La Vampire

Chapitre 17UNE NUIT SUR LA SEINE

Après ces paroles, Jean-Pierre Sévérin restaun instant silencieux. Le secrétaire général jouait activement avecson couteau à papier, et réfléchissait en faisant de temps en tempscraquer les jointures de ses doigts.

– Il faudrait être double, dit-il enfin, ettriple et quadruple aussi pour accomplir seulement la moitié de labesogne qui est à ma charge, car dieu sait à quoi sert M. lepréfet. Je ne mange pas, je ne dors pas, je ne cause pas, etcependant les vingt-quatre heures de la journée sont loin de mesuffire. Le premier consul a ce remarquable coup d’œil dessouverains qui choisissent et démêlent les hommes utiles au milieude la foule. Je ne me vante pas, ce serait superflu, puisque toutle monde connaît les services que j’ai rendus à ma patrie… Lepremier consul, à l’heure où je parle, doit avoir les yeux sur moi.Mon cher monsieur Sévérin, je serais porté par vocation à m’occupersérieusement de votre affaire et je ne vous cache pas que si jem’en occupais, elle serait coulée à fond en une journée… Mais lesalut de l’État dépend de moi, et il serait coupable d’abandonnerdes intérêts si graves pour un objet de simple curiosité…

Ce que je voudrais voir, s’interrompit-il,c’est si les lèvres de ces sortes de personnages ont vraiment unaspect spécial. On dit qu’elles sont à vif et perpétuellementhumides de sang… J’ai pris des notes dans le temps… Et il m’estarrivé de causer avec Fog-Bog, le pitre anglais, qui se nourrissaitde viande crue. Il mangeait du chien non sans plaisir ; maisce n’était pas un vampire, car il mourut d’un coup de porte-voixque lui donna son maître, sans malice, et jamais il n’est revenusucer le sang des jeunes personnes… À quoi pensez-vous, mon chermonsieur Sévérin ?

– À la comtesse Marcian Gregoryi, réponditJean-Pierre.

– N’avez-vous pas dit que vous l’aviezvue ?

– Je l’ai vue.

– Parlez-moi de ses lèvres. Je vais prendredes notes. Les lèvres de ces personnes ont un aspect spécial.

– Ses lèvres sont pures et belles, prononçalentement le gardien juré : elles sembleraient un peu pâle surun autre visage, mais elle vont bien à l’adorable blancheur de sonteint…

– Très bien, continuez. La pâleur est unsigne.

– Il y a des femmes de marbre ; c’est unefemme d’albâtre…

– Alors, ce brave Wurtembergeois,M. Franz Koënig, a pu la prendre pour un de ses produits.

M. le secrétaire général fut sincèrementcontent de cette plaisanterie et se laissa aller à un riredébonnaire, après avoir fait craquer toutes les articulations deses dix doigts.

Jean-Pierre ne riait pas.

– Et ses yeux ? demandaM. Berthellemot. Les yeux présentent aussi un caractèreparticulier, chez ces personnes.

– Elle a des yeux d’un bleu sombre, répliquale gardien juré, sous l’arc net et hardi de ses sourcils, noirscomme le jais ; ses cheveux sont noirs aussi, noirsétrangement, avec ces reflets de bronze qu’on voit dans l’eauprofonde, quand elle mire un ciel de tempête. Et l’opposition estsi violente entre le grand jour de ce teint et la nuit de cettechevelure, que le regard en reste blessé.

– Cela doit être laid, assurément, monvoisin ?

– C’est splendide ! Tout ce que le mondecontient de beau passe à Paris au moins une fois. J’ai vu, sansquitter Paris, les merveilleuses courtisanes des dernières fêtes dela royauté, les déesses de la république, les vierges folles duDirectoire ; j’ai vu les filles de l’Angleterre, couronnéesd’or, les charmeuses d’Italie, les fées étincelantes qui viennentd’Espagne, descendant les Pyrénées en dansant ; j’ai vu devivants tableaux de Rubens arriver d’Autriche ou de Bavière, desMoscovites charmantes comme des Françaises ; j’ai vu deshouris de Circassie, des sultanes géorgiennes, des Grecques,statues animées de Phidias : je n’ai jamais vu rien de simagnifiquement beau que la comtesse Marcian Gregoryi !

