La Vampire

Chapitre 2SAINT-LOUIS-EN-L’ILE

La vampire existait, voilà le point de départet la chose certaine : que ce fût un monstre fantastique commecertains le croyaient fermement, ou une audacieuse bande demalfaiteurs réunis sous cette raison sociale, comme les gens pluséclairés le pensaient, la vampire existait.

Depuis un mois il était bruit de plusieursdisparitions. Les victimes semblaient choisies avec soin parmicette population flottante et riche qu’un intervalle de paixamenait à Paris. On parlait d’une vingtaine d’étrangers pour lemoins, tous jeunes, tous ayant marqué leur passage à Paris par degrandes dépenses, et qui s’étaient éclipsés soudain sans laisser detraces.

Y en avait-il vingt en effet ? La policeniait. La police eût affirmé volontiers que ces rumeurs n’avaientpas l’ombre de fondement et qu’elles étaient l’œuvre d’uneopposition qui devenait de jour en jour plus hardie.

Mais l’opinion populaire s’affermit d’autantmieux que les dénégations de la police sont plus précises. Dans lesfaubourgs, ce n’était pas de vingt victimes que l’on parlait, oncomptait les victimes par centaines.

À ce point qu’on affirmait l’existence d’unténébreux charnier situé au bord du fleuve. On ne savait, il estvrai, où ce charnier pouvait être caché ; on objectait mêmedes impossibilités matérielles, car il eût fallu supposer que lefleuve communiquait directement avec cette tombe, pour expliquer lephénomène de la pêche miraculeuse. Et comment admettre la présenced’un canal inconnu aux gens du quartier ?

Dans la saison d’été, la Seine abandonne sesrives et livre à tous regards le secret de ses berges.

C’était assurément là une objection frappanteet qui venait à l’appui de l’outrageuse invraisemblance du fait enlui-même : une oubliette au dix-neuvième siècle !

Les sceptiques avaient beau jeu pour rire.

Paris ne se faisait point faute d’imiter lessceptiques. Il riait ; il répétait sur tous les tons ;c’est absurde, c’est impossible.

Mais il avait peur.

Quand les poltrons de village ont peur, lanuit, dans les chemins creux, ils chantent à tue-tête. Paris estainsi : au milieu de ses plus grandes épouvantes, il ritsouvent à gorge. Paris riait donc en tremblant ou tremblait enriant, car les objections et les raisonnements ne peuvent riencontre certaines évidences. La panique se faisait tout doucement.Les personnes sages ne croyaient peut-être pas encore, maisl’inquiétude contagieuse les prenait, et les railleurs eux-mêmes,en colportant leurs moqueries, augmentaient la fièvre.

Deux faits restaient debout, d’ailleurs :la disparition de plusieurs étrangers et provinciaux, disparitionqui commençait à produire son résultat d’agitation judiciaire, etcette autre circonstance que le lecteur jugera comme il voudra,mais qui impressionnait Paris plus vivement encore que lapremière : la pêche miraculeuse du quai deBéthune.

C’était, on peut le dire, une préoccupationgénérale. Ceux qui se bornaient à hocher la tête en avouant qu’il yavait là « quelque chose » pouvaient passer pour desmodèles de prudence.

Est-il besoin d’ajouter que la politiquefournissait sa note à ce concert ? Jamais circonstances nefurent plus propices pour mêler le mélodrame politique àl’imbroglio du crime privé. De grands événements se préparaient, deterribles périls, récemment évités, laissaient l’administrationfatiguée et pantelante. L’Empire, qui se fondait à bas bruit dansla chambre à coucher du premier consul, donnait à la préfecture lescoliques de l’enfantement.

Le citoyen préfet, qui ne devait jamais êtreun aigle et qui ne s’appelait pas encore le comte Dubois,tressaillait de la tête aux pieds à chaque bruit de porte fermée,croyant ouïr un écho de cette machine infernale dont il n’avaitpoint su prévenir l’explosion. Les sombres inventeurs de cet engin,Saint-Rejant et Carbon, avaient porté leurs têtes surl’échafaud : mais, du fond de sa disgrâce, Fouché murmuraitdes paroles qui montaient jusqu’au chef de l’état.

Fouché disait : Saint-Rejant et Carbonont laissé des fils. Avant eux, il y avait Ceracchi, Diana et Arenaqui ont laissé des frères. Entre le premier consul et la couronne,il y a la France républicaine et la France royaliste. Pour sauterce pas, il faudrait un bon cheval, et Dubois n’est qu’unâne !

