La Vampire

Chapitre 18LA COMTESSE MARCIAN GREGORYI

M. Berthellemot n’était pas un hommeordinaire ; nous ayons vu qu’il possédait le regard perçant deM. de Sartines, l’ironie de M. Lenoir, et je ne saisplus quel tic appartenant à M. de La Reynie. Il jurait enoutre petite parole avec élégance et savait faire craquer sesdoigts comme un ange. Ajoutons qu’il était bavard, content delui-même et jaloux de ses chefs.

Les étrangers et les malveillants prétendentque l’administration française apprécia de tout temps ces aimablesvertus.

Ce sont elles, ces vertus, et d’autres encore,qui lui ont acquis la réputation européenne qu’elle a d’accomplir,en trois mois, avec soixante employés, tous bacheliers ès lettres,la besogne qui se fait à Londres en trois jours avec quatre garçonsde bureau.

Il est juste d’ajouter que MM. lesmilitaires anglais se vantent volontiers d’avoir sauvé à Inkermannl’armée française, qui vint les retirer, roués de coups, du fondd’un fossé, et qu’il est notoire à Turin que Sébastopol fut prispar l’infanterie piémontaise toute seule.

Gardons-nous de croire aux forfanteries despeuples rivaux et soyons fiers de notre administration, quisuffirait à encombrer les bureaux de l’univers entier.

M. Berthellemot, malgré ses talents etson expérience, resta d’abord tout abasourdi à la vue de cettebelle personne, insolemment blonde, qui le regardait d’un air unpeu moqueur.

S’il n’aimait pas son préfet, il le craignaitdu moins de toute son âme.

Comment lui dire que cette charmante femmeétait une vampire, une oupire, une goule, un hideux ramassisd’ossements desséchés dont le tombeau, situé quelque part, sur lesbords de la Seine, s’emplissait de crânes ayant appartenu à demalheureuses jeunes filles qu’elle avait scalpées a son profit,elle, la comtesse Marcian Gregoryi, la goule, l’oupire, lavampire ?

Cette insinuation aurait pu paraîtreinvraisemblable.

Je vais plus loin : par quel moyenétablir que cette monstrueuse créature, dont les joues à fossettessouriaient admirablement, se nourrissait de chairhumaine ?

Comment l’accuser d’avoir été brune hier,elle, dont le front d’enfant rayonnait sous une profusion deboucles d’or ?

Vous eussiez eu beau crier : Elle estchauve, personne ne vous aurait cru.

M. Berthellemot sentait cela.

Bien plus, il doutait lui-même, tant cescheveux d’ambre étaient naturellement plantés.

Il n’était pas du tout éloigné de croire que« son Voisin » l’avait rendu victime d’une audacieusemystification.

– Monsieur le préfet, balbutia-t-il enfin, jevous prie de tenir pour assuré que j’ai pris des notes… et je suisbien l’humble serviteur de madame la comtesse.

– Ordre autographe, monsieur, répéta noblementM. Dubois, et libellé dans une forme qui semble présager lesgrands événements dont l’augure favorable… Bref, je m’entends,monsieur, et je ne suppose pas que vous ayez besoin de connaîtreles secrets de l’État.

Berthellemot s’inclina jusqu’à terre.

– Veuillez écouter, je vous prie, poursuivitle préfet, qui déplia un papier de petite dimension, chargé d’uneécriture hardie et un peu irrégulière.

Et il lut d’une voix tout à coup saturéed’onction :

« Nous chargeons M.L.N.P.J. Dubois, notrepréfet de police, d’écouter avec le plus grand soin lesrenseignements qui lui seront fournis par le porteur duprésent.

« La comtesse Marcian Gregoryi est unenoble Hongroise qui nous a rendu déjà un signalé service lors de lacampagne d’Italie. Nous avons éprouvé son dévouementpersonnel.

« Ce qu’elle demandera devra être exécutéà la lettre.

« Signé : N – – . »

– Oui bien ! s’écria M. Dubois, quimit le papier dans sa poche pour faire craquer ses doigts, mais nonpas si adroitement que le secrétaire général ; oui bien !je suis son préfet de police, à lui, jusqu’à la mort ! C’estparticulier, monsieur, et même confidentiel ! Je connais desgens orgueilleux qui me traitent par-dessous la jambe, et que cesimple morceau de papier ferait trembler. Ma position se dessine,on ne peut pas toujours rester sous le boisseau, n’est-il pasvrai ? Le mérite se fait jour. Et songez qu’un œil d’aigle estfixé sur nous.

