La Vampire

Chapitre 14LA LEÇON D’ARMES DU CITOYEN BONAPARTE

Il y a des noms qui font péripétie. Celui deJean-Pierre Sévérin, gardien juré de la Morgue, ne parut pasproduire sur le secrétaire général de la préfecture de police uneffet extraordinaire.

– Petite parole ! monsieur Sévérin, ditseulement Berthellemot, d’un ton qui n’était pas exempt demoquerie, j’ai affaire à un homme du gouvernement, à ce qu’ilparaît… Retirez-vous, messieurs, mais restez à portée de voix.

Les deux agents disparurent derrière la porterefermée.

– Monsieur, reprit alors le secrétairegénéral, dont l’accent devint sévère, je ne vois pas bien où peuttendre la posture que vous avez prise près de moi. Je suis au lieuet place du préfet !

– Je n’ai pris aucune posture, répliquaJean-Pierre. Voilà tantôt quarante cinq ans que je suis moi-même,et je ne prétends pas changer. Ce n’est pas moi qui ai égarél’entretien.

– Brisons là, s’il vous plaît, monsieur legardien de la Morgue, l’interrompit Berthellemot avec brusquerie.Notre temps est précieux.

– Le nôtre aussi, fit Jean-Pierresimplement.

– Que me voulez-vous ?

– Je veux vous rendre un service et ensolliciter un de vous.

– S’agit-il de la grande affaire ?

– Je ne connais pas de plus grande affaire quecelle dont il s’agit.

Le secrétaire général lâcha son couteau àpapier, et le rouge lui monta au visage. Il fit ce rêve des’approprier un renseignement d’État de première importance,pendant que son chef courait la prétentaine. Il se vit préfet depolice.

– Que ne parliez-vous ! s’écria-t-ild’une voix qui tremblait maintenant d’impatience. Vous serezrécompensé richement, monsieur Sévérin ! Vous fixerezvous-même la somme…

– Monsieur l’employé, je ne demande pas derécompense.

– Comme vous voudrez, monsieur Sévérin, commevous voudrez… Savez-vous où il se cache ?

– Où il se cache ? répéta le gardien dela Morgue. Vous voulez dire : Où on le cache ?

Et comme le secrétaire général le regardaitsans comprendre, il ajouta :

– Où on les cache, même, car ils sontdeux : un jeune homme et une fille.

Berthellemot fronça le sourcil, puis il parutfrappé d’une idée subite.

– Vous êtes plusieurs Sévérin ? dit-il enouvrant précipitamment un des tiroirs de son bureau.

– Ce n’est pas un nom très rare, répondit legardien ; mais de ma famille, je ne connais que mon fils etmoi.

– Quel âge a votre fils ?

– Dix ans.

Le secrétaire général lisait avec attentionune pièce qu’il venait de prendre dans son tiroir.

– Avez-vous ouï parler, de près ou de loin,dit-il, d’un homme de votre nom… d’un Sévérin qui porte lesobriquet de Gâteloup ?

– C’est moi-même, répondit le gardien.

H. Bertbellemot eut un court tressaillement,qu’il réprima aussitôt.

Le gardien continua :

– Je suis Sévérin, dit Gâteloup. Gâteloupétait mon surnom de prévôt d’armes, dès avant la Révolution.

– Ah ! ah ! fit Berthellemot, qui sereprit à le considérer d’un air défiant, vous avez donc fait plusd’un métier, monsieur le gardien juré ?

– J’ai fait beaucoup de métiers, monsieurl’employé.

– Et vous continuez peut-être à manger à plusd’un râtelier, monsieur Gâteloup ?

– Monsieur l’employé supérieur, rectifia lebonhomme avec docilité.

– Berthellemot poursuivit : Et vouscontinuez peut-être à manger à plus d’un râtelier, monsieurGâteloup ?

Ceci fut dit d’un ton pointu : le tonhabile, le ton Sartines.

Jean-Pierre Sévérin tira de son gousset unemontre-oignon de la plus vénérable rondeur et la consulta.

– Si monsieur l’employé supérieur voulaitm’expédier… commença-t-il.

– N’ayez point d’inquiétude, l’interrompitBerthellemot, qui, en ce moment, avait une figure à gagner centlivres par mois dans n’importe quel théâtre en jouant les pèresnobles comiques, soyez tranquille, monsieur le gardien juré !On va vous expédier, et de la bonne manière !

