La Vampire

Chapitre 5LA BORNE

Aux premières lignes de cette histoire nousavons vu un jeune homme élégant et beau longeant seul le quai de laGrève.

Puis, derrière lui, une charmante jeune fille,seule aussi et qui semblait le suivre de loin.

Puis, enfin, un vieil homme, habillébourgeoisement, mais campé à la noble, qui avait l’air de suivreles deux.

Dans le courant de notre récit, nous avonsappris le nom du jeune homme : René de Kervoz, et le nom de lajeune fille : Angèle.

Quant au vieux bourgeois, ceux qui ont lu lepremier épisode de cette série : la Chambre desAmours, le connaissaient dès longtemps.

Après la scène mystérieuse et presque muettequi eut lieu, vers la tombée de la nuit, dans l’église deSaint-Louis-en-l’Ile, entre cette blonde éblouissante qu’onappelait Mme la comtesse, l’Allemand Ramberg, René et l’abbéMartel, scène dont l’apprenti médecin Germain Patou, d’un côté, etAngèle de l’autre, furent les témoins silencieux, René de Kervozsortit le premier.

Angèle le suivit aussitôt, comme elle l’avaitfait depuis la place du Châtelet.

Elle semblait bien faible ; son pas lentet pénible chancelait, mais ces pauvres cœurs blessés ont unterrible courage.

Il n’était pas nuit tout à fait encore quandRené de Kervoz, sortant par la porte latérale, s’engagea dans larue Poultier. Au lieu de tourner vers le quai de Béthune, commedevaient faire plus tard Germain Patou et « le patron »,il remonta vers la rue Saint-Louis.

Sa marche était lente aussi et incertaine,mais ce n’était pas faiblesse.

Ceux qui le connaissaient et qui l’eussent vuen face à cette heure auraient remarqué avec étonnement le rougeardent remplaçant la pâleur habituelle de sa joue.

Ses yeux brûlaient sous ses sourcilsviolemment contractés.

Angèle, pauvre douce enfant, avait grandientre deux cœurs simples et bons, son père d’adoption et sa mère,les deux seuls amis qu’elle eût au monde. Elle ne savait rien de lavie.

Elle ne voyait point le visage de René ;par conséquent elle ne pouvait lire le livre de sa physionomie.

Mais sait-on où elles prennent cette secondevue ? Il y a une admirable sorcellerie dans les cœurs maladesd’amour. Ce qu’elle ne voyait pas, Angèle devinait.

La passion qui bouleversait les traits de Renéde Kervoz avait dans l’âme d’Angèle comme un écho douloureux etnavré.

Elle ne songeait pas à elle-même ; sapensée était pleine de lui.

Souffrait-il ? Parfois c’est le bonheurqui écrase ainsi.

Elle avait presque aussi grande frayeur de lasouffrance que du bonheur.

Et pourtant, d’ordinaire, c’est le bonheurseulement que redoute la jalousie des femmes.

Mais Angèle n’était pas encore une femme toutà fait ; les jeunes filles aiment autrement que les femmes.Angèle tenait le milieu entre la femme et la jeune fille.

René tourna le coin de la rue de Saint-Louiset se dirigea vers le retour du quai d’Anjou qui faisait face àl’île Louviers. Ce n’était pas la première fois qu’Angèle suivaitRené. Elle avait le droit de le suivre, si la plus sacrée de toutesles promesses, ce contrat d’honneur liant l’homme à la pure enfantqui s’est donnée, confère un droit.

Angèle était pour tous la fiancée de René deKervoz ; elle était sa femme devant Dieu.

Jamais elle n’en avait tant vuqu’aujourd’hui.

Ce qu’elle soupçonnait, depuis longtempspeut-être, lui entrait dans le cœur, ce soir, comme une certitudeamère.

René aimait une autre femme.

Non point comme il l’avait aimée, elle,doucement et saintement. Oh ! que de bonheur perdu !

René aimait l’autre femme avec fureur, avecangoisse.

À moitié chemin de la rue Poultier, au retouroriental du quai d’Anjou, un mur monumental formait l’angle de larue Bretonvilliers, à l’autre bout de laquelle était le cabaret dela Pêche miraculeuse.

Le pâté de propriétés compris entre les deuxrues formait la pointe est de l’île ; il se composait dupavillon de Bretonvilliers et de l’hôtel d’Aubremesnil, avec leursjardins : ces deux habitations, séparées seulement par unemagnifique avenue, appartenaient au même maître, l’ancienconseiller au parlement dont il a été parlé.