Berthellemot ouvrit timidement la bouche, maisM. Dubois la lui ferma d’un grand geste, et dit :

– Je voue prie, monsieur, de garder lesilence.

Il glissa une œillade vers la comtesse pourvoir l’effet produit par cette parole ferme.

La comtesse Marcian Gregoryi s’était assise etdisposait avec grâces les plis d’une robe exquise. Elle était sijeune, si belle et si jolie qu’on se demandait quel âge ellepouvait avoir en 1797, quand elle rendit ce signalé service augénéral Bonaparte.

M. Dubois continua :

– C’est signé d’un N seulement, d’un Nmajuscule. J’éprouve une joie sincère, monsieur, et je ne peux lacacher. Mes opinions sont connues, elles n’ont jamais varié. Celuiqui est le destin de la France et du monde a sondé, je l’espère, lefond de mon cœur… et Mme la comtesse témoignera, j’en suissûr, devant qui de droit, de mon empressement, de mon… En un mot,les aspirations de notre patrie sont manifestementmonarchiques.

Berthellemot posa sa main droite sur sapoitrine pour pousser une acclamation prématurée, mais le préfetlui dit encore :

– Monsieur, je vous prie de garder le silence.Madame la comtesse, ajouta-t-il avec solennité, mon secrétairegénéral écoute vos commandements.

Cette délicieuse blonde n’avait pas encoreparlé. Sa voix sortit comme un chant.

– Le plus pressé, dit-elle, est d’arrêter cemalintentionné qui, malgré sa position très subalterne, est le plusdangereux ennemi du premier consul : je veux parler du gardienjuré du caveau des montres et confrontations au Châtelet.

– Mon voisin ! murmura Berthellemot en ungémissement.

– Le nommé Jean-Pierre Sévérin, dit Gâteloup,acheva la comtesse.

– Mais… s’écria Berthellemot suffoqué, mais,madame la comtesse… mais, monsieur le préfet… ce Gâteloup est l’amide l’empereur !

M. Dubois fut embarrassé, non point dufait en lui-même mais du mot.

– Personne plus que moi, prononça-t-il avecémotion, ne souhaite, ne désire, n’appelle de tous ses vœux… detoutes ses aspirations… et madame la comtesse n’en doit pointdouter… mais enfin je dois protester, au nom même du chef del’État…

– Le temps presse, l’interrompit froidementl’adorable blonde, dont les sourcils délicats étaient froncés.Chaque minute perdue aggrave la situation… et j’ai peur queM. le secrétaire général n’ait commis quelque bévue.

Ceci fut dit nettement et ne choqua point lepréfet, qui murmura d’un ton de commisération :

– Ah ! Certes, le pauvre garçon en estbien capable !… Si l’on savait en haut lieu comme nous sommespitoyablement secondés !

Berthellemot, rouge de colère, perdit toutemesure pour la première fois de sa vie administrative.

– Parole jolie ! s’écria-t-il. À quifaut-il croire ? À vous, monsieur Dubois, ou au premierconsul ? Moi aussi, j’ai reçu un ordre ! Un ordreautographe…

– Un ordre autographe ! répéta le préfet.De lui à vous ?…

– À moi ! Riposta Berthellemot, ferme surses ergots. C’est-à-dire… Enfin mon opinion personnelle a été queje ne devais pas désobéir à Napoléon Bonaparte.

– Et que disait l’ordre ? demanda lacomtesse, qui avait légèrement pâli.

– L’ordre mettait la préfecture de police à ladisposition de M. Jean-Pierre Sévérin, qui a été le maîtred’armes du premier consul.

– L’ordre doit être faux ! s’écria lacomtesse. Ce Sévérin est le plus dangereux complice de GeorgesCadoudal.

Les deux fonctionnaires demeurèrentatterrés.

M. Dubois tomba plutôt qu’il ne s’assitdans son fauteuil et Berthellemot, exécutant pour la seconde foisson travail d’écuyer du cirque Olympique, sauta tête première autravers de la porte.