Il se renversa sur le dossier de son fauteuilet ajouta :

– Sévérin, dit Gâteloup, pensez-vous que lepremier consul choisisse ses serviteurs au hasard ? S’il m’aconfié la mission importante de suppléer ou de compléterM. Dubois, c’est que son œil perçant avait découvert en moicette sûreté de vue, ce sang-froid, ce discernement que les annalesde la police accordent seulement à quelques magistrats hors ligne.Vous avez en vain essayé de me tromper, je vous perce à jour :vous conspirez !

Jean-Pierre fixa sur lui son grand œil bleuqui avait parfois le regard limpide de l’enfance.

– Ah bah ! fit-il.

M. Berthellemot continua :

– Hier, à neuf heures et demie du soir, vousayez été vu et reconnu tenant conférence avec le traître GeorgesCadoudal, dans la rue de l’Ancienne-Comédie.

– Ah bah ! répéta Jean-Pierre. Et si l’ona reconnu le traître Georges Cadoudal, ajoutât-il, pourquoi nel’a-t-on pas bel et bien coffré ?

– Je vous mets au défi, prononçamajestueusement M. Berthellemot, de sonder la profondeur denos combinaisons !

Jean-Pierre n’écoutait plus.

– C’est pourtant vrai, dit-il, que j’étaishier au soir, à neuf heures et demie, au carrefour duThéâtre-Brûlé, ou de l’Odéon, si vous aimez mieux. Là, j’ai causéavec M. Morinière de l’affaire qui justement m’amène auprès devous… Mais j’affirme ne pas connaître du tout le traître GeorgesCadoudal.

– Ne cherchez pas d’inutiles subterfuges…commença Berthellemot.

Et comme Jean-Pierre fronçait très franchementses gros sourcils, le secrétaire général ajouta :

– Je vous parle dans votre intérêt. Il ne fautjamais jouer au fin avec l’administration, surtout quand elle estreprésentée par un homme tel que moi, à qui rien n’échappe et quilit couramment au fond des consciences. Vous autres, révélateurs,vous avez l’habitude de vous jeter dans les chemins de traversepour doubler, pour tripler le prix d’un renseignement, C’est votremanière de marchander ; je ne l’approuve pas.

Pendant qu’il reprenait haleine, Jean-Pierrelui dit d’un air mécontent :

– Avec cela que vous marchez droit, vous,monsieur l’employé supérieur ! Tout à l’heure, vous m’accusiezde conspirer, a présent, vous me prenez pour une mouche !

H. Berthellemot ne perdit point son sourired’imperturbable suffisance.

– Nous, c’est bien différent, répliqua-t-il,nous tâtons, nous allons à droite et à gauche, battant lesbuissons… chacun de ces buissons, bonhomme, peut cacher une machineinfernale !

– Alors, dit Jean-Pierre, qui s’installacommodément sur sa chaise, battez les buissons, monsieur l’employésupérieur, et criez gare, quand vous trouverez la machine… Dès quevous aurez fini, nous causerons, si vous voulez.

Tous les hommes très fins ont un gesteparticulier, une moue, un tic, dans les moments d’embarrasmental : Archimède à ces heures, sortait du bain tout nu etparcourait ainsi les rues de Syracuse : on ne souffrirait pluscela ; Voltaire, plus frileux, se bornait à jeter sa tabatièreen l’air et la rattrapait avec beaucoup d’adresse ; Machiavelmangeait un petit morceau de sa lèvre ;M. de Talleyrand s’amusait à retourner la longue peau deses paupières sens dessus dessous.

M. Dubois, préfet de police, ne faisaitrien de tout cela. À l’aide d’une grande habitude qu’il avait decet exercice, il obtenait de chacune des articulations de sesdoigts un petit claquement qui le divertissait lui-même etimpatientait autrui.

Quand tout réussissait, il pouvait fournir, àtrois par doigts trente petites explosions, mais les pouces n’endonnaient parfois que deux.

M. Berthellemot imitait son chef dans ceque son chef avait de bon. Quand le préfet n’était pas là, lesecrétaire général obtenait parfois jusqu’à trente-six craquementset pensait à part lui : Je fais tout mieux que M. lepréfet !…

Aujourd’hui, en désarticulant ses phalanges,M. Berthellemot se dit :

– Voilà un homme dangereux et profond comme unpuits. Il faut le circonvenir, et je m’en charge ! petiteparole !

– Mon cher monsieur Sévérin, reprit-il avecune noble condescendance, vous n’êtes pas le premier venu. Vousavez reçu bonne éducation, cela se voit, et vous avez une façon devous présenter très convenable. L’emploi que vous occupez, estmédiocre…

– Je m’en contente, l’interrompit Gâteloupavec une sorte de rudesse.