– Parole mignonne ! fit le magistrat,voila un joli portrait.

– J’ai été peintre, dit Jean-Pierre.

– Vous avez donc été tout ?

– À peu près.

– Et savez-vous l’adresse de cette huitièmemerveille du monde ?

– Si je la savais !… commença Jean-Pierredont les yeux bleus eurent une noire lueur.

– Que feriez-vous ? demanda lepréfet.

Jean-Pierre répondit :

– C’est mon secret.

– L’avez-vous rencontrée souvent ?

– Deux fois.

– Où l’avez-vous rencontrée ?

– À l’église… la première fois.

– Quand ?

– Avant-hier au soir.

– Et la seconde fois ?

– Sous le pont au Change, au bord del’eau.

– Quand ?

– Cette nuit.

Berthellemot ouvrit de grands yeux, et ditavec une curiosité impatiente :

– Voyons ! faites votrerapport !

Le gardien juré redressa involontairement sahaute taille.

– Pardon, voisin, pardon, reprit le secrétairegénéral, je voulais dire racontez-moi votre petite histoire.

Avant de répondre, Jean-Pierre se recueillitun instant.

– Je ne sais pas si l’on peut appeler cela unehistoire, pensa-t-il tout haut. Je crois bien que non. Pour toutautre que moi ces faits devront sembler si extraordinaires et siinsensés…

– Petite parole ! l’interrompitM. Berthellemot, vous me mettez l’eau à la bouche !J’aime les choses invraisemblables…

– C’était à l’église Saint-Louis-en-l’Ile,poursuivit Jean-Pierre, et si je n’eusse pas été là pour mes deuxenfants, peut-être qu’à l’heure où nous sommes le baron de Rambergserait encore au nombre des vivants. Elle était avec le baron deRamberg ; elle l’emmenait dans ce lieu d’où le comte Wenseln’est jamais revenu… Vous avez tous les renseignements voulus, jesuppose, monsieur l’employé, sur les faits qui se sont produits auquai de Béthune ?

– La pêche miraculeuse ! s’écriaBerthellemot en riant ; vos almanachs sont-ils de cetteforce-là, mon voisin ?… Le cabaretier Ézéchiel nous tient aucourant : il est un peu des nôtres.

– Monsieur l’employé, dit gravementJean-Pierre, ceux qui ont pris la peine de jouer cette audacieuseet lugubre comédie devaient avoir un grand intérêt à cela. Lespouvoirs qui enrôlent des gens comme Ézéchiel sont trompés deuxfois : une fois par Ezéchiel, une fois par ceux qui trompentÉzéchiel. J’ai beaucoup travaillé hier. Les débris humains qu’onretrouve au quai de Béthune viennent des cimetières, audacieusementviolés depuis plusieurs semaines. II y a là un parti pris dedétourner l’attention. Paris contient en ce moment une vastefabrique de meurtres, et le but de toutes ces momeries est decacher le charnier qui dévore les cadavres des victimes.

– C’est votre avis, mon voisin ? murmuraBerthellemot. Je prends des notes. Le métier que vous faites doitporter un peu sur le cerveau.

Jean-Pierre montra du doigt l’aiguille quimarquait huit heures au cadran de la grosse montre.

– Le premier consul doit être rentré,murmura-t-il. Peut-être est-il en train de lire la lettre que jelui ai écrite aujourd’hui… Et, je ne vous me cache pas, monsieurl’employé, il y a déjà du temps que je vous aurais brûlé lapolitesse, si je n’attendais ici même la réponse du généralBonaparte.

