La Vampire

Chapitre 4LE COEUR D’OR

Si la Dame aux Camélias, cette photographieaprès décès tirée par Alexandre Dumas fils, le poète charmant etimplacable, avait pris passage en temps utile sur un clipper del’Australian general company, elle se serait guérie de saphtisie pulmonaire et figurerait maintenant dans les fêtes duTrois-quarts-du-monde en qualité de baronne de n’importe-quoi. Elleserait riche terriblement ; elle aurait à ses pieds toutes lesillustrations de l’époque et ferait à ses contemporains l’aumône demémoires en dix volumes, instructifs, amusants et toutparticulièrement propres à former le cœur du dix-neuvièmesiècle.

Il faut une Californie aux prêtresses d’amour,qu’elles soient dames aux camélias de dix louis ou dames auxgiroflées d’un sou, que l’Eldorado soit le Pérou antique ou laNouvelle Galles du Sud. Elles ne toussent plus dès qu’elles s’envont en guerre, à l’instar de Marlborough, Colomb, Cortès, Pizarre,le capitaine Cook, ont découvert et conquis pour elles deux partiesdu monde sur cinq ; M. Benazet a fondé la sixième. Lesvîtes-vous jamais cracher le sang au bruit de l’or remué à lapelle ? Ont-elles jamais manqué à aucun tripot, brillant ouhumble ?

Dieu nous préserve de comparer le sordidecabaret d’Ezéchiel aux merveilleux champs d’or qui entourentMelbourne, le Paris océanien, aux romanesques placers dela mer Vermeille, ni même à ce gentil paradis de Bade. Entre lestripots il y a des catégories. Nous voulons dire seulement que touttripot, hideux ou magnifique, attira ces dames aux fleurs comme lalaine attire les mites ; elles y sont bien, elles s’y portentà merveille ; c’est là, évidemment, leur atmosphèrepropre.

Il y avait des dames aux girofléesdans le cabaret du brave Ezéchiel, qui était un tripot. Ce pauvrechamp d’or du quai de Béthune attirait les aventureuses de la Citéet du faubourg Saint Marceau, qui venaient voir Midas en guenillesrisquer sur une carte sale l’indigente aubaine arrachée aux bouesde ce Pactole pour rire.

Ezéchiel seul gagnait à cela un peud’argent. Que l’histoire de la première épave retirée du fleuve, labague en diamants, fût controuvée ou authentique, il est certainqu’Ezéchiel en avait très habilement profité.

C’était un bonhomme long, maigre,jaune de teint et de cheveux ; il avait la figure plate, leregard insignifiant, le sourire déteint. La ruse en lui se cachaitsous une épaisse couche d’innocence. Vous avez tous connu de cesparoissiens, moitié Normands, moitié juifs, qui en remontreraientaux Auvergnats eux-mêmes pour la coquinerie.

Ezéchiel, avant de passercapitaliste, était pêcheur de son état. Il savait par expériencecomment on donne rendez-vous au poisson en jetant d’avance l’appâtabondant à de certaines places. Avait-il préparé ici une place, nonpoint pour les poissons, mais pour les dupes ?

Cette idée-là n’était encore venue àpersonne.

La seule chose qui étonnât dansl’histoire d’Ezéchiel, c’était le rare bonheur avec lequel il avaitvaincu les difficultés matérielles qui s’opposaient àl’établissement même de son cabaret.

Le quai de Béthune présentait alorscomme aujourd’hui un alignement rigide et monumental. Il n’y avaitpoint là de place pour une baraque. De l’autre côté de la pointe,aux environs de l’hôtel Lambert, qui donne son nom maintenant auxbains des dames, on trouvait bien quelques masures, mais ellestournaient le dos au lieu consacré déjà par la première trouvaille.Il fallait que le Casino fût à proximité de laplage : on ne pouvait mieux choisir que le coin de la rue deBretonvilliers. Seulement les deux coins de cette rue étaientformés par deux grands diables d’hôtels aux murs rectangulaires, enpierres de taille, épais comme des remparts. Le vrai miracle, pourEzéchiel, c’avait été d’obtenir la permission d’attaquer un de cesangles et de nicher son bouge dans l’épaisseur de cette noblemaçonnerie, comme on voit la larve impudente arrondir sa demeuredans l’aubier sain d’un grand arbre.