– Fort bien… Nous disposons ici de certainsfonds, destinés à récompenser le dévouement…

– Je n’ai pas besoin d’argent, l’interrompitencore Gâteloup.

Puis il ajouta, avec un sourire qui sentait envérité son gentilhomme :

– Monsieur l’employé supérieur, vous battezdes buissons où je ne suis pas.

– Morbleu ! à la fin, s’écriaBerthellemot, qu’est-ce que vous avez à me dire, monbrave ?

– Ce n’est pas ma faute si M. l’employésupérieur ne le sait déjà, répliqua Jean Pierre. Je viens ici…

Mais le démon de l’interrogation reprenaitM. Berthellemot :

– Permettez ! fit-il d’un ton d’autorité.C’est à moi, je suppose, de conduire l’entretien. Ne nous égaronspas… Vous dites que le personnage suspect avec qui vous étiez ruede l’Ancienne-Comédie s’appelle Morinière…

– Et qu’il n’est pas suspect, intercalaJean-Pierre.

– Vous niez qu’il soit le même que GeorgesCadoudal ?

– Pour cela, de tout mon cœur !

– Alors, qui est-il ?

– Un marchand de chevaux de Normandie.

– Ah ! Ah ! De Normandie !… Jeprends des notes, ne vous effrayez pas… Le fait est qu’il y a denombreux maquignons en Normandie… Et pourquoi, s’il vous plaît,M. Séverin fréquentez-vous des maquignons ?

– Parce que M. Morinière est dans le mêmecas que moi, répondit Jean-Pierre.

– Prenez garde ! s’écriaM. Berthellemot ; vous aggravez votre affaire. Dans quelcas êtes-vous ?

– Dans le cas d’un homme qui a perdu unenfant.

– Et vous venez à la préfecture ?…

– Pour que M. le préfet m’aide à leretrouver, voilà tout.

Il y a des gens qui mettent deux paires delunettes. An regard de M. de Sartines, dont il faisaitgénéralement usage, M. Berthellemot joignit le regard deM. Lenoir. Feu Argus en avait encore davantage.

– Est-ce plausible ? grommela-t-il. Jeprends des notes… Ah ! Ah ! Le préfet serait bienembarrassé !

– Et si ce n’est pas votre état, monsieurl’employé supérieur, ajouta Jean-Pierre, qui fit mine de se lever,j’irai ailleurs.

– Où donc irez-vous, mon garçon ?

– Chez le premier consul, si vous voulez bienle permettre.

M. Berthellemot bondit sur sonfauteuil.

– Chez le premier consul, répéta-t-il.Bonhomme, pensez-vous qu’on entre comme cela chez le premierconsul ?

– Moi, j’y entre, répondit Jean-Pierresimplement. Il faut donc me dire, par un oui ou par un non, et sansnous fâcher, si c’est votre métier d’aider les gens en peine.

La question ainsi posée déplut manifestementau secrétaire général, qui reprit son couteau à papier et l’aiguisasur son genou.

– L’ami, dit-il entre ses dents, vous m’avezdéjà pris beaucoup de mon temps, qui appartient à l’intérêt public.Si vous prétendiez jamais que je ne vous ai pas reçu avec bonté,vous seriez un audacieux calomniateur. Je ne fais pas un métier,sachez cela : j’ai un haut emploi, le plus important de tousles emplois, presque un sacerdoce ! Je vous donnerais undémenti formel au cas où vous avanceriez que je vous ai refusé monaide. Me blâmez-vous pour les précautions dont j’entoure la vieprécieuse de notre maître ? Expliquez-vous brièvement,clairement, catégoriquement. Pas d’ambages, pas de détours, pas decirconlocutions ! Que réclamez-vous ? Je vous écoute.

– Je viens, commença aussitôt Jean-Pierre,pour vous demander…

Mais M. Berthellemot l’interrompit d’ungeste familier, qui formait avec la gravité un peu rogue de sonmaintien un contraste presque attendrissant.

– Attendez ! attendez ! fit-il commesi une idée subite eût traversé son cerveau. Je perdraiscela ! Saisissons la chose au passage ! Par quel hasard,mon cher monsieur Sévérin, avez-vous vos entrées chez le premierconsul ?… Il est bien entendu que, si c’est un secret, jen’insiste pas le moins du monde.

– Ce n’est pas un secret, répliquaJean-Pierre. Il m’arriva une fois sous la Convention…

– Nous nous comprenons bien, mon cher monsieurSévérin je ne vous force pas, au moins…

– Monsieur l’employé supérieur, interrompitJean-Pierre à son tour, si ce n’était pas mon idée de vousrépondre, vous auriez beau me forcer. Je ne dis jamais que ce queje veux.

