La Vampire

Chapitre 21PAUVRE ANGÈLE !

Jean-Pierre Sévérin, dit Gâteloup, et GermainPatou étaient seuls tous deux, non plus dans le salon, mais dans lachambre qui confinait à la cachette. Jean-Pierre avait voulu mettreune porte de plus entre lui et la curiosité des agents.

Ils étaient assis l’un auprès de l’autre, surla marche ou caisson que la coutume plaçait, dans toutes lesvieilles maisons, au-devant des croisées.

C’était l’unique siège que présentât désormaisl’appartement.

Chacun d’eux avait à la main un de ces papiersqui contenaient des cailloux. La chandelle était par terre. Ils sepenchaient pour lire, et les cheveux blancs du gardien tombant enavant, inondaient son visage.

On entendait sa respiration siffler dans sagorge.

Sur le papier tremblant que tenait sa main,des larmes coulaient.

– Pauvre Angèle, murmura Germain Patou, quiavait aussi des larmes dans la voix.

– Pauvre Angèle, répéta Gâteloup d’un accentprofond. Elle n’a pas songé à sa mère !

– Elle n’a pas songé à vous, patron !ajouta l’étudiant en médecine. Vous l’aimiez autant que samère.

– Penses-tu qu’elle soit morte, Germain ?demanda Gâteloup.

Patou ne répondit pas ; il lut :

« René, mon René chéri, tu m’avais promisde m’aimer toujours. Je ne craignais rien, car il n’y a personnesur la terre qui soit aussi noble, aussi loyal que toi. Et puis,nous avons notre petite Angèle. Est-ce qu’on abandonne un chérubindans son berceau ?

« J’ai fait un rêve, René ;écoute-moi, je vais te dire tout ; je suis bien sûre que c’estun rêve.

« Tu es dans cette maison, je lesais ; je t’y ai vu entrer et tu n’es pas revenu. Maispeut-être te retient-on de force.

« Oh ! Elle est belle, c’estvrai ! Je n’ai rien vu de si beau ! Est-ce qu’elle t’aimecomme moi ?

« René, ce n’est pas la mère de notrepetit ange !

« Je lance ce papier sur la fenêtre de lachambre où je t’ai vu ; tu le liras, si tu reviens encore àcette croisée, songer et regarder le vide.

« Pauvre ami, tu souffres ; jevoudrais ajouter tes souffrances aux miennes, je voudrais te faireheureux au prix de tout mon bonheur.

« J’étais là, sur cette borne qui est enface de la croisée, de l’autre côté de la rue. Regarde-la. Jecroyais que tu me voyais. Quelles idées on a dans ces instants oùl’âme chancelle ! Mon Dieu ! si tu m’avais vue, nousaurions peut-être été tous sauvés !

« J’ai eu tort de ne pas t’appeler, de nepas m’agenouiller les mains jointes, au milieu de la rue. Tu esbon, tu aurais eu pitié.

« J’étais là, moi, je te voyais. J’aitout vu, je t’aime comme auparavant, mon René. De toi à moi il y anotre petite Angèle. Je t’aime… »

Germain Patou cessa de lire, et le papiers’échappa de ses doigts.

– Diable de Breton ! Grommela-t il, si jele tenais, il passerait un méchant quart d’heure.

– Tais-toi ! Prononça tout basGâteloup.

Il ajouta :

– N’est-ce pas qu’elle l’aimaitbien ?

– C’est un ange du bon Dieu ! s’écrial’étudiant. Ah ! le coquin de Breton.

Jean-Pierre réfléchissait.

– Ce doit être ici la première lettre, dit-il,les yeux fixés sur le chiffon humide qu’il relisait pour la dixièmefois. Celle-ci est peut-être la seconde :

« Je suis venue, et j’ai lancé le papiersur la fenêtre ; il y est resté, après avoir retombé bien desfois. Tu ne m’as pas répondu, tu ne l’as pas lu, René ! Queles heures sont longues ! Ma pauvre mère ne sait pas jusqu’àquel point je suis désespérée ; je n’ai rien dit à mon père,qui voudrait me venger, peut-être.