Ezéchiel avait obtenu cettepermission.

Le cabaret de la Pêchemiraculeuse, sorte de caverne irrégulière, s’insinuait en boyau àl’intérieur des bâtiments et ne prenait qu’un tiers environ de lahauteur du rez-de-chaussée. Depuis que le Marais a pris faveur dansl’industrie, nombre d’hôtels ont du reste, suivi cet exemple,ouvrant leurs propres flancs, comme le pélican, non point parcharité, mais par avarice. Le sol du cabaret d’Ezéchiel était unpeu plus bas que la rue. On y buvait, on y mangeait, on y jouait,on y achetait lignes, hameçons, appâts, gaules, tout ce qu’ilfallait, en un mot, pour harponner des poissons, nourris de bagueschevalières.

L’hôtel appartenait à un respectablevieillard, M. d’Aubremesnil, ancien conseiller au parlement,qui n’avait point émigré et vivait à Versailles. Il n’y avaitd’habité qu’un pavillon, situé au bout d’un grand jardin, et dontl’entrée était rue Saint-Louis, vis-à-vis des communs de l’hôtelLambert.

Ce pavillon avait été loué quelquesmois auparavant par une jeune dame d’une rare beauté, qui vivaitsolitairement et s’occupait de bonnes œuvres.

Quand notre homme, le« patron » des maçons du Marché-Neuf, arriva au seuil dubouge à demi souterrain où le brave Ezéchiel était maître aprèsDieu, il hésita, tant l’aspect de cette caverne était repoussant etobscène. Il y a bien longtemps que Paris a jeté loin de lui cessouillures ; Paris, malgré les exagérations de certainspeintres à la plume, est une des villes les moins déshonorées del’univers. Ce qui, à Paris, serait de nos jours une monstrueuseexception, se rencontre à chaque pas dans les plus beaux quartiersde Londres, cette Babylone de la débauche glaciale et de l’ennuiimpudique.

Mais les mœurs de Paris, en 1804,gardaient encore l’effronté cachet du Directoire. La lanterne de laPêche miraculeuse n’éclairait bien que le dehors. Audedans, c’était un demi-jour brumeux, dans lequel grouillaient desnudités à peine voilées. Une demi-douzaine de femmes étaient là,vautrées sur des sofas de bois recouverts de quelques brins depaille, buvant, jouant ou regardant jouer un nombre égal d’hommesappartenant à la classe abandonnée des batteurs de pavés. Cen’était pas français, à vrai dire, pas plus que les stupides etfroides nuits de Paul Niquet ne sont françaises. On peut regarderces hideuses choses comme des emprunts désespérés faits à ladégradation anglaise. Londres seul est le cadre favorable pour ceshorreurs sans rémission, où le vice prend physionomie de torture etoù les misérables s’amusent comme on souffre en enfer. À Paris, levice garde toujours une bonne part de forfanterie ; à Londresla perdition sérieuse et convaincue nage dans la boue naturellementcomme le poisson dans l’eau.

Quiconque a pénétré de nuit dans lesspirit-shops de l’ancien quartier Saint-Gilles, où mêmedans les gin-palaces groupés en foule, en pleine ville fashionable,autour de Covent Garden, doit reconnaître la vérité de cedire : À Paris, l’horreur est une mode excentrique ; àLondres, c’est un fruit du terroir. Le gardien hésita, pris à lagorge par les exhalaisons fétides qui sortaient de ce souterrain,mais son hésitation ne dura pas. Il était homme à franchir de bienautres barrières.