Le mot était dur, mais le futur duc d’Otrantoavait une langue de fer.

Celui qui devait être l’empereur l’écoutaitbien plus qu’il n’en voulait avoir l’air.

Quant à Louis-Nicolas-Pierre-Joseph Dubois, cen’était pas un âne, non, puisqu’il mangeait des truffes et dupoulet, mais c’était un brave homme prodigieusement embarrassé.

Les cartes se brouillaient, en effet, denouveau, et une conspiration bien autrement redoutable que celle deSaint-Rejant menaçait le premier consul.

Les trois ou quatre polices chargéesd’éclairer Paris, affolées tout à coup par ce danger invisible quechacun sentait, mais dont nul ne pouvait saisir la trace palpable,s’entre-choquaient dans la nuit de leur ignorance, se nuisaientl’une à l’autre, se contrecarraient mutuellement, et surtouts’accusaient réciproquement avec un entrain égal.

Paris avait pour elles tant d’affection et enelles tant de confiance, qu’un matin, Paris s’éveilla disant etcroyant que la vampire, cette friande de cadavres, était la police,et que les jeunes gens disparus payaient de leur vie certainesméprises de la police ou des polices frappant au hasard, lesprétendus constructeurs d’une machine infernale.

Ce jour-là Paris oublia de rire ; mais ils’en dédommagea le lendemain en apprenant queLouis-Nicolas-Pierre-Joseph Dubois avait fait cerner par deux centcinquante agents l’enclos de la Madeleine, douze heures juste aprèsla fin d’un conciliabule en plein air tenu par Georges Cadoudal etses complices, derrière les murailles de l’église enconstruction.

Il semblait, en vérité, que Paris sût ce quele citoyen Dubois ignorait. Le citoyen Dubois passait au milieu deces événements, gros de menaces, comme l’éternel mari de la comédiequi est le seul à ne point voir les gaietés de sa chambrenuptiale.

Il cherchait partout où il ne devait pointtrouver, il se démenait, il suait sang et eau et jetait, en fin decompte, sa langue au chien avec désespoir.

Ce fut dans ce conciliabule de l’église de laMadeleine que Georges Cadoudal proposa aux ex-généraux Pichegru etMoreau le plan hardi qui devait arrêter la carrière du futurempereur.

Le mot hardi est de Fouché, duc d’Otrante Aumot hardi Fouché ajoute le mot facile.

Voici quel était ce plan, bien connu, presquecélèbre.

Les trois conjurés avaient à Paris uncontingent hétérogène, puisqu’il appartenait à tous les partisennemis du premier consul, mais uni par une passion commune etcomposé d’hommes résolus.

Les mémoires contemporains portent ce noyau àdeux mille combattants pour le moins : Vendéens, chouans deBretagne, gardes nationaux de Lyon, babouvistes et anciens soldatsde Coudé.

Une élite de trois cents hommes, parmi cespartisans, avait été pourvue d’uniformes appartenant à la gardeconsulaire.

Le chef de l’État habitait le château deSaint-Cloud.

À la garde montante du matin, et à l’aided’intelligences qui ne sont pas entièrement expliquées, les troiscents conjurés, revêtus de l’uniforme réglementaire, devaientprendre le service du château.

Il paraît prouvé qu’on avait le motd’ordre.

À son réveil, le premier consul se serait donctrouvé au pouvoir de l’insurrection.

Le plan manqua, non point par l’action despolices qui l’ignorèrent jusqu’au dernier moment, mais parl’irrésolution de Moreau. Ce général était sujet à ces défaillancesmorales. Il eut frayeur ou remords. L’exécution du complet futremise quatre jours de là.

Jamais les complots remis ne s’exécutent.

On raconte qu’un Breton conjuré,M. de Querelles, pris de frayeur à la vue de ceshésitations, demanda et obtint une audience du premier consullui-même et révéla tous les détails du plan.

Napoléon Bonaparte rassembla, dit-on, dans soncabinet, sa police militaire, sa police politique et sa policeurbaine : M. Savary, depuis duc de Rovigo ; le grandjuge Régnier et H. Dubois. Il leur raconta la très curieusehistoire de la conspiration ; il leur prouva que Moreau etPichegru allaient et venaient depuis huit jours dans les rues deParis comme de bons bourgeois, et que Georges Cadoudal, gros hommede mœurs joyeuses, fréquentaient assidûment les cafés de la rivegauche après son dîner.