« Je n’ai parlé qu’à notre enfant. Àcelle-là, je dis tout, parce qu’elle ne peut pas encore mecomprendre. Il y a des instants où ce bien-aimé petit être sembledeviner ma souffrance ; d’autres, son sourire me ditd’espérer.

« Espérer, mon Dieu !…

« Eh bien, oui, j’espère encore, puisqueje ne suis pas morte. Je n’ai pas lu beaucoup de livres, mais jesais qu’il y a des entraînements, des maladies de l’âme.

« Tu es entraîné, tu es malade, et cetteenchanteresse ne t’a pas encore donné le temps de songer à tonenfant.

« Ce fut à Saint-Germain-l’Auxerrois,n’est-ce pas ? Je ne vis rien, mais quelque chose troubla maprière. Je sentais en moi comme une sourde douleur. Mon cœur seserrait ; la pensée de nos noces ne me donnait plus dejoie.

« Elle était là, j’en suissûre !

« Nos noces ! Ce jour si ardemmentsouhaité, le voilà qui arrive ! Oh ! René !René ! Tu m’avais dit une fois : Ce serait un crime demettre une larme dans ces yeux d’ange.

« L’ange est tombé. Était-ce à toi de lepunir ?

« En revenant de l’église, je te nereconnaissais déjà plus. Je cherchais ta pensée. Je pleurai enmontant notre escalier.

« Et j’attendis pour voir ta lampes’allumer.

« La nuit entière se passa, René. J’étaisperdue.

« Réponds-moi, ne fût-ce qu’un mot. Quefais-tu dans cette sombre maison ? Veux-tu que je te dise mondernier espoir ? Tu conspires, peut-être…

« Ni mon père ni ma mère n’ont rien supar moi : ce sont tes secrets. J’ai ouï parler aujourd’huid’arrestation… Si je t’avais calomnié dans mon âme, René, mon Renéchéri ! si tu n’étais que malheureux !… »

– Que veut dire cela ? s’interrompit iciJean-Pierre Sévérin.

– Kervoz est de Bretagne, répondit Patou.

Il ajouta :

– Le gros marchand de chevaux de l’égliseSaint-Louis-en-l’Ile n’est-il pas son oncle ?

Jean-Pierre se frappa le front :

– Morinière, prononça-t-il tout bas. Et lesecrétaire général de la préfecture m’a dit…

Il n’acheva pas, et sa pensée tourna.

– Morinière à l’air d’un brave homme,murmura-t-il. C’est impossible !

– La troisième lettre nous apprendra peut-êtrequelque chose, fit l’étudiant en médecine. L’écriture change.

Jean-Pierre saisit le papier qu’on lui tendaitet le baisa.

« …Rien de toi, rien ! Tu n’as pasreçu mes messages. Jamais tu ne pourrais te montrer si cruel enversmoi…

« Notre petite fille maigrit et devienttoute blanche depuis que mon sein tari n’a plus rien pour elle. Jela regardais ce matin. Peut-être que Dieu nous prendra tousensemble.

« Quelle nuit ! Pourrait-on dire enune année ce que l’on pense dans l’espace d’une nuit ?

« J’ai vu mon père et ma mère pour ladernière fois. Tout le jour, je vais rôder autour de toi, et toutela nuit prochaine aussi. Je te verrai, je le veux, je teparlerai…

« Ils dormaient ! J’ai baisé lescheveux blancs de mon père d’adoption, qui m’aimait comme sij’eusse été sa fille.

« J’ai collé mes lèvres sur le front dema mère.

« Celle-là aussi a bien souffert.

« Elle a eu le courage devivre !

« J’ai baisé aussi mon jeune frère, unenfant doux et bon, qui pleurera sur moi.

« Il a déjà le cœur d’un homme. Le pèredit souvent qu’il ne sera pas heureux dans la vie.