– Je sais un autre caveau,pensa-t-il, où l’air est encore plus mauvais.

Et il entra, souriant avecmélancolie.

Quoiqu’il n’eût, certes, pas l’aird’un grand seigneur par son costume, et qu’un bourgeois bien miseût regardé avec dédain la grosse étoffe de ses vêtements, il yavait un tel contraste entre sa tenue et celle des habitués de laPêche miraculeuse, que son apparition fit scandale. Iln’était pas sans exemple qu’un honnête homme, excusé par sa passionpour la pêche à la ligne, fût entré de jour chez Ezéchiel quitenait, nous l’avons dit, boutique d’engins de toute sorte ;mais après la nuit tombée, la physionomie de son bouge était sinettement caractérisée, que le plus vaillant des badauds eût prisses jambes à son cou après avoir jeté un coup d’œil àl’intérieur.

– Voilà un agneau ! dit une desgiroflées.

– Un mouton plutôt, riposta uncoquin à figure patibulaire qui tenait les cartes à une partie defoutreau (noble jeu qui est un dérivé de la bouillotte)et dont le nez busqué portait une drogue ou pincette de boiscrânement posée de travers : un vieux mouton ! etdur ! Voyez voir à lui, Ezéchiel. Ezéchiel n’avait pas besoinqu’on le mit en arrêt : c’était un chien de race. Il vintau-devant du gardien la pipe à la bouche et d’un airmauvais.

– Que vous faut-il, citoyen ?demanda-t-il.

– Du vin, répondit le patron, quis’assit.

Ezéchiel prit un airinsolent.

– Mon vin n’est pas assez bon,dit-il, pour un monsieur de votre sorte.

Les femmes éclatèrent de rire, leshommes s’écrièrent :

– Le rentier s’est trompé deporte.

Le patron ôta son chapeau, quin’était pas neuf, et le posa sur la table. Comment dire cela ?Il y avait bien en effet du rentier dans l’aspect de ce crâne àdemi dépouillé, que le regard débonnaire de deux grands yeux bleusmarquait au sceau d’une sorte de candeur, mais il y avait aussiautre chose.

Le mouton avait je ne sais quoi duloup.

Les attaches de son cou sedégageaient selon de grandes lignes, ses mouvements étaient largeset souples ; malgré les allures placides qu’il affectait, ondécouvrait en lui je ne sais quoi qui annonce ledécuplement des muscles et fait lesathlètes.

Les hommes se sentirent mal à l’aisesous son regard, et les femmes cessèrent derailler.

– Donne ton vin tel qu’il est,l’ami, dit-il à Ezéchiel, et fais vite : j’aisoif.

Le cabaretier, cette fois, obéit engrondant.

Quand il revint avec la demi pinted’étain pleine et le verre humide, princesses et coquins avaientrepris le cours de leurs ébats.

– L’ami, lui dit le gardien entouchant du pied une escabelle, asseyez-vous là, que nous causionstous deux.

– Croyez-vous que j’aie le temps decauser ?… commença Ezéchiel.

– Je ne sais pas si vous avez letemps, l’ami, et peu m’importe. J’ai besoin de m’entretenir avecvous : prenez ce siège.

– Si je ne veux pas, cependant… fitle cabaretier.

– Si vous ne voulez pas,l’interrompit le patron en se versant rasade, nous traiterons touthaut un sujet dont vous aimeriez mieux parler toutbas.

Il but. Ezéchiels’assit.

– Le fait est, reprit tranquillementle patron, que votre vin est détestable… Combien cela vous a-t-ilcoûté, l’ami, pour obtenir permission de déshonorer l’encoignure del’hôtel d’Aubremesnil ?

Ezéchiel baissa ses gros sourcils,derrière lesquels un éclair s’alluma.

– Et quel cimetière avez-vousprofané, poursuivit le patron, pour donner tant de chair morte auxpoissons, ici près car vous n’êtes pas un tigre, l’ami, je vousconnais : vous n’êtes qu’un chacal.

