudal avait réglé cela ainsi, afin que le filsde sa sœur ne fût pas compromis en cas de mésaventure.

En quittant la rue Saint-Louis-en l’Île, Renés’était lancé à pleine course vers le pont de la Tournelle sanss’inquiéter s’il était suivi.

La fièvre lui donnait des ailes.

Jean-Pierre se faisait vieux et Germain Patouavait de courtes jambes. Quoiqu’ils fissent de leur mieux l’un etl’autre, ils perdirent René de vue aux environs del’Hôtel-Dieu.

Les agents de M. Berthellemot venaientpar derrière, suivis à une assez grande distance parM. Barbaroux, officier de paix, qui était d’humeur pitoyableet nourrissait la crainte légitime d’avoir gagné cette nuit quelquemauvais rhumatisme.

Le jour était désormais tout grand.

En arrivant à l’endroit où ils avaient perdula vue de René, l’étudiant et Gâteloup se séparèrent, prenantchacun une des deux voies qui se présentaient. Jean-Pierre continuale quai et Patou monta la rue Saint-Jacques.

C’était cette dernière route que René avaitchoisie, mais il était désormais de beaucoup en avance et Patou nepouvait plus l’apercevoir.

René s’introduisit, comme nous l’avons vu, àl’aide de la clé qu’il portait sur lui. En entrant de ce côté, lachambre où se trouvait la comtesse Marcian Gregoryi était latroisième.

Sur le guéridon de la seconde une paire depistolets chargés traînait. La maison, du reste, était pleined’armes.

René prit en passant un des deux pistolets etl’arma avant d’ouvrir la dernière porte.

Comme Germain Patou atteignait, toujourscourant, le haut de la rue Saint-Jacques, il aperçut une grandecohue de peuple massée dans la rue Saint-Hyacinthe. Cette fouleétait en train de pénétrer dans la maison n° 7, où l’on avaitentendu un cri d’appel, puis un coup de pistolet.

Germain Patou entra avec les autres.

René était encore debout, le pistolet à lamain.

Patou s’agenouilla auprès de la blonde, quiétait splendidement belle et semblait dormir un souverainsommeil.

Il lui tâta le cœur.

Le sien battait à rompre les parois de sapoitrine.

– Quelqu’un connaît-il cette femme ?demanda-t-il.

Comme personne ne répondait, ilajouta :

– Qu’elle soit portée à la morgue duMarché-Neuf, qui a ouvert aujourd’hui même.

Puis il dit à René, espérant ainsi lesauver :

– Citoyen, vous allez me suivre.

Son dernier regard fut cependant pour lacomtesse Marcian Gregoryi, et il pensa :

– L’aurais-je aimée, l’aurai-je haïe ?Mon scalpel, désormais, peut aller chercher son secret jusqu’aufond de sa poitrine !

Au bas de la rue Monsieur le Prince et dans larue de l’Ancienne-Comédie, une autre foule roulait comme uneavalanche, criant :

– Au chouan, au chouan ! Arrêtez GeorgesCadoudal !

Quoiqu’il semblât que toutes les maisonseussent vomi leurs habitants sur le pavé, les fenêtres regorgeaientde curieux.

Le cabriolet de Georges Cadoudal avaitrencontré un premier obstacle à la hauteur de la rue Voltaire. Deuxcharrettes de légumes se croisaient.

– Enlève ! Ordonna Georges.

Les deux charrettes, culbutées, lancèrentleurs pauvres diables de conducteurs dans le ruisseau.

Et le cabriolet passa.

Les gens qui étaient devant commencèrent às’émouvoir, bien qu’ils n’eussent aucun soupçon.

Ils crurent à un cheval fou, emporté par lemors aux dents, et des attroupements secourables se formèrent pourbarrer la route.

Mal leur en prit.

– Place ! commanda Georges, qui s’étaitlevé tout debout dans le cabriolet.

Comme on n’obéissait pas assez vite à son gré,il arracha le fouet des mains du cocher et allongea de si rudesestafilades que la route, en un instant, redevint libre.

Mais la rumeur qui venait par derrière sefaisait si forte qu’on l’entendait gronder au loin.

– Nous n’irons pas longtemps comme cela,monsieur Morinière, grommela le cocher.