Outre ces demeures nobles, il y avait quelquesmaisons bourgeoises ayant façade sur rue.

Le pavillon de Bretonvilliers, qui n’étaitautre chose que le pignon d’un très vieil hôtel, sorte de manoircontemporain peut-être de l’époque où l’île était encore lacampagne de Paris, s’enclavait dans le mur et faisait même unesaillie de plusieurs pieds sur la voie : ce qui motiva plustard sa démolition.

Il n’avait que deux étages : le premier àtrois fenêtres de façade ; le second, beaucoup moins élevé, àcinq ; le tout était surmonté d’une toiture à pic.

Il n’existait point d’ouverture aurez-de-chaussée. On y entrait par une porte percée dans le mur, àdroite de la façade et donnant dans les jardins.

Ce fut à cette porte que René de Kervozfrappa.

Un aboiement de chien, grave et creux, quisemblait sortir de la gueule d’un animal géant, répondit à sonappel.

Une femme âgée et portant un costume étrangervint ouvrir. Elle barra d’abord le passage à René, luidisant : « Les maîtres sont absents. »

René lui répondit, donnant à ces deux motslatins la prononciation magyare : « SalusHungariae. »

La vieille femme le regarda en face et semblahésiter.

– Introi, domine, dit-elle enfin,également en latin prononcé à la hongroise, sub auctoritatedominae meae (entrez, monsieur, sous l’autorité de mamaîtresse).

La porte se referma. Un coup de fouetretentissant mit fin aux aboiements du gros chien.

Angèle était trop loin pour voir ou pourentendre.

Quand elle arriva devant la porte, tout étaitsilence à l’intérieur.

Elle s’arrêta, immobile, affaissée comme lastatue du Découragement.

Elle ne pleurait point.

L’idée ne lui vint pas de frapper à cetteporte.

Pourquoi était-elle venue,cependant !

Hélas, elles ne savent pas, ces pauvresblessées.

Elles vont pour glisser un regard tout au fondde leur malheur, mais non point pour combattre.

Quand l’idée de combattre leur vient, ellespoussent presque toujours la vaillance jusqu’à la folie. Maisl’idée de combattre leur vient le plus souvent trop tard.

Elles doutent si longtemps ! Si longtempselles se cramponnent à la chère illusion de l’espoir.

Angèle resta pendant de longues minutes debouten face de la porte, le cœur oppressé, les yeux fermés à demi.

Aucun bruit ne venait du dedans. Le dehorsétait également silencieux, car la nuit s’était faite et le pas desallumeurs de lanternes avait cessé de se faire entendre.

Un seul murmure, confus et intermittent,venait du côté du quai de Béthune, où le cabaret de la Pêchemiraculeuse restait ouvert.

En face de la porte par où René avait disparu,au coin d’une maison dont toutes les fenêtres étaient noires et quisemblait inhabitée comme la plupart des demeures dans ce tristequartier, il y avait une borne de granit cerclée de fer.

Angèle s’y assit.

De là on pouvait voir les fenêtres de l’ancienpavillon de Bretonvilliers.

Elles étaient noires aussi, énormes de hauteuret bizarrement éclairées par la lune à son lever, qui leur envoyaitses rayons obliques, avant de les laisser dans l’ombre en montantvers le sud.

Machinalement, le regard d’Angèle s’attachasur ces trois gigantesques croisées, derrière lesquelles ondevinait des rideaux de mousseline, drapés largement.

Elle vit, comme on voit les choses en rêve, unde ces rideaux se soulever à demi et une tête paraître. Les lueursde la lune n’en éclairaient plus que les reliefs, et c’était sivague !…

Une jeune tête, une tête bien-aimée : cefront et ce regard qu’Angèle voyait nuit et jour, cette bouche quilui avait dit : je t’aime !

Oh ! et ce sourire ! et ces cheveuxsi doux qu’un chaste baiser avait mêlés bien souvent avec sescheveux à elle !

René ! son âme tout entière, son premier,son unique amour !

C’était René ! c’était bien René !Pourquoi en ce lieu ? Et seul ? Attendait-il ?Qu’attendait-il ?

La lune tournait ; l’ombre accusaitdavantage ce sourire qui n’existait pas peut-être. Pour Angèle,René souriait, et si doucement et, à travers ces carreauxmaudits, René la regardait avec tant de tendresse !