La colère du cabaretier combattaitune évidente terreur. Ces deux sentiments se traduisaient par lacontraction de ses traits et par la pâleur de seslèvres.

– Qui êtes-vous ?demanda-t-il.

– Je suis, répliqua le gardien,l’homme qui va et vient, la nuit, sur la rivière. Je n’y cours pasle même gibier que vous. Nous nous sommes rencontrés le soir oùvous devîntes riche.

– Ah ! fit Ezéchiel, c’étaitvous ?

Il ajouta d’une voixsourde :

– Il y avait aussi une morte dansvotre bateau !

Le gardien inclina gravement la têteen signe d’affirmation.

Puis il tira de sa poche une piècede six livres, qu’il déposa sur la table.

– Je ne suis pas riche, l’ami,dit-il, et je ne vous veux point de mal. Je sortirai de chez vouscomme j’y suis entré, si vous me faites savoir le nom de la femmequi vous paye. Vous n’êtes qu’un aveugle instrument : aucunmalheur ne vous arrivera par moi…

Le cabaretier avait courbé la tête.Il recula tout à coup et saisit son escabelle par un pied pour labrandir au-dessus de sa tête.

– À moi, les fils !s’écria-t-il. Celui-là est un agent de Cadoudal ! Il venaitici acheter du monde pour tuer le premier consul ! Sa têtevaut cher : gagnons la prime !

Cette accusation, si absurde qu’ellepuisse paraître, et surtout si complètement étrangère au sujet del’entretien qu’elle interrompait, ne doit point surprendre. Chaquemoment a son cheval de bataille. Nous avons vu dans Paris certaineheure où le premier venu aurait pu tuer un passant en l’accusantd’avoir jeté de la poudre de choléra dans la Seine.

Les habitués de la Pêchemiraculeuse bondirent sur leurs pieds et s’élancèrent pourbarrer le chemin de la porte. Le patron eut unsourire.

– Ce n’est pas là ma route,murmura-t-il.

Il se leva à son tour et remit avecbeaucoup de sang-froid son chapeau à larges bords sur satête.

– L’ami, reprit-il en gagnant latable où tout à l’heure on jouait, tu as trouvé là une assez bonnerubrique ; mais tu ne sais pas à qui tu as affaire, et il fautquelque chose de plus fort encore pour me mettre dans l’embarras…Fais place !

En parlant il avait pris à la mainla lampe qui était sur la table.

Comme le cabaretier levait sonescabelle, il l’écarta d’un seul revers de la main qu’il avaitlibre, et passa.

Le cabaretier fit quelques pas enchancelant, et ne s’arrêta qu’en heurtant lamuraille.

– Une rude poigne ! dirent cesdames avec admiration. Les hommes s’armaient de tout ce qu’ilsrencontraient sous leurs mains ; plusieurs avaient descouteaux.

Ezéchielgrondait :

– Si vous abattez ce chien enragé,vous aurez son pesant d’or à la police !

Le patron, pendant cela, tenanttoujours sa lampe haute, s’était rendu tout au fond du cellier. Ily avait là quelques engins de pêche, des filets neufs roulés enpaquets et des bottes de gaules. Il jeta de côté les gaules, sanstrop se presser et découvrit une porte qu’il éprouva du pied. Laporte céda ; elle s’ouvrait en dehors et n’était pointfermée.

– Aux couteaux ! s’écriaEzéchiel, qui s’élança bravement. Celui-là en a trop fait : ilne sortira pas vivant d’ici !

Le patron se retourna juste aumoment où le cabaretier, bien accompagné du reste, arrivait surlui.

La lampe éclairait sa figure siextraordinairement calme, qu’il y eut un temps d’arrêt dans lemouvement des assaillants.

Le patron tendit la lampe àEzéchiel, qui la reçut d’un geste machinal.