Berthellemot fit un petit signe de tête à lafois sceptique et soumis. Jean-Pierre continua.

– J’aurais beaucoup de choses à vous dire survotre Ézéchiel et les derrières de sa boutique. Dieu merci, jecommence à voir clair au fond de cette bouteille à encre ;mais vous me prendriez pour un fou, de mieux en mieux, monsieurl’employé, et ce serait dommage. Vous ai-je parlé de l’abbéMartel ?

– Non, de par tous les diables, monvoisin ! grommela le secrétaire général, et votre façon derenseigner l’administration n’est pas des plus claires,savez-vous ?

– C’est que je n’ai pas besoin de tout dire àl’administration, mon voisin ; je compte bien agir un peu parmoi-même. L’abbé Martel est un digne prêtre qui se trouve mêlé, àson insu, à quelque diabolique affaire. Je suis retourné àSaint-Louis-en-l’Ile aujourd’hui, et je l’ai demandé à lasacristie. On lui portait justement le viatique ; il avait étéfrappé, dans la nuit, d’un coup de sang. J’ai pu pénétrer jusqu’àlui. Je l’ai trouvé paralysé et sans parole. Mais quand j’aiprononcé à son oreille certains noms, ses yeux se sont ranimés pourpeindre l’horreur et la terreur.

– Quels noms, mon voisin ?

– Entre autres, celui de la comtesse MarcianGregoryi.

M. Berthellemot baissa la voix pourdemander :

– À la fin, penseriez-vous que cette comtesseMarcian Gregoryi est la vampire ?

Jean-Pierre répondit tranquillement :

– J’en suis à peu près sûr.

– Mais… balbutia Berthellemot, M. lepréfet…

– Je sais, l’interrompit Jean-Pierre, qu’elleest au mieux avec M. le préfet…

– Désormais, ajouta-t-il, en fourrant sagrosse montre dans son gousset d’un geste résolu, je me donne unedemi-heure pour attendre la réponse du premier consul, et puisquenous avons du loisir, je reviens à la belle comtesse. Ceci va nousamuser, monsieur l’employé : C’est curieux comme une charade.La première fois que j’ai rencontré Mme la comtesse MarcianGregoryi, je l’ai vue telle que je vous l’ai décrite : jeune,belle, avec des cheveux d’ébène sur un front d’ivoire…

– Et la seconde, demanda M. Berthellemot,avait-elle déjà vieilli ?

Jean-Pierre usa sur lui un étrange regard.

– Il y a une légende du pays de Hongrie,répliqua-t-il, que connaît mon ami Germain Patou… comme il connaîttoutes choses… cela s’appelle l’histoire de la Belle aux cheveuxchangeants… Il faut vous dire que Germain Patou est un orphelin,fils de noyé, que j’ai aidé un peu à devenir un homme. Il est hautcomme une botte, mais il a de l’esprit plus qu’une douzaine dagéants… et il cherche partout un vampire pour le disséquer ou leguérir, suivant le cas. Il compte aller à Belgrade, après sa thèsepassée, pour fouiller la tombe du vampire de Szandor, qui est dansune île de la Save, et la tombe de la vampire d’Uszel, grande commeun palais, où il y a, dit-on, plus de mille crânes de jeunesfilles…

– Qu’est-ce que c’est que tout cela, monvoisin ? murmura Berthellemot. Moi, je vous préviens que jeperds plante. Je ne déteste pas les vampires, mais pas trop n’enfaut…

– Dans la légende de Germain Patou, continuaimperturbablement Jean-Pierre, la vampire ou l’oupire d’Uszel, laBelle aux cheveux changeants est éperdument amoureuse du comteSzandor, son mari, qui lui tient rigueur et ne se laisse aimer quepour des sommes folles. Il faut des millions de florins pouracheter un baiser de cet époux cruel…

– Et avare, intercala le secrétairegénéral.