Cela se pouvait-il ? Si René l’avait vue,si René l’avait reconnue, lui dans cette maison, elle dans la rueet sur cette borne, René n’aurait pas souri. Oh ! certes.

Il était bon, il était noble.

Il aurait eu honte, et remords, etfrayeur.

Mais qu’importe ce qui est possible ouimpossible ? À certaines heures, l’esprit ne juge plus, lafièvre est maîtresse. Angèle tendit ses pauvres mains tremblantesvers René et se mit à lui parler tout bas.

Elle lui disait de ces douces choses que letête-à-tête des enfants amoureux échange et ressasse pour enchanterles plus belles heures de la vie. La mémoire de son cœur récitait àson insu la litanie des jeunes tendresses. Comme elle aimait !comme elle était aimée ! Et se peut-il, mon Dieu ! qu’onmanque à ces serments qui jaillirent une fois d’une âme à l’autrepour former un indissoluble lien ?

Se peut-il… car il y avait plus que desserments, et René était noble et bon. Nous l’avons dit déjà unefois ; elle se le répéta cent fois à elle-même.

Elle ne sentait point que ses mains étaientglacées et que ses petits pieds gelaient sur le pavé humide parcette froide nuit de février. Elle savait seulement que son frontla brûlait.

Un soir, c’était au dernier automne, l’air dela nuit était si tiède et si charmant, je ne sais comment lapromenade s’était prolongée le long du quai de la Grève, puis aubord de l’eau, sous ces beaux arbres qui allaient jusqu’au PontMarie. Il y avait là des fleurs et de l’herbe autour de la cabanede l’inspecteur du halage ; René voulut s’asseoir ; ilétait faible alors et malade ; Angèle étendit pour lui sonécharpe sur le gazon.

Elle se mit près de lui, si jolie et si belleque René avait des larmes dans les yeux.

Il lui dit :

– Si tu ne m’aimais plus, je mourrais.

Elle ne répondit point, Angèle, parce que lapensée ne lui venait même pas que son René pût cesser del’aimer.

Ce fut une chère soirée, dont le souvenir nedevait jamais s’effacer.

Tout à l’heure, en passant sur le Pont Marie,Angèle avait reconnu les grands ormes.

Et maintenant, parlant tout bas comme si Renéeût été auprès d’elle, Angèle disait à son tour :

– Si tu ne m’aimais plus, je mourrais.

La lune avait tourné, laissant dans l’ombre lafaçade du vieux pavillon de Bretonvilliers.

Il était impossible de voir la silhouette deRené à la grande fenêtre, et pourtant Angèle la voyait encore.

Sur ce fond noir elle devinait une formeadorée ; seulement René ne souriait plus. Il avait le visagetriste, ému, amaigri, comme ce soir de la promenade au bord del’eau, et il semblait à Angèle que la distance disparaissait ;elle montait, il descendait ; tous deux s’appuyaient àl’antique balcon, l’un en dedans, l’autre en dehors, et ilséchangeaient de murmurantes paroles entrecoupées de longsbaisers.

Tout à coup Angèle tressaillit et s’éveilla,car ceci était un véritable rêve. La façade noire changeaitd’aspect : deux des grandes fenêtres s’éclairaientvivement.

Angèle ne s’était point trompée. La silhouettede René trancha en sombre sur ce fond lumineux.

Il était là : il n’avait pas quitté lafenêtre.

Un cri s’étouffa dans la poitrine d’Angèle,parce qu’une autre silhouette se détachait derrière celle deRené : une forme féminine, admirablement jeune et gracieuse,qu’Angèle reconnut du premier regard.

– La femme de l’église Saint-Louis !murmura-t-elle en portant ses deux mains à sa poitrine quihaletait ; toujours elle !

Elle essaya de se lever et ne put. Elle auraitvoulu s’élancer et défendre son bonheur.

Parmi la confusion de ses pensées une idée,cependant, se fit jour.

– La porte ne s’est pas rouverte depuis lepassage de René, se dit-elle, et cette femme n’a pu le précéderici, puisqu’elle est sortie de l’église, accompagnée… Par oùest-elle entrée ?

L’ombre féminine dessinée avec netteté par lalumière qui l’éclairait à revers portait sur le rideau transparent.On voyait sa taille déliée et les détails légers de sa coiffure oùle jour semblait jouer entre les boucles mobiles de sescheveux.