– Nous irons jusqu’à Rome, si nous voulons,répliqua Cadoudal. Penses-tu qu’un homme comme moi sera arrêté parde faillis Parisiens ?

Allume, mon gars, ajouta-t-il en lui rendantson fouet, et n’aie pas peur !

En abordant le carrefour de l’Odéon, le cocherfut obligé de freiner. Il y avait une lourde voiture entravers.

– Passe dessus ou dessous ! cria Georges,qui regardait en arrière.

Et il se mit à sourire, saluant de la mainceux qui le suivaient en criant :

– Au chouan, au chouan ! Arrêtezl’assassin !

Du carrefour de l’Odéon à l’endroit où la ruede l’Ancienne-Comédie s’embranche aux rues Dauphine et Mazarine, iln’y eut point de nouvel obstacle, mais là, un véritable embarras devéhicules barrait complètement le passage.

– Arrête, bonhomme, dit Georges, autant vautjouer sa dernière partie ici qu’ailleurs. Pichegru, et Moreau sonttombés, par leur faute, vivants tous deux ; moi je ne tomberaique mort, et j’aurai fait de mon mieux.

Il se leva de nouveau tout debout, dégagea lesdeux épées et rangea sous les coussins trois paires de pistoletsqu’il avait sous ses vêtements.

Ceux qui le poursuivaient approchaient.

Il tendit la main au cocher.

– Va-t’en, garçon, lui dit-il avec unecordiale bonne humeur. Le reste ne te regarde pas… Si la rue sedégage, je conduis aussi bien que toi, et ils ne me tiennent pasencore !

Le cocher hésita.

– J’ai trois enfants, dit-il enfin, et ilsauta sur le pavé pour se perdre dans la foule.

La foule se massait devinant déjà un spectacleextraordinaire.

Georges releva complètement la capote ducabriolet. Un instant, le voyant ainsi au milieu de cette foule,vous eussiez dit un de ces joyeux charlatans de nos foiresparisiennes sur le point de commencer son travail.

Son travail en effet, allait commencer.

Il dépouilla vivement le surtout qu’il portaitet parut vêtu d’une sorte de jaquette, en drap fin, il est vrai,mais rappelant exactement la coupe de la veste des gars d’Auray. Aucôté gauche de cette veste, il y avait un cœur brodé en argent.

– Au chouan, au chouan ! Arrêtez lechouan !

Cette fois, ce fut une grande clameur quipartait de tous les côtés à la fois. Georges prit son fouet à lamain. Il s’en servait bien, et il est à propos de dire que lefouet, emmanché à un bras morbihannais, devient une arme qui n’estpoint à dédaigner.

J’ai vu au gros bourg de la Gacilly, sur larivière d’Oust, des combats au fouet, tournois bizarres et sauvagesqui laissent des blessures plus profondes assurément que celles dessabres savants usités dans les querelles universitaires del’Allemagne.

Le fouet de Georges fît un large cercle autourde lui.

– Que me voulez-vous, bonnes gens !demanda-t-il, imitant avec perfection l’accent de basse Normandie.Je suis Julien Vincent Morinière de mon nom, je vends des chevauxpar état, je n’ai fait de tort ici à personne.

– Chouan, répliqua de loin Charlevoy, qui setenait à distance tu t’es dépouillé trop vite.

– C’est pourtant vrai, murmura Georges enriant.

Il va sans dire qu’il ne perdait point de vueson cheval, surveillant toujours l’embarras qui avait fait obstacleà sa course.

De l’autre côté de l’embarras, rue Dauphine,la foule grossissait à vue d’œil. Il y eut un moment où l’effort desa curiosité rompit l’embarras et ouvrit un passage au beau milieude la voie.

Il exécuta un second moulinet pour assurer sesderrières, et, touchant légèrement les oreilles de son cheval, ilcria :

– Hie, Bijou ! Passe partout, nous avonsaffaire à la foire !

Les spectateurs étaient là, comme à lacomédie. Paris s’amuse de tout, et sur cent badauds il n’y en avaitpas dix pour croire à la présence de Georges Cadoudal.

Malgré la veste bretonne, malgré le cœurchouan, les neuf dixièmes des assistants doutaient. Ce grosgaillard avait l’air si bonne personne, et la police s’était sisouvent trompée !