– Et avare, répéta sérieusement Jean-Pierre.La Belle aux cheveux changeants est ainsi nommée à cause d’unecirconstance particulière et tout à fait en rapport avec lessombres imaginations de la poésie slave. Elle apparaît tantôtbrune, tantôt blonde…

– Parbleu ! fit Berthellemot, si elle adeux perruques…

– Elle en a mille ! l’interrompitJean-Pierre, et chacune de ces perruques vaut la vie d’une jeune etchère créature belle, heureuse, aimée…

Ici Jean-Pierre raconta la légende que nousentendîmes déjà de la bouche de Lila, dans le boudoir du pavillonde Bretonvilliers.

Quant il eut achevé, il reprit :

– La seconde fois que j’ai vu Mme lacomtesse Marcian Gregoryi, elle avait des cheveux blonds commel’ambre.

Berthellemot s’agita dans son fauteuil.

– Cela passe les bornes !grommela-t-il.

– Monsieur l’employé supérieur, ditJean-Pierre d’un accent rêveur, j’ai presque achevé. La comtesseMarcian Gregoryi avait des cheveux blonds aussi beaux que ses brunscheveux étaient naguère splendides. Je n’ai jamais vu en toute mavie qu’une seule chevelure comparable à celle-là : ce sont lesanneaux d’or qui jouent sur le front chéri de notre petiteAngèle.

Même nuance, même richesse, même légèreté sousles baisers du vent.

Cela est si vrai, monsieur l’employé, quecette fois, à deux heures de nuit qu’il était, j’abordai lacomtesse Marcian Gregoryi, croyant qu’elle était mon Angèle.

Il faut vous dire que je travaille la nuitaussi bien que le jour. Vous pensiez tout à l’heure que mon métierfrappe le cerveau. II se peut. En tout cas, il désapprend lesommeil.

Quand il y a de la fièvre dans l’air, de lafièvre ou du chagrin, quand les nerfs sont malades, agités,douloureux, quand le souffle, difficile oppresse la poitrine, je medis : Voici une de ces nuits où les malheureux sont faiblescontre le désespoir ; la Seine va charrier quelque tristedépouille vers le pont de Saint-Cloud.

Alors je détache ma barque, amarrée toujourssous le rempart du Châtelet, et je prends mes avirons.

Hier je fis ainsi. L’atmosphère était lourde,Angèle manquait à la maison, et j’avais bien de l’inquiétude dansle cœur.

René aussi manquait… Sais-je pourquoi ?je songeais moins à René qu’à Angèle.

René est un jeune homme ardent et hardi ;depuis quelque temps une séduction l’entoure ; il pouvait êtreaux prises avec une de ces aventures qui entraîneront éternellementla jeunesse.

Mais Angèle, notre petite sainte, l’âme laplus pure que Dieu ait faite, Angèle qui nous respecte si bien etqui nous aime tant ! Comment expliquer son absence ?

Je laissai ma femme, assoupie à force depleurer, et je descendis sous la tour du Châtelet. C’était une nuitde tempête. La pluie avait cessé, mais des nuages turbulentscouraient au ciel, précipités vers le nord comme d’immensestroupeaux, passant avec furie sur le disque de la lune, quisemblait fuir en sens contraire.

La Seine était haute et mugissait entourbillonnant sous le pont ; mais le courant me connaît, etmes vieux bras savent encore combattre la colère du fleuve. Jecherchai un remous ; et je nageai vers les îles. Le quai deBéthune m’attire depuis bien des jours, et je suis sûr qu’une nuitou l’autre, je découvrirai là quelque fatal secret.

Je passai le pont Notre-Dame sous l’arche duquai aux Fleurs, où l’eau est moins forte, à cause de la courbe queprésentai la cité. Comme je sortais de l’arche, la lune éclairaiten plein les deux rivages. Écoutez cela, monsieur l’employé ;j’avais la tête saine, les yeux clairs ; je ne bois plus guèreque de l’eau et je ne suis pas encore fou, quoi que puissiezpenser.