Il ne fut absent que trois minutes.

Ces trois minutes, il les passa avecM. Despaux, qui lui rapporta que, sur son ordre, à lui,M. Berthellemot, on avait donné à Jean-Pierre Sévérin unofficier de paix muni de son écharpe et quatre agents choisis,parmi lesquels comptaient Laurent et Charlevoy.

– Et tout ce monde-là est parti ? demandale malheureux secrétaire général.

– Il y a beau temps ! répondit Despaux.Le Sévérin avait l’air d’avoir le diable à ses trousses.

– Où sont-ils allés ?

– On ne m’avait pas chargé de m’enquérir decela.

– Vous avez gardé l’ordre, jesuppose ?

– Quel ordre ?

– L’ordre du premier consul.

– Je ne savais même pas qu’il y eût un ordredu premier consul. Je n’ai obéi qu’à vous, mon supérieurimmédiat.

Berthellemot l’enveloppa d’un regard où ladétresse le disputait à la fureur.

– Petite parole ! s’écria-t-il. Vousm’êtes suspect, monsieur. Il ne tient à rien que je ne fasse unexemple ! Je vous laisse le choix entre ces deuxépithètes : incapable ou criminel !

– Quand M. le secrétaire général voudra,répondit Despaux, chapeau bas ; je suis chasseur, etM. Fouché va faire de bien belles battues à sa terre dePont-Carré.

– Monsieur, monsieur ! grinçaBerthellemot, vous me répondez de la vie du premierconsul !

Despaux salua en ricanant et sortit àreculons.

Quand M. Berthellemot rentra dans lecabinet du préfet, il avait l’air d’un chien battu.

Loin de faire craquer ses doigts, il tournases pouces d’un air consterné.

– Voilà tout ce que je puis faire,murmura-t-il, mettre M. Despaux en prison.

Le préfet lui coupa la parole d’un gestecoupant comme un rasoir :

– Je vous prie de garder le silence, monsieur,lui dit-il. Vous m’êtes suspect !

Les jambes de Berthellemot chancelèrent sousle poids de son corps.

– Incapable ou criminel, monsieur, poursuivitDubois. Je vous laisse le choix entre ces deux épithètes. Vousn’êtes pas digne, je suis contraint à vous le dire, d’être lelieutenant de celui qui, par son zèle et par sa clairvoyance, a suprévenir les suites désastreuses des différents complots dirigéscontre une vie précieuse… de celui qui se dresse comme uneinfranchissable barrière… comme un bouclier de diamant, monsieur,entre le chef de l’État et les perfides menées des factions… decelui qui s’est emparé de Pichegru et de Moreau… de celui qui vas’emparer de Cadoudal aujourd’hui même !

– Ah !… fit Berthellemot dont la boucheresta béante.

Dubois croisa les mains derrière son dos. Iléblouissait son secrétaire général.

– M. Despaux, monsieur, continua-t-il, neme paraît pas absolument impropre à remplir des fonctions quidésormais semblent être au-dessus de vos capacités. Il ne tient àrien que je ne fasse un exemple…

– Ah ! Monsieur le préfet ! s’écriaBerthellemot, après tout le mal que je me suis donné… Sic vosnon vobis !…

– Voudriez-vous faire croire que vous êtespour quelque chose dans le succès constant de mes efforts ?demanda superbement Dubois.

– Parole jolie, riposta bravement lesecrétaire général, retrouvant un brin de courage tout au fond desa détresse ; destituez-moi seulement, et vous verrez si j’aima langue dans ma poche… J’ai pris des notes, Dieu merci…M. Fouché, pas plus tard qu’aujourd’hui, me faisait tâter parce même Despaux…

Fouché était la terreur de tout ce qui tenaità la police. On savait qu’entre lui et le premier consul, c’étaitun peu une querelle de ménage, et que tôt ou tard la réconciliationdevait venir.

M. Dubois fit quelques pas dans sachambre.

– Retirez-vous, monsieur, dit-il d’un tonmoins rogue. J’ai besoin d’être seul avec madame la comtesse, grâceà qui je vais accomplir un acte qui sera l’honneur de ma carrièrepublique… Nous traversons des conjonctures difficiles ; vousavez fait une faute, tâchez de la réparer… Je vous charge deretrouver à tout prix ce Jean-Pierre Sévérin, qui est un effrontémalfaiteur, et de vous emparer de lui mort ou vif… À ce prix, jevous laisse l’espoir de regagner ma confiance…

– Ah ! Monsieur le préfet !… s’écriaBerthellemot les larmes aux yeux.