« Puis je suis revenue à ma fille et jel’ai habillée en blanc. Dans ses cheveux, j’ai mis la guirlande quetu avais apportée le jour de ma fête. Notre fille sera bienbelle.

« J’avais besoin de rire et de chanter.Je ne sais pas si c’est ainsi quand on devient folle… »

Les bras de Gâteloup tombèrent.

Son visage énergique exprimait une torture sipoignante que les larmes vinrent aux yeux de Patou.

– Il faut de la force, monsieur Jean-Pierre,dit-il. Tout n’est pas fini.

– Non, répliqua Gâteloup d’une voix changée,tout n’est pas fini.

Il ajouta en refoulant un sanglot dans sagorge :

– C’est vrai que c’était demain lemariage ! Ma pauvre femme ne survivra pas à cela…

Sa main fiévreuse déplia un autre papier.

« …J’ai voulu voir ta chambre, que jeconnaissais si bien, quoique je n’y fusse jamais entrée. J’avais unespoir d’enfant : je croyais t’y trouver.

« La portière ma laissée monter. Jet’écris chez toi : cela me portera bonheur.

« Je suis à l’endroit où je te voyaisassis, quand je regardais par ma fenêtre. C’est de là que tes yeuxm’ont parlé pour la première fois.

« J’ai devant moi les portraits de tonpère et de ta mère. Comme ta mère doit t’aimer ! et combien jel’aime !

« Il y a une lettre commencée où tu luiparlais de moi. M’as-tu donc chérie ainsi, René ? Et pourquoim’as-tu quittée ?

« Que t’ai-je fait ? Ne suis-je pastoute à toi ?

« Il y a là aussi un mouchoir sanglant,avec des armoiries et une couronne…

« Je ne peux pas rester ici, il faut quej’aille à toi et que je te cherche…

« D’ailleurs, il est un autre endroit oùje te parlerai mieux qu’ici, c’est près du pont Marie, sous le quaides Ormes, là où nous nous assîmes entre le gazon et les fleurs,écoutant les murmures du vent dans le feuillage des grandsarbres.

« Je ne suis pas folle encore, va ;j’ai bien de l’espoir depuis que j’ai vu l’image de la Vierge dansla ruelle de ton lit.

« Tu ne m’as pas oubliée, tu esprisonnier quelque part, je te délivrerai.

« René, mon René, ma vie ! J’aibaisé le portrait de ta mère… »

– Est-ce la dernière ? demanda Gâteloupd’une voix qui défaillait.

– Non, répondit Patou, il y a celle qui estécrite avec du sang.

– Lis, murmura le vieillard, je n’ai plus deforce.

Germain Patou essuya tranquillement ses yeuxmouillés, dont les paupières le brûlaient.

« …Tout un jour encore, tout un longjour ! Où es-tu ? Les gens du quartier me connaissent etm’appellent déjà la folle.

« J’ai jeté les deux lettres avantl’aube. N’as-tu pas entendu les cailloux frapper contre lescarreaux ? J’ai regardé. On ne voit rien. J’ai appelé. Tu n’aspas répondu.

« Puis les passants sont venus avec lesoleil, et je me suis mise à rôder autour de la maison maudite.

« J’en ai fait dix fois, cent fois letour.

« J’ai heurté à la porte par où tu étaisentré. Une vieille femme est venue, qui parle une langue étrangère.Elle m’a chassée, me montrant les longues dents d’un chien énorme,qui a du sang dans les yeux.

« Je suis sur le banc, auprès du pontMarie. Les arbres murmurent comme l’autre fois. La Seine coule àmes pieds. Comme elle doit être profonde !

« Je t’écris avec un peu de mon sang, surla page blanche de mon livre de messe, que j’avais emporté pourprier.

« Je ne peux pas prier.

« Mes pensées ne sont plus bien clairesdans ma tête, je souffre trop.

« Il y a une pensée pourtant dans matête, qui est claire et qui revient toujours. Je n’essaye plus dela chasser.