– J’ai vu ce que je voulais voir,dit-il, et j’ai gagné ma journée.

– C’est un fou ! s’écria unefemme prise de pitié à le voir ainsi souriant et sansdéfiance.

– Fermez la porte de la rue, ordonnaEzéchiel, et finissons la besogne !

– La ! la ! fit le patron,qui prit une gaule et la brisa sur son genou, juste à la longueurqu’il fallait pour une canne de combat : je vous dis que vousne savez pas à qui vous avez affaire !

Son sourire s’anima, et une lueuréclata dans ses yeux.

Au moment même où la porte de la ruese fermait, le patron fut attaqué de trois côtés à la fois :par Ezéchiel, qui, soulevant son escabelle à deux mains, lui endéchargea un coup sur la tête, et par deux bandits déguenillés,dont l’un lui lança au flanc un coup de couteau donné à brasraccourci, tandis que l’autre lui plantait son bâton dansl’estomac.

Ce fut une transfiguration. Toute lapersonne du patron prit un admirable caractère de jeunesse et decrânerie. Sa taille se développa, sa poitrine s’élargit, son fronts’illumina.

Nul ici n’aurait su dire comment lestrois attaques furent parées ; c’est à peine si la tête dupatron s’inclina un peu à gauche pour laisser passer l’escabeau,tandis que sa moitié de gaule décrivait deux demi-cercles, dontl’un fit sauter en l’air le bâton, dont l’autre brisa net lepoignet, qui tenait le couteau.

Le blessé poussa un hurlement dedouleur et de rage.

– Et veillez à ce que la lampe nes’éteigne pas, dit gaiement ce diable de patron : je n’yverrais plus à vous corriger avec délicatesse ; ce serait tantpis pour vos crânes !

Ezéchiel s’était mis bravement audernier rang. Il s’arma d’une gaffe emmanchée de long et compta del’œil ses soldats.

– La Meslin ! s’écria-t-il, lecoquin a estropié ton homme ! pour la vie : il faut queles femmes s’en mêlent… S’il n’était pas si maigre, je vous diraisque c’est Cadoudal en personne. Je parie ma tête à couper qu’on lepayera mille écus à la préfecture… Prenez les tisons du foyer, mesmignonnes ! Brûlons-le ! quand on devrait mettre le feu àla maison !

La Meslin était une grande femme,solidement bâtie, qui déjà s’agenouillait auprès de « sonhomme » terrassé. Elle se releva et bondit comme une lionnevers l’âtre où la marmite bouillait.

– Brûlons le gueux !brûlons-le !

Les hommes s’écartèrent, serrantleurs couteaux et leurs gourdins, semblables à l’infanterie quiattend la besogne faite des canonniers pour se ruer à lacharge.

Le taudis s’emplit de fumée et deflammes ; les six mégères secouaient leursbrandons.

Le patron fit un saut de côté quiévita le brûlant projectile lancé par la Meslin à tour de bras. Laterrible canne décrivit une demi-douzaine de cercles, et pendantune longue minute, ce fut à l’intérieur du bouge un indescriptibletohu-bohu : des cris, des chocs, des blasphèmes, des chutes,des grincements de dents et un coup de pistolet.

La minute une fois écoulée, voiciquel était l’état de la question : notre singulier ami, lepatron des maçons du Marché-Neuf, se tenait debout au beau milieude la chambre, où les tisons éparpillés fumaient de touscôtés ; il avait du noir à la joue droite, et le revers de sahouppelande était largement brûlé, mais on ne lui voyait aucuneblessure sérieuse.

Au fond du taudis, les filetscommençaient à flamber, atteints qu’ils avaient été par les éclatsde braise.

Ezéchiel n’avait plus sa gaffeemmanchée de long, dont les morceaux jonchaient le sol ; enrevanche, il portait au front une magnifique bosse d’un violetsanguinolent, et sa bouche édentée crachait rouge.