– Un dernier mot ! l’interrompit Dubois,coupant court à cet attendrissement : je vous rendsresponsable de la vie du premier consul… Allez !

– Voilà comme nous les menons ! dit-il ense rapprochant de la comtesse, dès que Berthellemot eut disparuderrière la porte refermée. Et il faut s’y prendre ainsi avec cesnatures inférieures. Dieu seul et le chef de l’État peuvent mesurerla prodigieuse différence qui existe entre un préfet de police etun secrétaire général !

Berthellemot, cependant, partageait cet avisavec Dieu et le chef de l’État, mais il établissait la différenceen sens contraire.

– Brute abjecte ! pensait-il en rentrant,l’oreille basse dans son cabinet ; misérable girouettetournant à tous les vents ! J’aurai ta place ou je mourrai àla peine ! Tout ce qui te donne un certain lustre, c’est moiqui l’ai fait ! Moi, moi seul, qui suis autant au-dessus detoi que l’oiseau libre est au-dessus des volailles de nosbasses-cours… Parole jolie, tu me payeras cela et quand je serai àla tête de l’administration, l’univers entier aura de tes stupidesnouvelles !

La chanson dit que les gueux sont des gensheureux et qu’ils s’aiment entre eux, mais elle n’entend pointparler de ceux qui nous administrent.

Si vous voulez voir de belles et bonneshaines, bien concentrées, bien vitrioliques, bien venimeuses, allezdans les bureaux.

Tout en songeant cependant et tout en minutantles ordres qui devaient lancer une armée d’agents sur la piste deJean-Pierre Sévérin, dit Gâteloup, M. Berthellemot caressaitdans sa pensée l’image de Mme la comtesse MarcianGregoryi.

– Un joli brin se disait-il, petiteparole ! On prétend que les vampires ont les lèvres gluantesde sang… celle-ci est une rose… Mais, après tout, il est bien sûrqu’un des deux ordres signés par le premier consul est faux… Sic’était le sien ?…

– Maintenant, s’il vous plaît, madame, repritle préfet, assis auprès de la blonde adorable, poursuivons notretravail, en commençant par Georges Cadoudal…

– Non, l’interrompit la comtesse, il me fautd’abord l’arrestation de tous les Frères de la Vertu… S’il en resteun seul libre, je ne réponds plus de rien.

Elle tira d’un portefeuille en cuir de Russie,orné de riches arabesques, une liste qui était longue et contenait,entre beaucoup d’autres, plusieurs noms connus de nous :

Andréa Ceracchi, Taïeh, Caërnarvon, Osman,etc. En regard de chaque nom il y avait une adresse.

– Je viens de bien loin, dit-elle, et monvoyage n’a eu qu’un but : sauver l’homme dont la gloireéblouit déjà nos contrées à demi sauvages. La pensée de cedévouement est née en moi an delà du Danube, dans les plaines de laHongrie, où la ligue de la Vertu commence à recruter des poignards.Je suis entrée dans la sanglante association tout exprès pour lacombattre. Je n’ignorais, en partant, aucun des périls de cetteentreprise, ou mes trois plus chers amis ont perdu la vie : jeparle du comte Wenzel, le brave cœur ; du baron de Ramberg, lebrillant, le loyal jeune homme, et enfin de Franz Koënig, dontl’avenir semblait si beau…

Dubois ouvrit vivement le tiroir de sou bureauet consulta une note.

– Comte Wenzel, murmura-t-il, baron deRamberg… tous deux de Stuttgard… C’est la première fois quej’entends parler du troisième.

– Vous n’entendîtes parler des deux autresqu’une fois, monsieur le préfet, répliqua la comtesse avecmélancolie, et c’est moi qui fis parvenir à la préfecture lanouvelle de leur mort. Le troisième a partagé aujourd’hui même ledestin de ses deux compagnons. Vous pouvez ajouter son nom à votreliste. Il était aussi de Stuttgard.