Le cheval s’enleva avec sa vigueur ordinaire,tandis que Georges, toujours debout, commandait :

– Gare, bonnes gens, je ne réponds pas de lacasse.

Le cheval passa, mais la voiture s’engageaentre la caisse d’un fiacre et la roue d’une grosse charrette quiétait en train de tourner.

– Foi de Dieu ! dit Georges, nous voilàengravés, mais nous sommes ici comme dans une redoute.

Un coup de pistolet, le premier, partitderrière lui et abattit son chapeau.

– Plus bas ! fit-il en se retournant eten abattant d’un coup de feu l’homme qui tenait encore l’armefumante à la main.

Les agents reculèrent encore une fois, tandisque les badauds, essayant de fuir, produisaient une pressemeurtrière.

On n’entendait plus que les cris des femmes etdes enfants.

Georges, qui avait ouvert son couteau, coupales deux liens de cuir qui rattachaient le cheval aux brancards, etdit avec beaucoup de calme à ceux de la rue Dauphine :

– Citoyens, voulez-vous livrer passage à unbrave homme ?

Il y eut de l’hésitation parmi les curieux.Georges se retourna pour faire tête aux agents, qui essayaient demonter dans les deux véhicules voisins. Il tira deux coups depistolet et fut blessé de trois projectiles, dont l’un était unebouteille, parti du cabaret qui faisait le coin de la rue deBuci.

Quand il regarda de nouveau devant lui, lesrangs s’étaient notablement éclaircis, mais ceux qui restaientsemblaient décidés à tenir tête : entre autres un groupe demilitaires avaient dégainé le sabre.

On put entendre, en ce moment, des coups defeu dans la rue de Buci. C’était le capitaine L – – et trois de sesamis qui prenaient les agents à revers.

En même temps, un homme de haute taille etcoiffé de cheveux blancs, fendit la presse qui encombrait la rueSaint André des Arts. Il bondit en scène, brandissant un sabrequ’il venait d’arracher à un soldat du train de l’artillerie,lequel le poursuivait en criant.

Nous avons vu que Jean-Pierre Sévérin, au lieude prendre la rue Saint-Jacques, comme son compagnon Germain Patou,avait continué de longer le quai.

Tout ce que nous venons de raconter s’étaitpassé avec une rapidité si grande que Jean-Pierre Sévérin nefaisait que d’arriver, quoiqu’il eût toujours marché d’un bonpas.

De la rue Saint André des Arts, il avaitreconnu, au beau milieu de la bagarre, l’oncle de René de Kervoz,debout dans sa voiture et faisant le coup de feu.

L’idée lui vint soudain que ceci était unesuite de l’erreur de M. Berthellemot, confondantM. Morinière, le maquignon inoffensif, avec Georges Cadoudal,qui voulait tuer le premier consul.

Aucun de nous n’est parfait. Tout homme tientà son opinion, surtout les chevaliers errants, dit-on, et Gâteloupétait un chevalier errant. Sa vie s’était passée à défendre lefaible contre le fort.

Dans sa pensée peut-être, car il était subtilà sa manière, le danger de Morinière se rattachait à quelque piègetendu par la comtesse Marcian Gregoryi.

N’avait-il pas été pris lui-même, luiGâteloup, au cabaret de la Pêche miraculeuse, pour un desassassins du chef de l’État ?

Il apaisa le soldat du train en lui jetant sonnom, connu dans toutes les salles d’armes de tous les régiments, etlui dit :

– On va te rendre ton outil, mon camarade.Prête-le-moi cinq minutes, si tu es un bon enfant !

Et, attachant rapidement sur sa poitrine lecœur d’or que nous connaissons, il s’écria :

– Holà ! y a-t-il quelqu’un pour semettre du côté de papa Gâteloup ?

Dix voix répondirent dans la foule :

– Présent, monsieur Sévérin, on yva !

Et les militaires qui barraient le passage ducôté de la rue Dauphine remirent l’épée au fourreau.

Gâteloup, cependant, abordait le cabriolet pardevant.

Il comprit la situation d’un coup d’œil etacheva de dételer le cheval.

Georges le regardait stupéfait. Quelqueshommes protégeaient déjà les derrières de la voiture, où les agentsde police résistaient mollement à une vigoureuse poussée.