« Je ne me tuerai pas toute seule. Jeprendrai ma petite Angèle dans mes bras, avec sa robe blanche et sacouronne.

« Je l’emmènerai où je vais. Queferait-elle ici sans sa mère !

« Cette fois, je lancerai ma lettre àtravers le carreau. Peut-être qu’elle arrivera jusqu’à toi.

« Puis je reviendrai ici, sur cebanc.

« Au matin, si je n’ai pas de réponse,j’irai prendre ma petite Angèle dans son berceau… »

– La petite fille est-elle encore chezvous ? demanda tout à coup l’étudiant en médecine.

– Oui, répondit le gardien d’un ton morne.

Puis se parlant à lui-même et d’une voix quel’angoisse brisait :

– C’était elle, poursuivit-il. Elle n’a pas eule temps de doubler son crime en sacrifiant son enfant !…

Son crime, s’interrompit il avec une soudaineviolence. Quand l’excès du malheur a produit le délire, y a-t-ilencore crime ? Je suis vieux ; je n’ai jamais rencontréd’âme si douée ni si pure… C’était elle !… Tu ne me comprendspas, garçon, et je n’ai pas le courage de me faire comprendre…C’est elle ! C’est elle que je vis au lieu même qu’elledésigne, entraînée et saisie par le démon du suicide… Vue de mesyeux, entends-tu, comme je te vois… et le reste dépasse tellementles bornes du vraisemblable que les paroles s’arrêtent dans mongosier… Un monstre, un être impur lui a pris sa vie, sa vieangélique, et la prodigue à toute sorte de hontes… La vampire…

L’œil de Patou brilla.

– J’ai lu, la nuit dernière, le plus étonnantde tous les livres, prononça-t-il à voix basse : laLégende de la goule Addhéma et du vampire de Szandor, impriméeà Bade, en 1736, par le professeur Hans Spurzheim, docteur del’Université de Presbourg… L’oupire Addhéma prenait la vie de sesvictimes au marc le franc, pour ainsi dire, vivant une heure pourchacune de leurs années, et courant sans cesse le monde, afin derassembler des trésors au roi des morts-vivants, le comte Szandor,qu’elle aime d’une adoration maudite, et qui lui vend chaque baiserau prix d’un monceau d’or.

– Et comment s’inoculait-elle la vied’autrui ? demanda Jean-Pierre, qui avait honte d’interrogerces mystères de la démence orientale.

– En appliquant sur son crâne chauve, réponditPatou, les chevelures des jeunes filles assassinées.

Le gardien poussa un cri sourd et se retint àla croisée pour ne point tomber à la renverse.

– J’ai vu la vampire Addhéma face à face,balbutia-t-il, j’ai vu la propre chevelure d’Angèle, ma pauvreenfant, sur le crâne de la comtesse Marcian Gregoryi !

L’étudiant recula stupéfait.

Il regarda Gâteloup dans les yeux, craignantl’irruption d’une soudaine folie.

Les yeux de Gâteloup se fixaient dans le vide.Peut-être voyait-il ce corps inerte, remontant le courant, le longdes berges de la Seine, contre toutes les lois de la nature ;ce corps qui avait allongé le bras pour saisir la jeune filleindécise, penchée au-dessus de l’eau, près du pont Marie.

Le démon du suicide !

Dans le silence qui suivit, on put entendre unbruit qui venait de cette muraille, en apparence pleine, formant lapartie orientale de la chambre.

C’était comme le grincement d’une porte surses gonds rouillés.

Jean-Pierre et Patou prêtèrent avidementl’oreille.

La porte grinça une seconde fois, puis futrefermée avec une évidente précaution.

– Il y a quelque chose là ! s’écriaGermain Patou.

Le patron lui mit la main sur la bouche.

Ils écoutèrent pendant toute une minute, puis,le bruit ne s’étant point renouvelé, Jean-Pierre dit :

– René de Kervoz est de l’autre côté de cettemuraille, j’en suis sûr, il faut percer la muraille.

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