Les yeux du préfet étaient baissés, et sessourcils se rapprochaient comme s’il eût laborieusementréfléchi.

– Sans eux, continua la comtesse, leschevaliers errants de la jeune Allemagne, j’aurais fait il y a unmois ce que je fais aujourd’hui. Je serais venue ici où l’ondénonce et j’aurais dénoncé. Mais Wenzel, Ramberg et Koënig avaientdit : Nous combattrons par nous-mêmes, et avec nos propresforces ; nous écraserons la vampire…

– La vampire, répéta M. Duboisétonné.

La comtesse Marcian Gregoryi eut unsourire.

– C’est un nom qui se prononce beaucoup dansParis, dit-elle, je le sais. M. Dubois, l’homme de la raison,de la science et des lumières, M. Dubois à qui le futurgouvernement de l’empereur promet une si haute fortune, ne croitpas, je le suppose, à ces pauvres fables de l’Europe orientale… Lepréfet de police de Paris ne croit pas aux vampires…

– Non… certes non, balbutia Dubois. Monéducation, mes connaissances…

– La vampire dont je parle, l’interrompit lacomtesse Gregoryi d’une voix nette et ferme, c’est la sociétésecrète qui s’intitule elle-même la ligue de la Vertu, et qui n’estqu’un faisceau des scélérats, unis dans la pensée d’uncrime !

– Eh bien ! fit naïvement M. Dubois,je m’en doutais !

– Association de hiboux, poursuivit la belleblonde en s’animant, rassemblés dans la nuit pour arrêter le vol del’aigle… ramassis de haines, d’envies ou de lâches ambitions… Lavampire véritable, la ligue des assassins, a inventé l’autrevampire, la fausse, le monstre fantastique et impossible qui faitpeur aux grands enfants de Paris. La fable était chargée de donnerainsi le change à ceux qui auraient voulu poursuivre la réalité… demême que cette comédie du quai de Béthune, la pêche miraculeuse,avait pour objet d’attirer l’attention publique loin, bien loin ducharnier, hélas, trop réel, où se décomposent les restes mortels detant de victimes déjà immolées !

Dubois avait mis son front dans sa main.

– Cela explique tout ! murmura-t-il, etcela rentre dans une série d’idées que j’ai plus d’une foissoumises à l’épreuve de mon raisonnement… car rien ne m’échappe…rien, madame, et vous allez bien le voir tout à l’heure. Lespersonnes qui viennent ici, la bouche enfarinée, me dire :Prenez garde à vous, attention à ceci, attention à cela, sont unpeu dans le rôle de la mouche du coche.

– Vous êtes le ministre de la police del’avenir, prononça solennellement la comtesse Marcian Gregoryi.

– Seulement, reprit M. Dubois, je ne suispas secondé. Un troupeau d’oisons, madame, voilà mon armée… sanscompter que j’ai dans mes roues deux ou trois bâtons que je nequalifierai pas et qui se nomment MM. Savary, Bourienne,Fouché et le diable… Comprenez-vous cela ?… Et sans compterencore qu’au-dessus de moi, oui, madame, au-dessus, il y a unsénateur de carton, un mannequin, un dindon empaillé, M. legrand juge, s’il vous plaît, qui suffirait, lui seul, à enrayer lamachine la mieux graissée… Sans eux, j’aurais déjà fourré vingtfois la vampire dans ma poche, qu’elle soit société secrète ou unegoule arrachée aux gouttières de la tour Saint-Jacques laBoucherie… je vous en donne ma parole, madame.

– Je l’ai dit à l’empereur, murmura lacomtesse comme si elle se fût parlée à elle-même.

– Chut ! fit Dubois. N’abusons pas decette qualification. Fouché a des mouches jusque dans mes bureaux…Je vous prie de me dire, madame, non point pour me rien apprendre,mais afin que je compare les appréciations, quel était, selon vous,le but de ces meurtres nombreux ?

– Le but était triple, monsieur lepréfet : troubler les populations, faire disparaître desennemis et battre monnaie…

– Ah ! Ah !… ces messieurs de laVertu sont des voleurs ?

– Il faut de l’argent pour s’attaquer à unchef d’État, monsieur le préfet.

– C’est vrai, madame, et j’admire votrecapacité.