– Un brave homme ! s’écria le secrétairegénéral avec une admiration dont nous ne garantissons pas lasincérité, un vrai brave homme… allez !

– Sous la Convention, continua Jean-Pierre,vers la fin de la Convention, et, s’il faut préciser, je crois quec’était dans les premiers jours de vendémiaire, an IV, – le 23 oule 24 septembre 1795, – un jeune homme en habit bourgeois, d’aspectmaladif et pâle, vint dans ma salle d’armes…

– Quelle salle d’armes ? demandaM. Berthellemot.

– J’étais marié depuis trois ans déjà, etj’avais mon petit garçon. Comme on n’avait plus besoin de chantresà Saint-Sulpice, dont les portes étaient fermées, je m’étais mis entète de monter une petite académie dans une chambre, sur lederrière de l’hôtel ci-devant d’Aligre, rue Saint-Honoré. Mais ceuxqui font aller les salles d’escrime étaient loin à ce moment-là,avec ceux qui vont à l’église, et je ne gagnais pas du pain.

– Pauvre monsieur Sévérin ! ponctuaBerthellemot, je ne peux pas vous exprimer à quel point votre récitm’intéresse ?

– Ce jeune homme en habit bourgeois dont jevous parlais avait une tournure militaire…

– Je crois bien, mon cher monsieurSévérin ! Comme César ! Comme Alexandre le Grand !Comme…

– Comme Napoléon Bonaparte, monsieur l’employésupérieur, on ne vous en passe pas ; vous avez deviné quec’était lui.

Berthellemot fourra sa main droite dans sonjabot et dit avec conviction :

– Petite parole, vous en verrez bien d’autres.Ce n’est pas au hasard que le premier consul choisit ceux quidoivent occuper certaines positions. Non, ce n’est pas auhasard !

– Donc, reprit Jean-Pierre Sévérin, le jeuneBonaparte, général de brigade en disponibilité, attaché, par je nesais quel bout, au ministère de la guerre, grâce à la protection deM. de Pontécoulant, mécontent, fiévreux, tourmenté, –pauvre fourreau usé par une magnifique lame, – entrait toutuniment : dans la première salle d’armes venue, pour ychercher une fatigue physique qui apaise les nerfs et matel’intelligence.

– Savez-vous que vous vous exprimez très bien,mon cher monsieur Sévérin ? dit le secrétaire général.

– Je ne l’avais jamais vu, continuaJean-Pierre, et même je n’avais jamais entendu prononcer son nom,mais je passe ; pour être un peu sorcier.

Berthellemot recula son siège. Jean-Pierrereprit :

– Vous ne croyez pas aux sorciers, ni moi nonplus… cependant, monsieur l’employé supérieur, il se passe à Paris,en ce moment, des choses bien étranges, et le motif de ma présencedans votre cabinet a trait à une aventure qui frise de bien près lesurnaturel… Mais revenons au jeune Bonaparte. J’eus comme un chocen le voyant. Un brouillard lumineux tomba devant mon regard. Ilsourit et prit un fleuret qu’il mit en garde de quarte d’une mainnovice et presque maladroite.

« – Est-ce vous qui êtes le citoyen Sévérin,dit Gâteloup ! me demanda-t-il.

« – Oui, citoyen général, » répondis-je.

– Je ne me trompe pas, s’interrompit iciJean-Pierre. Je l’appelai citoyen général, et je ne sauraisexpliquer pourquoi.

« – Capitaine, mon ami, rectifia-t-il. Et metrouvez-vous trop vieux pour mon grade ? »

Le citoyen Bonaparte avait alors justevingt-cinq ans, et n’en paraissait pas plus de vingt.

Je ne me souviens plus de ce que je répondis,j’éprouvais un grand trouble. Il poursuivit :

« – Antoine Dubois, mon médecin, m’a ordonnéde faire de l’exercice ; je ne sais pas me promener, c’esttrop long, et je passerais vingt-quatre heures à cheval sansfatigue. Êtes-vous homme à me rompre les os, à me courbaturer lesmuscles en vingt minutes de temps chaque jour ?

« – Oui, citoyen général.

« – On vous dit capitaine… Et combien meprendrez-vous pour cela ? Je ne suis pas riche. »

Nous convînmes du prix, et il fallut commencerincontinent ; car, dès ce temps-là, il n’aimait pasattendre.

Je ne le fatiguai pas, je le moulus si bel etsi bien qu’il demanda grâce et tomba tout haletant sur mabanquette.