L’histoire ne dit pas que son discours fûtsemé de compliments très chauds pour ses trois chargés d’affairesau département de la clairvoyance.

Le futur empereur ne remercia que Dieu – etson ancien ami J.-Victor Moreau, qu’il avait toujours, regardécomme une bonne arme mal chargée et susceptible de faire longfeu.

Moreau et Pichegru furent arrêtés. GeorgesCadoudal, qui n’était pourtant pas de corpulence à passer par letrou d’une aiguille, resta libre.

Et Fouché se frotta les mains, disant :Vous verrez qu’il faudra que je m’en mêle !

Par le fait, les gens de police sont rares, etFouché lui-même fut en défaut nombre de fois. Argus a beau possédercinquante paires d’yeux, qu’importe s’il est myope ?L’histoire des bévues de la police serait curieuse, instructive,mais monotone et si longue, si longue, que le découragementviendrait à moitié route.

Nous avions, pour placer ici cette courtedigression historique, plusieurs raisons qui toutes appartiennent ànotre métier de conteur. D’abord il nous plaisait de bien poser lecadre où vont agir les personnages de notre drame ; ensuite ilnous semblait utile d’expliquer, sinon d’excuser, l’inertie de lapolice urbaine en face de ces rumeurs qui faisaient, par la ville,une véritable concurrence aux cancans d’État.

La police avait autre chose à faire et nepouvaient s’occuper de la vampire. La police s’agitait, cherchait,fouillait, ne trouvait rien et était sur les dents.

Le 28 février 1804, le jour même où Pichegrufut arrêté dans son lit, rue Chabanais, chez le courtier decommerce Leblanc, un homme passa rapidement sur le Marché-Neuf,devant un petit bâtiment qui était en construction, au rebord mêmedu quai, et dont les échafaudages dominaient la Seine.

Les maçons qui pliaient bagages et lesconducteurs des travaux connaissaient bien cet homme, car ilsl’appelèrent, disant :

– Patron, ne venez-vous point voir si nousavons avancé la besogne aujourd’hui ?

L’homme les salua de la main et poursuivit saroute en remontant le cours de la rivière.

Maçons et surveillants se prirent à sourire enéchangeant des regards d’intelligence, car il y avait une jeunefille qui allait à quelque cent pas en avant de l’homme, enveloppéedans une mante de laine noire et cachant son visage sous unvoile.

– Voilà trois jours de suite, dit un tailleurde pierres, que le patron court le guilledou de ce côté-là.

– Il est vert encore, ajouta un autre, lepatron !

Et un troisième :

– Écoutez donc ! On n’est pas debois ! Le patron a un métier qui ne doit pas le régayer plusque de raison. Il faut bien un peu rire.

Un vieux maçon, qui remettait sa veste,blanche de plâtre, murmura :

– Voilà trente ans que je connais lepatron ; il ne rit pas comme tout le monde.

L’homme allait cependant à grand pas, et seperdait déjà derrière les masures qui encombrent le Marché-Neuf,aux abords de la rue de la Cité.

Quant à la fillette voilée, elle avaitcomplètement disparu, L’homme était vieux, mais il avait une hauteet noble taille, hardiment dégagée. Son costume, qui semblait leclasser parmi les petits bourgeois, dispensés de tous frais detoilette, était grandement porté. Il avait, cet homme, des pieds àla tête, l’allure franche et libre que donne l’habitude de certainsexercices du corps, réservés, d’ordinaire, à la classe la plusriche.

Du bâtiment en construction jusqu’au pontNotre-Dame, nombre de gens se découvrirent sur son passage ;c’était évidemment une notabilité du quartier. Il répondait auxsaluts d’un geste bienveillant et cordial, mais il ne ralentissaitpoint sa course.

Sa course semblait calculée, non point pourrejoindre la jeune fille, mais pour ne la jamais perdre de vue.

Celle-ci, dont les jambes étaient moinslongues, allait du plus vite qu’elle pouvait. Elle ne se savaitpoint poursuivie ; du moins pas une seule fois elle ne tournala tête pour regarder en arrière.

Elle regardait en avant, de tous ses yeux, detoute son âme. En avant, il y avait un jeune homme à tournureélégante et hautaine qui longeait en ce moment le quai de la Grève.Le suivait-elle ?