– Ses cheveux ! dit encore Angèle, sescheveux blonds ! jamais il n’y en a eu de pareils ! Jecrois distinguer leurs reflets d’or… Elle est trop belle. Oh !René, mon René, ne l’aime pas ; on ne peut pas avoir deuxamours… Si tu ne m’aimais plus je mourrais…

Sur le rideau révélateur deux mains sejoignirent.

Angèle se redressa, galvanisée par sa terribleangoisse.

– Mais avant de mourir, fit-elle, jecombattrai ! Je suis forte ! j’ai du courage ! Etqui donc l’aimera comme moi ? Il est à moi…

Elle s’affaissa de nouveau sur la borne.Autour de la fine taille, là-haut, un bras galant venait de senouer derrière les rideaux de mousseline.

Angèle balbutia encore :

– Je suis forte… je combattrai…

Mais elle chancelait et sa gorge râlait.

Ses deux mains glacées pressèrent sonfront.

– C’est un rêve ! un rêve affreux !dit-elle ; je veux m’éveiller…

Sa voix s’étrangla dans son gosier. Les deuxombres tournaient sur le rideau et présentaient maintenant leursprofils : deux profils jeunes et charmants.

Une douleur navrante étreignit la poitrined’Angèle. Elle eut l’angoisse de l’attente, car ce fut lentement,lentement, que les deux bouches se réunirent en un étroit et longbaiser.

Angèle tomba comme une masse inerte sur lepavé.

Du capuchon détaché de sa mante ses cheveuxdénoués s’échappèrent et ruisselèrent : des cheveux plusbeaux, plus brillants, plus doux que ceux de l’enchanteresseelle-même.

La silhouette de femme se retira la premièreet s’enfuit, tandis qu’un retentissant éclat de rire passait àtravers les carreaux.

L’ombre de René se prit à la poursuivre.

Puis la troisième fenêtre de la façades’éclaira brillamment tout à coup. Les deux ombres y passèrententrelacées et disparurent.

Mais Angèle ne voyait plus rien de tout cela.Son pauvre corps inerte s’étendait tout de son long ; entreson front et le pavé il n’y avait que ses cheveux épars, sespauvres cheveux.

Une demi-heure après seulement, un groupe defainéants quittant la berge du quai de Béthune passa.

Aucune ombre ne se dessinait plus aux carreauxdu vieux pavillon de Bretonvilliers.

Les fainéants qui revenaient de la pêche avecleurs paniers vides rencontrèrent le corps d’Angèle. La chassevalait mieux que la pêche : au cou d’Angèle il y avait unecroix d’or, présent de René de Kervoz.

Les fainéants eurent d’abord la pensée de sebattre à qui aurait la croix d’or, puis il fut convenu qu’on iraitau cabaret d’Ezéchiel, lequel, étant un peu juif, pourrait estimerle bijou et l’acheter comptant pour faire le partage.

Ils avaient compté sans le patron des maçonsdu Marché-Neuf, M. Jean-Pierre Sévérin, dit Gâteloup. Celui-cise dépouilla de sa houppelande pour en envelopper les membresglacés de la jeune fille. D’après son ordre, que nul ne songea àdiscuter, quatre porteurs prirent une civière où Angèle fut déposéesur un matelas.

Puis le patron commanda : Enroute !

Et les porteurs se mirent en marche sans mêmes’informer du lieu où on les conduisait.

Décidément, ce soir, au quai de Béthune, lachasse ne valait pas mieux que la pêche.

Quand la Meslin eut emmené son homme toutendolori et que les coquins des deux sexes furent partis, Ezéchielbarricada sa porte.

Il était soucieux, ce brave garçon, et d’assezmauvaise humeur.

En éteignant la magnifique lanterne quifaisait la gloire de son établissement et du quartier, il sedisait :

– C’est un jeu à se faire rompre les os. Voilàdéjà un gaillard qui a deviné la farce. Si on savait une fois quetout cela est pour détourner les chiens et cacher le trou de lavampire…

Il frissonna et regarda tout autour delui.

– Chaque fois que je prononce ce nom-là,grommela-t-il, j’ai la chair de poule. Je n’y crois pas, mais c’estégal… il doit y avoir quelque chose… Et j’aimerais voir, moi, lamine qu’elles font, ces bêtes-là, quand on leur enfonce un ferrouge dans le cœur ! Parole ! Ça doit êtredrôle !

Il eut un sourire à la fois sensuel etpoltron.

À coups de pied il dérangea les filets àmoitié brûlés qui encombraient la porte de derrière et l’ouvrit enpensant tout haut :

– Ce n’est pas facile d’amasser un plein potde pauvres écus !