Ici Dubois fixa sur elle ce regard emprunté àM. de Sartines, et que Berthellemot prenait en sonabsence, comme tout bon valet de chambre chausse de temps en tempsles bottes vernies de son maître.

– Et permettez-moi, dit-il en changeant deton, de vous donner la preuve que je vous ai promise tout àl’heure… la preuve de ce fait que rien ne m’échappe, si mal secondéque je sois ; ma clairvoyance personnelle suffit à tout… à peuprès… Vous avez un dossier ici, madame la comtesse.

La belle blonde s’inclina.

– Vous avez dû épouser ce comte deWenzel ? reprit le préfet.

– Le bruit en a couru, monsieur.

– L’inscription en a été faite à la sacristiede Saint-Eustache.

– On ne peut rien vous cacher, envérité !

– Vous avez dû encore épouser le baron deRamberg ?

– On l’a dit.

– J’ai l’extrait des registres deSaint-Louis-en-l’Ile.

– C’est merveilleux, monsieur lepréfet !… Quelle institution que votre police !… Maisvous semblez ignorer que j’étais fiancée aussi, et de la mêmemanière, à ce vaillant, à ce beau Franz Koënig…

M. Dubois laissa échapper un gested’étonnement.

– Si j’osais solliciter de vous uneexplication, commença-t-il.

– Je comptais assurément vous l’offrir,l’interrompit la comtesse, dont les grands yeux avaient, en vérité,à cette heure, une expression de religieuse tristesse. Wenzel,Ramberg et Koënig étaient les plus chers de mes amis ; c’esttrop peu dire : ils étaient mes frères, et je ne cache pas quemon ardeur à continuer l’œuvre commune est doublée par l’espoir deles venger. Nous étions ligue contre ligue : la ligue du biencontre la ligue du mal. J’avais prodigué ma fortune auxpréliminaires de la lutte, et, au bien comme au mal, il faut lenerf de la guerre. Mes trois compagnons bien-aimés étaient riches,mais jeunes ; ils avaient besoin de prétextes pour tirer degrosses traites sur leurs hommes d’affaires, restés au pays. On neprit pas la peine de varier le prétexte, parce que chacun de nouscroyait que la fin du combat était proche. Wenzel envoya àStuttgard l’extrait des registres de Saint-Eustache, avec lasignature de l’abbé Aymar, vicaire ; Ramberg une piècepareille, signée de l’abbé Martel, vicaire deSaint-Louis-en-l’Ile ; Koënig…

– Les deux premières pièces seules sont ici,dit le préfet. Eûtes-vous l’argent ?

– La vampire, répliqua la comtesse, dont lavoix s’assombrit, a gagné à ce jeu près d’un million de francs.

M. Dubois referma son tiroir avecbruit.

– Maintenant, monsieur, reprit la blondecharmante, dont le ton redevint bref et délibéré comme au début del’entrevue, permettez que j’aille au-devant de la question, car lanuit s’avance et il faut que tout soit fini demain matin. J’abordeun fait que vous ignorez encore, mais qui ne peut tardera vous êtrerévélé et qui vous expliquera la démarche hardie tentée par ceJean-Pierre Sévérin, à l’aide d’une fausse signature du premierconsul.

– Fausse, interrogea Dubois.

– Fausse, répéta la comtesse avec assurance,car le premier consul est parti ce soir, à sept heures, pour lechâteau de Fontainebleau.

– Sans que je sois prévenu ! s’écriaDubois, qui bondit sur son siège.

– La dernière personne que le premier consul avue à Paris, c’est moi, et j’étais chargée de vous prévenir.

Dubois sonna à tour de bras. M. Despauxentra presque aussitôt.

Il eût fallu un regard encore plus perçant quecelui de M. le préfet de police pour saisir au passage le coupd’œil rapide qui fut échangé entre le nouvel arrivant et lacomtesse Marcian Gregoryi.

– Aux Tuileries, sur le champ, un exprès,ordonna Dubois, le premier consul serait parti ce soir pourFontainebleau…

– On vient d’en apporter la nouvelle, ditDespaux, et j’étais en route pour l’annoncer à M. lepréfet.

Despaux sortit sur un signe de son chef.