Plus notre homme que les maçons du Marché-Neufappelaient le patron approchait de l’Hôtel de Ville, moins nombreuxétaient les gens qui le saluaient d’un air de connaissance. Parisest ainsi et contient des célébrités de rayon qui ne dépassent pastel numéro de telle rue. Une fois que l’homme eut atteint le quaides Ormes, personne ne le salua plus.

L’homme cependant, « le patron »,qu’il courût ou non le guilledou, avait la vue bonne, car, malgrél’obscurité qui commençait à borner les lointains, il surveillaitnon seulement la fillette, mais encore le charmant cavalier que lafillette semblait suivre.

Celui-ci tourna le premier l’angle du PontMarie, qu’il traversa pour entrer dans l’île Saint-Louis ; lafillette fit comme lui ; le patron prit la même route.

Le pas de la fillette se ralentissaitsensiblement et devenait pénible. Rien n’échappait au patron, carsa poitrine rendit un gros soupir, tandis qu’ilmurmurait :

– Il nous la tuera ! Faut-il que tant debonheur se soit changé ainsi en misère !

On ne voyait plus le jeune cavalier, qui avaitdû tourner le coin des rues Saint-Louis-en-l’Ile et des Deux-Ponts.La fillette marchait désormais avec un effort si visible, que lepatron fit un mouvement comme s’il eût voulu s’élancer pour lasoutenir.

Mais il ne céda point à la tentation, etcalcula seulement sa marche de façon à bien voir où elle dirigeraitsa course, après avoir quitté la rue des Deux-Ponts.

Elle tourna vers la gauche et franchit sanshésiter la porte de l’église Saint-Louis.

La brume tombait déjà dans cette rue étroite.À l’ombre de l’église et devant le portail, il y avait un richeéquipage qui allumait ses lanternes d’argent.

La République dormait, prête à s’éveillerEmpire. Elle avait fait trêve un peu au luxe extravagant duDirectoire, mais elle ne proscrivait en aucune façon les alluresseigneuriales. La voiture arrêtée à la porte de l’égliseSaint-Louis eût fait honneur à un prince. L’attelage étaitsplendide, le coffre d’une élégance exquise, et les livréesbrillaient irréprochables.

En ce temps, la rue Saint-Louis-en-l’Ile ne sedistinguait point par une animation exceptionnelle : elledesservait un quartier somnolent et presque désert ; elle nevenait d’aucun centre, elle ne menait a aucune artère. Vous eussiezdit, en la voyant, la rue principale d’un chef-lieu de canton situéà cent lieues de Paris.

À l’heure où nous sommes, Paris n’a point dequartiers déserts. Le commerce s’est emparé du Marais et de l’îleSaint-Louis, Les uns disent qu’il déshonore ces magnifiques hôtelsde la vieille ville, les autres qu’il les réhabilite.

À cet égard, le commerce n’a pas de partipris. Il ne demande pas à réhabiliter, il ne craint pas desouiller. Il veut gagner de l’argent et se moque bien du reste.

Sous le Consulat, Paris ne comptait guère plusde cinq cent mille habitants. Toute cette portion orientale de laville, abandonnée par la noblesse de robe et n’ayant point encorel’industrie, était une solitude.

À cause de cela, sans doute, le resplendissantéquipage stationnant à la porte de l’église avait attiré unconcours inusité de curieux : vous eussiez bien compté dans larue une douzaine de commères et un nombre égal de bambins. Leconcile en plein air était présidé par un portier.

Le portier, adonné comme ses pareils à unephilosophie austère et détestant tout ce qui est beau parce qu’ilétait affreusement laid, prononçait un discours contre le luxe. Lesgamins regardaient luire les lanternes et piaffer leschevaux ; les commères se disaient : Si le ciel étaitjuste, nous éclabousserions aussi le pauvre monde !

– S’il vous plaît, demanda le patron desmaçons du Marché Neuf, à qui appartient cette voiture ?

Gamins, commères et portier le toisèrent de latête aux pieds.

– Celui-là n’est pas du quartier, dirent lesgamins.

– Est-il chargé de faire la police ?demanda une commère.

– Comment vous nomme-t-on, l’ami ?Interrogea le portier, nous n’avons pas de comptes à rendre à desétrangers.