Je vis, aussi distinctement qu’en plein jour,un fait auquel d’abord je ne voulus point croire, car il est contretoutes les lois de la nature.

Je vis un corps, un corps mort, qui dépassaiten même temps que moi l’ombre du pont, mais tout à l’autre bout,sous la dernière arche, du côté de la rue Planche-Mibraie.

Et ce corps, inerte pourtant, comme un cadavrequ’il était, au lieu d’obéir au courant, remontait, du même trainque moi, qui étais obligé de mettre toute ma force pour gagner unebrasse en une minute.

Dès qu’un nuage passait sur la lune, jecessais de l’apercevoir, et alors je me disais : j’airêvé ; mais le nuage s’enfuyait, la lune versait ses rayonssur les bourbeux tumultes du fleuve, et je voyais de nouveau lecadavre, long, rigide, droit comme une statue couchée, qui suivaitla même route que moi, de l’autre côté de la rivière, et quigagnait exactement le même terrain que moi.

J’appelai, et l’idée me vint enfin que c’étaitune créature vivante, mais rien ne me répondit, sinon le qui-viveinquiet des factionnaires de la place de Grève…

Je pesai sur mes avirons pour lâcher de gagnerd’amont, afin de traverser ensuite ; mais j’eus beau faire,quoique favorisé par le remous, ma barque avait de la peine à setenir sur la même ligne que le corps.

Quant à couper le courant en droiture, autanteût valu essayer de marcher sur l’eau comme Nôtre Seigneur. Lebateau de plaisance du premier consul, que j’ai vu à Saint-Cloud,n’aurait pu soutenir la dérive avec ses seize rameurs.

Cependant l’envie que j’avais de voir de plusprès devenait une passion ; la fièvre me montait à la tête. Jeredoublai d’efforts, et, remontant jusqu’à la pointe del’Archevêché, je me lançai dans le courant, qui porte en cetendroit vers la rive droite.

Comme j’étais au milieu du fleuve, perdant,hélas, tout ce que j’avais gagné, il y eut un grand éblouissementde lumière. La lune traversait une flaque d’azur, et chaquetourbillon de la rivière se mit à briller, comme si on eût agité àparte de vue des millions d’étincelles.

Le corps, rapetissé par la distance, m’apparutune dernière fois, remontant toujours et se perdant sous l’ombredes grands arbres qui bordent le quai des Ormes.

Là-bas, non loin du pont Marie, le long del’eau et justement sous le quai des Ormes, il est un lieu sacrépour nous, j’entends pour ma femme, pour Angèle, pour moi et pourRené Kervoz aussi, j’espère.

Angèle nous disait tout. Elle nous amenait làquelquefois, sur le gazon, parmi les fleurs, pour nous conter commequoi, en ce lieu même, par un beau soir de printemps, son cœur etcelui de René s’unirent en prenant Dieu à témoin.

J’y venais souvent, et depuis que le malheurétait autour de nous, j’y priais parfois.

Je ne sais pourquoi j’eus le cœurdouloureusement serré, en voyant le cadavre entrer sous cette ombreoù nous placions de si chers souvenirs.

Tous mes efforts tendaient à aborder la rivedroite ; car il était désormais évident pour moi que je nepourrais point atteindre mon but en restant dans mou bateau.

Descendre sur la berge et courir à toutesjambes vers le pont Marie, tel était le seul plan raisonnable.

Je l’exécutai, et, après avoir amarré monbateau à la hâte, je pris ma course vers le jardin du quai desOrmes.

Dire pourquoi mes jarrets étaient lâches etcomme paralysés me serait impossible. Le vent qui glaçait la sueurde mes tempes me repoussait. J’avais cette faiblesse qui prend lesmembres à l’approche d’une grande maladie de l’esprit, quand menaceun grand malheur.