« – Parbleu ! dit-il en riant et enessuyant ses cheveux plats qui ruisselaient de sueur sur son grandfront, Mme de Beauharnais jetterait de jolis cris, sielle me voyait en un pareil état ! »

J’étais muet et presque aussi las que lui, moidont le bras est de fer et le jarret d’acier.

« – Çà ! Mon maître, dit-il en se levanttout à coup, j’ai perdu plus de vingt minutes. Que je vous paye, età demain ! »

Il plongea précipitamment dans son gousset samain longue et fine, mais il la retira vide : il avait oubliéou perdu sa bourse.

« – Me voilà bien ! fit-il en rougissantlégèrement, je me suis donné ici une fausse qualité, et je vaisêtre obligé de vous demander crédit !

« – Général, répliquai-je, vous n’avez trompépersonne.

« – C’est vrai… Vous me connaissiez ?

« – Non, sur mon honneur !…

« – Alors, comment savez-vous !…

« – Je ne sais rien. »

Il fronça le sourcil.

« – Sire… » Continuai-je.

– Sire ! s’écria le secrétaire général,qui écoutait avec une avide attention. Parole jolie ! Vousl’appelâtes sire, mon cher monsieur Gâteloup !

– Monsieur l’employé, s’interrompitJean-Pierre, je vous dis les choses comme elles furent. Je vous aipromis de raconter, non point d’expliquer. Le citoyen Bonaparte fitcomme vous : il répéta ce mot : sire ! Et il reculade plusieurs pas, disant :

« – L’ami, je suis unrépublicain ! »

Moi, je poursuivis, parlant comme lespythonisses antiques, avec un esprit qui n’était pas àmoi :

« – Sire, je suis un républicain, moi aussi,je l’étais avant vous, je le serai après vous. Ne craignez pas queje réclame jamais des intérêts trop lourds pour le crédit que jefais aujourd’hui à Votre Majesté ! »

– Vous dites cela ? Murmura Berthellemot,avant le 13 vendémiaire ! C’est curieux, petite parole, c’estextrêmement curieux !

– Pas longtemps auparavant… c’était le 4 ou le5.

– Et que répondit l’empereur ?… je veuxdire le premier consul… je veux dire le citoyen Bonaparte.

– Le citoyen Bonaparte me regarda fixement. Lapâleur de sa joue creuse et amaigrie était devenue plus mate.

« – Ami Gâteloup, me dit-il, d’ordinaire jen’aime ni les illuminés ni les fous… mais vous ayez l’air d’unebonne âme, et vous m’avez courbaturé comme il faut… Àdemain. » Et il partit.

– Et il revint ? demandaBerthellemot.

– Non… jamais.

– Comment ! Jamais ?

– Il n’eut pas le temps… Sa courbature n’étaitpas encore guérie quand le 13 vendémiaire arriva. À l’affairedevant Saint-Roch, il commandait l’artillerie. Il y eut là bien dusang répandu : du sang français. Le jeune général de brigadeétait nommé général de division par le Directoire : il n’avaitplus besoin de la protection de M. de Pontécoulant… Je lesuivais de loin ; j’allais où l’on parlait de lui, et bientôton parla de lui partout… Comment dire cela ? Il m’inspiraitune épouvante où il y avait de la haine et de l’amour… L’annéesuivante, il épousa cette Mme de Beauharnais « quiaurait poussé de jolis cris, » si elle l’avait vu en l’état où jel’avais mis à ma salle d’armes ; puis il partit, général enchef de l’armée d’Italie.

– Et vous ne l’aviez pas revu ?Interrogea le secrétaire général, qui oubliait de jouer sa comédie,tant la curiosité le tenait.

– Je ne l’avais pas revu, réponditJean-Pierre.

– Dois-je conclure qu’il est encore votredébiteur ?

– Non pas ! Il m’a payé.

– Généreusement ?

– Honnêtement.

– Que vous a-t-il donné ?

– Le prix de mon cachet était d’un écu de sixlivres. Il m’a donné un écu de six livres.

Le secrétaire général enfla ses joues etsouffla comme Éole en faisant craquer ses doigts.

– Pas possible ! Parole mignonne, paspossible !

– Ce qui n’était pas possible, prononçalentement Jean-Pierre Sévérin, dont la belle tête se redressa commemalgré lui, c’était de me donner davantage.

– Parce que ? fit Berthellemotnaïvement.

– Je vous l’ai dit, monsieur l’employésupérieur, répondit Jean-Pierre : j’étais républicain avant legénéral Bonaparte ; je suis républicain, maintenant que lepremier consul ne l’est plus guère ; je resterai républicainquand l’empereur ne le sera plus du tout.

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