Car les gens de Paris sont des étrangers pources farouches insulaires penitùs toto divisos orbe,séparés du reste de l’univers par les deux bras de la Seine.

À l’instant où le patron allait répondre, laporte de l’église s’ouvrit, et il recula de trois pas en laissantéchapper un cri de surprise, comme si un spectre lui eûtapparu.

C’était, en tous cas, un fantômecharmant : une femme toute jeune et toute belle, dont lescheveux blonds tombaient en boucles gracieuses autour d’un adorablevisage.

Cette femme donnait le bras à un jeune hommede vingt-cinq à trente ans, qui n’était point celui que suivaitnaguère notre fillette, et que vous eussiez jugé Allemand àcertains détails de son costume.

– Ramberg !… murmura le patron.

La délicieuse blonde était assise déjà sur lescoussins de la voiture où le jeune Allemand prit place à côtéd’elle. Une voix sonore et douce commanda :

– À l’hôtel !

Et la portière se referma.

Les beaux chevaux prirent aussitôt le trot deparade dans la direction du Pont Marie.

– Je vous dis que c’est une ci-devant !affirma le portier.

– Non pas ! riposta une commère, c’estune duchesse de Turquie ou d’ailleurs.

– Une espionne de Pitt et Cobourgpeut-être !…

Les gamins, à qui on avait jeté des piècesblanches, couraient après l’équipage en criant avecferveur :

– Vive la princesse !

Le patron resta un moment immobile. Son regardétait baissé ; on lisait sur son front pâle le travail de sapensée.

– Ramberg ! répéta-t-il. Qui est cettefemme ? Et qui me donnera le mot de l’énigme ?… Oncroyait le baron de Ramberg parti depuis huit jours, et voilà plusde deux semaines que le comte Wenzel a disparu… La femme avec quije le vis était brune, mais c’était le même regard…

Sans s’inquiéter davantage du petitrassemblement qui l’examinait désormais avec défiance, il montatout pensif les marches de l’église et en franchit le seuil.

L’église semblait complètement déserte. Lesderniers rayons du jour envoyaient à peine, à travers les vitres,de sombres et incertaines lueurs. La lampe perpétuelle laissaitbattre sa lueur toujours mourante au-devant du maître-autel. Pas unbruit n’indiquait dans la nef la présence d’un être humain.

Le patron était pourtant bien sûr d’avoir vuentrer la jeune fille, et si la jeune fille était entrée, ce devaitêtre sur les traces de celui qu’elle suivait.

Le patron avait déjà parcouru l’un desbas-côtés, visitant de l’œil chaque chapelle, et la moitié del’autre, lorsqu’une main le toucha au passage, sortant de l’ombre dun pilier.

Il s’arrêta, mais ne parla point, parce que lacréature humaine qui était là, tapie dans l’angle profond laisséderrière la chaire, mit un doigt sur ses lèvres et montra ensuiteun confessionnal situé à quelques pas de là.

Le patron s’agenouilla sur la dalle et pritl’attitude de la prière.

L’instant d’après, la porte du confessionnals’ouvrit, et un prêtre jeune encore, dont la tonsure laissait uneplace d’une blancheur éclatante au milieu d’une forêt de cheveuxnoirs, se dirigea vers l’autel de la Vierge et s’y prosterna.

Après une courte oraison, pendant laquelle ilfrappa trois fois sa poitrine, le prêtre baisa la pierre en dehorsde la balustrade, et gagna la sacristie.

L’ombre sortit alors de son encoignure etdit :

– Maintenant, nous sommes seuls.

C’était un enfant, ou du moins il semblaittel, car sa tête ne venait pas tout à fait à l’épaule de soncompagnon, mais sa voix avait un timbre viril, et le peu qu’onvoyait de ses traits donnait un démenti à la petitesse de sataille.

– Y a-t-il longtemps que tu es là,Patou ? demanda notre homme.

– Monsieur le gardien, répondit l’ombre, laclinique du docteur Loysel a fini à trois heures douze minutes, etil y a loin de Saint-Louis-en-l’Ile à l’École de médecine.

– Qu’as-tu vu ? interrogea encore celuiqu’on nommait ici M. le gardien, et là-bas « le patron ».