– Compère Sévérin, dit Georges en montrant dudoigt le cœur que le gardien portait sur la poitrine, est-ce quevous êtes aussi pour Dieu et le roi ?

– Pour Dieu, oui, monsieur Morinière, répliquaGâteloup, mais au diable le roi !… Montez à cheval et prenezla clef des champs, je me charge de retenir ceux qui vouspourchassent.

Georges fronça le sourcil.

Gâteloup le regardait en face.

– Ah ça, ah ça, grommela-t-il, vous avez unedrôle de figure aujourd’hui, compère. Seriez-vous vraiment GeorgesCadoudal ?

– Vieil homme, répliqua Georges, qui ne riaitplus, je vous remercie de ce que vous avez voulu faire pour moi.Soigner mon neveu, qui n’est pas cause et qui aime peut-être ce quenous combattons, là-bas, devers Sainte-Anne-d’Auray, la noble terreoù je suis né… Je ne suis pas Normand, je suis Breton… Je ne suispas Morinière le maquignon ; je suis Georges Cadoudal,officier général de l’armée catholique et royale… Je ne suis pas unassassin, je suis un champion arrivant tout seul et tête hautecontre l’homme qui a des millions de défenseurs… Écartez-vous demoi : votre chemin n’est pas le mien.

Gâteloup baissa la tête et s’éloigna sans motdire.

Georges se redressa, passa deux des quatrepistolets qui lui restaient à sa ceinture et prit les autres, undans chaque main.

– Qu’on se le dise, cria-t-il de toute laforce de sa voix : je suis le chouan Cadoudal, et je vienscombattre celui qui veut se faire empereur !

Ce ne furent plus seulement les agents depolice, ce fut la foule entière qui se rua en avant. Paris entierétait amoureux du premier consul. Georges déchargea ses quatrepistolets et saisit les épées. La première se brisa avant qu’on fûtmaître de lui. Quand il tomba, chargé de sang de la tête aux pieds,il n’avait plus dans la main qu’un tronçon de la seconde.

La dernière blessure qu’il reçut lui vint d’ungarçon boucher, qui le frappa avec le couteau de son étal.

Il n’était pas mort. Les agents n’osaientl’approcher. Ce fut le même garçon boucher qui lui jeta au cou lapremière corde.

Cinq minutes après, au moment où la charrettequi avait arrêté le cabriolet de Georges Cadoudal l’emmenait,garrotté, à la Conciergerie, un homme parut au milieu des agentsqui formaient le noyau de la foule immense rassemblée au carrefourde Buci.

– Voilà comme je mène les choses ! ditcet homme, qui se frottait les mains de tout son cœur.

– Tiens ! fit Charlevoy, on ne vous a pasvu pendant l’affaire, monsieur Barbaroux !

– Je crois bien, dit M. Berthellemot enfendant la presse, il n’y était pas ! Il n’y avait quemoi !… Mes enfants, je suis content de vous. Nous avons faitlà un joli travail. Tout était combiné à tête reposée, j’avais prisdes notes, parole mignonne !

M. Berthellemot était en train de fairecraquer un peu les phalanges de ses doigts, quand un autre organeplus majestueux prononça ces mots :

– Rien ne m’échappe. Il fallait ici l’œil dumaître. Je suis venu au péril de ma vie.

– Monsieur le préfet !… balbutia lesecrétaire général.

Ces deux fonctionnaires, en vérité, semblaientêtre sortis de terre.

Pendant qu’ils se regardaient, le secrétairegénéral penaud et jaloux, le préfet triomphant, un troisième dieu,sortant de la machine, passa entre eux et fit la roue.

– Mes chers messieurs, dit le grand jugeRégnier avec bonté, j’avais pris toutes les mesures. Je vousremercie de n’avoir pas jeté de bâtons dans mes roues. Je vais auxTuileries faire mon rapport au premier consul… Eh ! Eh !Mes bons amis, il faut du coup d’œil pour remplir une place commela mienne !

Quand Régnier, futur duc de Massa, entra auchâteau, il rencontra dans l’antichambre Fouché, futur ducd’Otrante, qui le salua poliment et lui dit :

– Le premier consul sait tout, mon maître. Ehbien ! il m’a fallu mettre la main à la pâte : sans moivous n’en sortiez pas !

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