– Le fait dont je voulais vous entretenir,reprit tranquillement la délicieuse blonde, est la mise en chartreprivée, par moi, d’un jeune étudiant en droit, nommé René deKervoz, gendre futur de Jean-Pierre Sévérin…

– Que le diable emporte celui-là !s’écria le préfet du meilleur de son cœur.

– Et propre neveu, poursuivit la comtesse, duchouan Georges Cadoudal.

M. Dubois se dérida aussitôt et devintattentif.

– Un enfant, monsieur le préfet, étrangerautant qu’il est possible de l’être à tous complots politiques, etque je retiens prisonnier précisément pour l’éloigner des scènesviolentes qui auront lieu demain matin.

– Est-ce par lui que vous connaissez laretraite de Cadoudal ? demanda Dubois.

– C’est par lui.

– Il a donc trahi ?

– Il m’aime, répondit la comtesse MarcianGregoryi en rougissant, non point de honte, mais d’orgueil.

– Maintenant que nous avons tout dit, monsieurle préfet, reprit-elle après un silence, convenons de nos faits. Jevous rappelle que je n’ai rien à solliciter de vous. C’est moi quipose les conditions. Je pose pour condition premièrequ’aujourd’hui, à minuit, une force suffisante entourera la maisonsituée chemin de la Muette, au faubourg Saint-Antoine, et dontvoici le plan exact. (Elle déposa un papier sur le bureau.) Tousles affiliés de la ligue de la Vertu seront réunis dans cettemaison. Vous aurez à faire main basse sur eux, et voici commentvous serez introduit : un de vos hommes se présentera à laporte donnant sur le chemin de la Muette et frappera six coups,espacés ainsi et non autrement : trois, deux, un. On ouvrira,on lui demandera : Qui êtes-vous ? Il répondra : Aunom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, je suis un frère de laVertu.

À la même heure, s’il se peut, ouimmédiatement après, vos agents entreront dans l’hôtel qui porte lenuméro 7, chaussée des Minimes, au Marais. Vous saisirez en ce lieutous les papiers des conjurés, toutes les épreuves !

Mon nom se trouvera fréquemment dans cespapiers. Vous savez désormais à quel titre. J’ai hurlé avec lesloups pour avoir le droit de les suivre jusqu’au fond de leurtanière.

Dans la serre, située à gauche du salon, latroisième caisse en partant de la porte vitrée, caisse qui contientun yucca, sera dérangée et découvrira une trappe.

Sous la trappe est un sépulcre, le vraicharnier de la vampire.

Il ne sera fait aucun mal au jeune René deKervoz quand il reparaîtra parmi les vivants.

À l’instant même vous allez me préparer mespasseports pour Vienne. Je voyagerai avec une femme du nom deYanusza Paraxin, qui est ma nourrice, avec mon cocher et mon valet.Je partirai demain, aussitôt après avoir remis entre vos mainsGeorges Cadoudal.

Jusqu’à ce moment je reste comme otage.

– Et comment livrerez-vous GeorgesCadoudal ? demanda Dubois.

– Tout est-il accepté ?

– Oui, tout est accepté.

La comtesse Marcian Gregoryi se leva, etM. Dubois, qui était un connaisseur, ne put s’empêcherd’admirer les grâces exquises de sa taille.

Voici comment je vous livrerai GeorgesCadoudal, dit-elle. Avant le lever du jour, vos hommes, tous enbourgeois, seront en embuscade dans la rue Saint Hyacinthe SaintMichel, depuis la rue Saint-Jacques jusqu’à la place. Quelques-unstourneront même l’angle de la rue Saint-Jacques, d’autress’échelonneront le long de la rue de la Harpe, de manière à cernervers le sud tout le pâté de maisons.

À huit heures du matin, un cabriolet de louageviendra stationner à l’une des portes de ce pâté, je ne sais encorelaquelle, car Georges Cadoudal a su se ménager une retraite quiressemble au terrier du renard : elle a dix issues pourune.

L’arrivée du cabriolet sera le signal pourregarder aux fenêtres.

À l’une des fenêtres une femme voiléeparaîtra.

Quand cette femme voilée se montrera, Georgesfranchira le seuil et montera en cabriolet.

Aux agents de faire le reste.

Elle salua légèrement de la tête, en grandedame qu’elle était, et gagna la porte, reconduite de loin par lepréfet de police, qui se confondait en saluts.

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