Au lieu de répondre, cette fois, le prétenduenfant secoua d’un mouvement brusque la chevelure hérissée qui secrêpait sur sa forte tête, et murmura comme en se parlantelui-même :

– Je serais bien venu plus tôt, mais leprofesseur Loysel faisait sa leçon sur l’Organon de SamuelHahnemann. Voilà huit jours que dure cette parenthèse, où il n’estpas plus question de clinique que du déluge. Je n’avais jamaisentendu parler de ce Samuel Hahnemann, mais on l’insulte tant et sibien à l’École, que je commence à le regarder comme un grandinventeur…

– Patou, mon ami, interrompit le gardien, vousautres de la Faculté, vous êtes tous des bavards. Il ne s’agit pasde ce Samuel, qui doit être un juif ou tout au moins unbaragouineur allemand, puisqu’il a un nom en mann…Qu’as-tu vu ? Dis vite !

– Ah ! monsieur le gardien, répliquaPatou, de drôles de, choses, parole d’honneur ! Les gens depolice doivent s’amuser, c’est certain, car pour une fois que j’aifait l’espionne, je me suis diverti comme un ange !… La joliefemme, dites donc !

– Quelle femme ?

– La comtesse.

– Ah ! ah ! fit le gardien, c’estune comtesse !

– L’abbé Martel l’a appelée ainsi… Maispensiez-vous que je voulais parler de votre Angèle, pauvre chercœur, puisque vous me demandiez : Quelle femme ?

– N’as-tu point vu Angèle ?

– Si fait… bien pâle et avec des larmes dansses beaux yeux.

– Et René ?

– René aussi… plus pâle qu’Angèle… mais leregard brûlant et fou…

– Et as-tu deviné ?

– Patience !… Au lit du malade, celui quiexpose le mieux les symptômes ne découvre pas toujours le remède.Il y a les savants et les médecins : ceux qui professent etceux qui guérissent… Je vais vous exposer les faits : je suisle savant… vous serez le médecin, si vous devinez le mot de lacharade… ou des charades, car il y a là plus d’une maladie, j’ensuis sûr.

Un bruit de clefs se fit entendre en ce momentdu côté de la sacristie, et le bedeau commença une ronde, disant àhaute voix : On va fermer les portes.

Hormis le gardien et Patou, il n’y avaitpersonne dans l’église. Le gardien se dirigea vers rentréeprincipale, mais Patou le retint et se mit à marcher en senscontraire.

En passant près du petit bénitier de la portelatérale, le gardien y trempa les doigts de sa main droite, etoffrit de l’eau bénite à Patou, qui dit merci en riant.

Le gardien se signa gravement.

Patou dit :

– Je n’ai pas encore examiné cela. Hier je memoquais de Samuel Hahnemann, aujourd’hui j’attacherais volontiersson nom à mon chapeau ; quand j’aurai achevé mon cours demédecine, je compte étudier un peu la théologie, et peut-être queje mourrai capucin.

Il s’interrompit pour ajouter en montrant laporte :

– C’est par là que M. René est sorti etaprès lui Mlle Angèle. Le gardien était pensif.

– Tu as peut-être raison de tout étudier,Patou, mon ami, dit-il avec une sorte de fatigue, moi je n’ai rienétudié, sinon la musique, l’escrime et les hommes…

– Excusez du peu ! fit l’apprentimédecin.

– Il est trop tard pour étudier le reste,acheva le gardien. Je suis du passé, tu as de l’avenir : lepassé croyait à ce qu’il ignorait ; vous croirez sans doute àce que vous aurez appris ; je le souhaite, car il est bon decroire. Moi, je crois en Dieu qui m’a créé ; je crois en larépublique que j’aime et en ma conscience qui ne m’a jamaistrompé.

Patou sauta sur le pavé de la rue Poultier, etfit un entrechat à quatre temps qu’on n’eût point espéré de sescourtes jambes.

– Vous, patron, dit-il en éclatant de rire,vous êtes naïf comme un enfant, solide comme un athlète et absurdecomme une jolie femme. Vous confondez toutes les notions. J’ai unpetit-neveu qui me disait l’autre jour : J’aime maman et lespommes d’api. C’est de votre… À propos ! – c’est cette bellecomtesse blonde qui me fait songer à cela, – quel sujet àdisséquer ! J’étudie en ce moment les maladies spéciales de lafemme. J’aurais grand besoin de quelqu’un… j’entends quelqu’un dejeune et de bien conformé… un beau sujet… Auriez-vous cela dansvotre caveau de bénédiction, M. Jean-Pierre ?

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