L’homme de la Meslin se roulait dansla boue, tenant encore à la main un pistolet déchargé. Ses cheveuxcrépus n’avaient pas défendu son crâne, qui portait une largefêlure.

Les autres bandits se tenaient àdistance, et les femmes épouvantées étaient pelotonnées dans uncoin, sauf la Meslin, qui essayait de soulever la tête fendue deson amant.

Il n’y avait pas eu une seule paroleéchangée entre l’assiégé, seul de son bord, et le troupeau desassaillants.

En ce moment l’assiégé, qui avaitperdu l’éclair fulgurant de ses yeux et qui semblait aussi calmeque s’il eût été flânant dans le Jardin du Palais Royal, mit sacanne sous son bras et plongea sa main dans sapoche.

– C’est le diable ! grommelaEzéchiel.

– Vous êtes dix contre un, rugit laMeslin, qui se releva ivre de rage. Attaquons-le tous ensemble, etmon homme sera vengé !…

Elle s’interrompit en un criétouffé ; le couteau qu’elle avait ramassé à terre s’échappade ses mains !

– Ah ! Fît-elle en attachantsur le patron un regard stupéfait, c’est bien pis que lediable !… Comment ne l’ai-je pas reconnu ?… C’estM. Gâteloup !

Ce nom de Gâteloup, répété dans tousles coins du cellier, forma un long murmure.

L’amant de la Meslin rouvrit lesyeux et regarda. Le patron avait retiré sa main de sa poche, etnouait tranquillement à sa boutonnière l’objet qui l’avait faitreconnaître.

Au premier aspect, cela semblaitdonner raison aux accusations d’Ezéchiel, car les chouans deBretagne portaient un objet pareil comme signe de ralliement à leurchapeau ou sur leur poitrine, et Georges Cadoudal devait en avoirun dans sa poche.

Mais bien avant les chouans deBretagne, la frérie des maîtres en fait d’armes parisiens avaientconsacré ce signe que professeurs et prévôts portaient au côtégauche de leurs plastrons.

C’était un cœur brodé d’or etencadré dans une rosette de rubans écarlates.

Chaque maître y ajoutait un signedistinctif qui était en quelque sorte un blason et qui disait sonnom aux initiés. Or, si le patron des maçons du Marché-Neuf était,sous son espèce de bon bourgeois, une célébrité de quartier,recevant des coups de chapeau depuis le Palais de justice jusqu’àl’Hôtel de Ville, sous un autre aspect, comme combattant desbagarres révolutionnaires, comme sauveteur, comme entraîneur oumodérateur du peuple, Gâteloup était une gloire universellementacceptée, surtout dans la classe pauvre. Les bons l’admiraient etl’aimaient, les méchants le redoutaient. Dans le danger autrefois,lors des batailles civiles, où il avait joué un rôle à la foisterrible et bienveillant, il se faisait reconnaître à l’aide de sonécu de maître d’armes : un cœur d’or dans un nœud de faveursrouges où deux raies noires, largement accusées, marquaient unecroix de Saint-André.

Cela signifiait : Je suisJean-Pierre Sévérin, dit Gâteloup ; comme jadis les fleurs delis d’or sur champ d’azur disaient : Bourbon ; les maclesaccolées : Rohan ; et les seize alérions d’azurcantonnant la croix de gueules en champ d’or :Montmorency.

Dans les luttes antiques il n’yavait aucune honte pour l’homme brave à se retirer devant un plusfort. Le char d’Achille traversait les batailles sans rencontrerdevant soi d’autres ennemis que les myopes qui ne reconnaissaientpas assez vite le flamboyant bouclier présent d’Hippodamie. Lescoquins rassemblés au cabaret de la Pêche miraculeusen’étaient nullement imbus de préjugéschevaleresques.

Il n’y eût pas une seule main pourgarder une arme, et la Meslin dit en montrant sonhomme.