Au delà de la porte il y avait ce sombrecouloir aperçu par le patron et menant à un escalier de pierre. Lecouloir, après l’escalier passé, allait en descendant, puisremontait jusqu’à une seconde porte communiquant avec un vastejardin.

Aussitôt qu’Ezéchiel eut ouvert cette secondeporte, un mugissant aboiement se fit entendre au lointain ; lelecteur aurait reconnu tout de suite la voix du chien géant quigardait le pavillon de Bretonvilliers.

– Tout sent le diable, se dit Ezéchiel, dansle pays d’où ces gens-là viennent. Ce chien a la voix d’undémon.

Il s’engagea sous une sombre allée de tilleulstaillés en charmille, qui remontait vers la rueSaint-Louis-en-l’Ile.

Les aboiements du molosse devinrent bientôt siviolents que le cabaretier s’arrêta épouvanté.

– Holà ! Bonne femme Paraxin !Cria-t-il, retenez votre monstre ou je lui casse la tête d’un coupde pistolet.

Un éclat de rire cassé partit du fourré voisinet le fit tressaillir de la tête aux pieds.

– Le chien est enchaîné, trembleur deFrançais, fut-il dit par derrière les arbres ; n’aie pas peur…Mais, à propos de pistolet, on s’est battu chez toi, là-bas. Yaura-t-il quelque chose pour nos poissons ?

Avant qu’Ezéchiel pût répondre, une femmegrande comme un homme et portant le costume hongrois entra dans uneéchappée de lumière que la lune faisait dans l’avenue.

– Bonsoir, Ezéchiel, dit-elle dans le françaisbarbare qu’elle baragouinait avec peine. On ne peut pas te parlerlatin à toi ; vous autres, Parisiens, vous êtes plus ignorantsque des esclaves !… As-tu quelque chose à nous dire ?

– Je veux voir madame la comtesse, répliqua lecabaretier.

– Madame la comtesse est loin d’ici, repartitParaxin, qui s’était approchée et dominait Ezéchiel de la tête.Elle a de l’occupation ce soir.

– Elle en mange un ? demanda lecabaretier avec une curiosité mêlée d’horreur.

La Paraxin fit un signe de tête caressant etrépondit :

– Elle en mange deux.

Ezéchiel recula malgré lui. La grande femmericanait. Elle répéta :

– Q’as-tu à dire ?

– J’ai à dire, répliqua Ezéchiel, que tout çane peut pas durer. Le monde parle. Il y a des gens sur la trace, etla frime du quai de Béthune est usée jusqu’à la corde. Tout devaitêtre fini voilà quinze jours…

– Tout sera uni dans huit jours, l’interrompitla grande femme. L’argent vient ; la somme y sera. Ceux quiauront été avec nous jusqu’au bout auront leur fortune faite. Ceuxqui perdront courage avant la fin engraisseront les poissons…Est-ce tout ?

Ezéchiel restait silencieux.

– À quoi penses-tu ? demanda la Hongroisebrusquement.

– Bonne femme Paraxin, répondit le cabaretier,je pense à la peur que j’ai. Vos menaces m’effrayent beaucoup, jene le cache pas, car je vous regarde comme une diablesseincarnée…

La Hongroise lui caressa le mentonbonnement.

– Mais, poursuivit Ezéchiel, je suis pluseffrayé encore des dangers qui m’environnent de toutes parts àcause de vous. À quoi me servira-t-il d’avoir gagné beaucoupd’argent si on me coupe le cou ?

Mme Paraxin lui donna un bon coup depoing entre les deux épaules et lui dit quelques injures eu latin.Après quoi elle reprit d’un ton sérieux :

– Nous avons de quoi détourner l’attention,brave homme, ne t’inquiète pas… Vois-tu cette lumière,là-bas ?

Ils arrivaient au bout de l’avenue, et lepavillon de Bretonvilliers détachait sa haute silhouette sombre surle ciel.

Une lueur brillait au premier étage.

– Oui, je vois la lumière, répliqua Ezéchiel,mais qu’est-ce que cela dit ?

– Cela dit, mon fils, qu’il y a là un jolijeune homme en train de se brûler à la chandelle. Avec ce papillonnous avons, si nous voulons, deux on trois semaines de sécuritédevant nous.

– Qui est ce papillon ?

– Le propre neveu de Georges Cadoudal, monfils, qui va nous vendre, pour un sourire… ou pour un baiser, ouplus cher, le secret de la retraite de son oncle.

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