J’étais loin, bien loin encore. Comment vis-jecela de si loin et si distinctement, dans le noir qui est sous cesarbres ?

Je le vis, j’affirme que je le vis, car jepoussai un cri d’angoisse en hâtant ma course.

Cela dura le temps d’un éclair.

Je vis, au bord de l’eau, là où sont lesfleurs et les gazons, une jeune fille agenouillée, une désespérée,sans doute, de celles que je cherche toujours et que je trouveparfois, grâce à la bonté de Dieu.

Je les reconnais entre mille. Elles prientpresque toutes ainsi avant de perdre leur pauvre âme aveuglée. Etpensez-vous que la miséricorde éternelle n’ait point pitié de cettenavrante folie ?…

Ici Jean-Pierre Sévérin, dit Gâteloup, passala main sur son front humide. La parole hésitait dans songosier.

Tout entier à l’émotion de sa pensée, ilparlait bien plus pour lui-même que pour son interlocuteur qui,désormais, était immobile et muet.

M. Berthellemot poussa la discrétionjusqu’à ne point répondre à la dernière question qui lui étaitposée, question philosophique, pourtant, et qui eût pu servir dethème à quelque long bavardage.

Et si le lecteur s’étonne de cette réserveexcessive chez un si déterminé interrupteur, nous lui confesseronsque M. Berthellemot, comme beaucoup d’autres employéssupérieurs, avait le talent utile de dormir profondément en setenant droit sur son siège et en gardant toutes les apparencesd’une vigilante attention.

Il dormait, ce juste, et rêvait peut-être del’heure fortunée où, l’œil perçant du premier consul distinguantenfin son mérite hors ligne, le Moniteur insérerait cettesentence si éloquente et si courte : M. Berthellemot estnommé préfet de police.

Jean-Pierre, du reste, n’avait pas besoinqu’on lui répondit ; il continua :

– Il y a une contradiction sublime et que dixfois j’ai rencontrée sur mon chemin. Toute créature humaine décidéeà se détruire elle-même peut être arrêtée au bord de l’abîme parl’espoir de sauver son semblable.

L’homme qui va commettre un suicide esttoujours prêt à empêcher le suicide d’autrui.

De telle sorte que deux désespérés, penchés aubord de l’abîme, vont s’arrêter mutuellement et trouver de cesparoles qui conseillent le courage et la résignation.

La jeune fille du quai des Ormes avait fait lesigne de la croix, et je me disais : « Hâtons ma courseimpuissante, j’arriverai trop tard, » lorsque j’aperçus tout àcoup, devant elle, le corps qui remontait la Seine, en côtoyant larive.

Il brillait, ce corps, d’une lueur propre, etil me semblait que le tableau s’éclairait de pâles rayons émanantde lui.

J’eus froid dans toutes mes veines.Pourquoi ? Je n’aurais point su le dire.

La jeune fille s’inclina en avant et tendit lebras. Un autre bras, celui du corps, s’allongea aussi vers la jeunefille.

Mes cheveux se dressèrent sur mon crâne et mavue se voila.

J’entrevis, à travers un brouillard, quelquechose d’inouï et d’impossible.

Ce ne fut pas la jeune fille qui attira lecorps à elle, ce fut le corps qui attira à lui la jeune fille.

Tous deux, le corps et la jeune fille,restèrent un instant hors de l’eau, car le corps s’était arrêté etdressé.

Une main morte se plongea dans l’abondantechevelure de la jeune fille, tandis que l’autre main décrivaitautour de son front et de ses tempes un cercle rapide.

Puis le corps monta sur la berge, vivant,agile, jeune, tandis que la pauvre enfant prenait sa place dansl’eau tourmentée.