– Ah ! citoyen Gâteloup, c’estencore de la reconnaissance qu’on vous doit, car si vous aviezvoulu, vous ne me l’auriez pas assommé àdemi !

– C’est vrai, ma fille, répliqua lepatron, et si j’ai mis mon nom à ma boutonnière, c’est que la peurm’a pris de vous assommer tous… Éteins le feu, Ezéchiel… Vousautres, faites-moi place.

Deux ou trois seaux d’eau lancés àla volée sur les filets qui allaient se consumant lentement firentl’affaire. Ezéchiel, le sourire aux lèvres, s’était rapproché duvainqueur.

Celui-là devait être un damnéscélérat, car il cachait sa rancune sous un air obséquieux etcaressant.

– Mon bon maître, dit-il, ça nousperd la tête de penser qu’il y a un homme dans Paris qui veut tuerle citoyen Bonaparte. Moi qui vous parle, je vois partout letraître Cadoudal… Et quant à ce qui est de la porte du fond,là-bas, elle mène tout uniment à la cave où je tiens mon pauvre vinque vous trouvez si mauvais.

Le patron lui mit la main surl’épaule, et Ezéchiel fut sur le point de s’affaisser comme si onl’eût chargé d’un poids trop lourd.

– Ne me faites point de mal,murmura-t-il.

– Écoute, l’interrompit le patron…Es-tu homme à répondre franchement et honnêtement aux questionsqu’on te fera ?

– Quant à ça, mon maître, s’écriaEzéchiel, demandez à tout le monde, je n’ai que trop de franchise.Le cœur sur la main, toujours !… Ah ! si j’avais eu untantinet de malice, mon affaire serait depuis longtemps dans lesac !

– C’est pour une dame que tutravailles ? prononça tout bas le patron.

– Pour une dame ?… répétaEzéchiel ; voilà une idée ?

Puis il ajouta en clignant de l’œild’une façon confidentielle.

– Eh bien, oui, là. On ne peut rienvous cacher, mon maître. C’est pour une dame… et nous essayons denouer un fil à la patte des scélérats qui veulent tuer le premierconsul !… est-ce défendu ?

La main du patron pesa plus lourdesur son épaule, mais à ce moment une éclatante et joyeuse clameurpassa au travers de la porte de la rue.

– Aubaine ! aubaine !criait-on. Ouvrez, citoyen Ezéchiel !

– Il y a eu pêchemiraculeuse !

– Et bonne chasse ! ajoutèrentd’autres voix qui semblaient plus lointaines.

– Nous apportons la marée !dirent les pécheurs.

– Et nous le gibier ! firentles chasseurs.

– Ouvre, Ezéchiel ! Mais ouvredonc, vieux drôle !

– Faut-il ouvrir, mon bonmaître ? demanda le cabaretier en adressant au vainqueur de lalutte récente une œillade respectueuse et soumise.

Celui-ci fit un geste deconsentement.

La porte roula sur ses gonds, et unecompagnie nombreuse entra chargée de butin. Ils étaient quatred’abord, quatre forts lurons, pour porter un tout petit panier oùil y avait bien une cinquantaine de goujons.

Ensuite venait l’heureuxpropriétaire du mannequin de paille.

En troisième lieu, deux gaminssoutenaient triomphalement une vieille culotte, dans la poche delaquelle on avait trouvé une pièce de six liards.

– Voici la pêche ! cria-t-on.Ferme boutique, Ezéchiel. Il n’y a plus rien dans larivière.

– Je sais bien qui me joue cestours-là ! répondit le cabaretier avec mélancolie : cesont les ennemis du premier consul !

Il fut interrompu par un autre flotqui arrivait clamant :

– Voici lachasse !

Ceux-là apportaient sur des cannes àpêche, disposées en brancard, une pauvre belle enfant, évanouie oumorte.

Quand la lueur de la lampe tomba surson visage livide, mais toujours charmant, le patron des maçons duMarché-Neuf poussa un grand cri qui était unnom :

– Angèle !

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