Mais, au lieu de remonter le courant comme lecorps, la jeune fille se mit à descendre au fil de l’eau,tournoyant et plongeant…

Je me lançai, tête première, dans la Seine, etje fis de mon mieux. Après avoir nagé en vain un quart d’heure, jeme retrouvai, emporté par la dérive furieuse, à la hauteur de mapropre maison, qui est sur la place du Châtelet.

La jeune fille avait disparu.

Au moment où je remontais sur le quai, vaincu,épuisé, désolé, par les degrés de la Morgue neuve, une femme passadevant moi, cette femme qui avait les cheveux d’Angèle.

Je l’arrêtai. Quand elle se retourna, jereconnus la comtesse Marcian Gregoryi, éblouissante de beauté et dejeunesse, mais coiffée de cheveux blonds.

Et, sais-je pourquoi ? sa vue me fitpenser à ce corps livide qui naguère remontait le fil de l’eau.

Je ne parlai point, l’étonnement me fermait labouche.

La comtesse Marcian Gregoryi prononça un nométranger, et que je crois être : Yanusa.

Une voiture, attelée de deux chevaux noirs,sortit de l’ombre, à l’encoignure du Marché-Neuf.

La comtesse y monta, et l’équipage partit augalop dans la direction de Notre-Dame…

Un violent coup de sonnette qui retentit toutà coup, fit tressaillir Jean-Pierre et réveilla le secrétairegénéral en sursaut.

– Présent ! dit M. Berthellemot, quise frotta les yeux avec énergie.

Comme il cherchait à se rendre compte du bruitqui venait d’interrompre son sommeil paisible, la porte principales’ouvrit brusquement, et Charlevoy, un des agents, qui naguèreétait de garde, entra en disant :

– Un message pressé des Tuileries, avec lamarque du premier consul.

Berthellemot se leva chancelant et toutétourdi. Il avait déjà oublié la sonnette.

– À M. Sévérin, ajouta Charlevoy.

– Ah ! Ah ! fit Berthellemot,M. Sévérin… J’ai pris des notes… L’homme qui a dit ;Votre Majesté, sous la Convention nationale… Donnez !

La sonnette retentit de nouveau, etBerthellemot, dégourdi cette fois, s’écria :

– C’est M. le préfet.

Il retrouvait ses jambes pour s’élancer versla porte qui communiquait avec le cabinet de son chef, lorsqueJean-Pierre l’arrêta, lui tendant la lettre ouverte, la lettre quivenait des Tuileries.

Elle n’était pas longue et disaitseulement :

« Ordre de mettre a la disposition dusieur Sévérin les agents qu’il demandera. »

El la signature de Bonaparte, premierconsul.

– Monsieur Despaux ! clama Berthellemot,tout ce que nous avons d’agents aux ordres de cet excellent homme…Pardon, si je vous laisse, mon voisin… la préfecture est à vous.Petite parole, votre histoire était bien intéressante… Voustémoignerez devant qui de droit que je n’ai pas même pris, l’avisde M. Dubois pour obéir aux ordres du premier consul… Parolemignonne ! Entre le premier consul et M. Dubois, on nepeut hésiter…

Troisième coup de sonnette, qui cassa lecordon.

Berthellemot se lança, tête première, dans laporte, comme les écuyers du Cirque olympique, qui passent à traversdes tambours de papier.

Quand il arriva dans le cabinet du préfet,celui-ci baisait la main d’une jeune femme radieuse de beauté etcoiffée d’éblouissants cheveux blonds.

M. Dubois avait l’air fort animé etfaisait la roue administrative en perfection.

– Monsieur le secrétaire général, dit-ilsévèrement, j’ai appelé trois fois.

Il interrompit l’excuse balbutiante de soninterlocuteur pour rajouter :

– Monsieur le secrétaire général, ayez pourentendu que la préfecture de police tout entière est à ladisposition de Mme la comtesse Marcian Gregoryi, quevoici.

Et comme Berthellemot reculait stupéfait,M. Dubois acheva en se redressant avec majesté :

– Ordre autographe du premierconsul !

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