La Vampire

Chapitre 19DERNIÈRE NUIT

Resté seul, M. le préfet prit uneattitude méditative pour s’avouer sincèrement à lui-même que depuisl’invention de la police, jamais magistrat n’avait fait preuved’une pareille perspicacité.

Grâce à son talent et d’une seule pierre, ilallait frapper trois magnifiques coups : confisquer à sonprofit le succès de la vampire, révéler à Paris ébloui l’existencede la ligue de la Vertu, et prendre au piège ce loup de Cadoudal.Triple gloire !

Il regrettait, en se frottant les mains, qu’onne put faire un sous empereur, car il se sentait digne d’un petittrône.

Cependant l’équipage de la comtesse MarcianGregoryi attendait dans la rue Harlay-du-Palais. C’était bien lamême voiture élégante, attelée de deux beaux chevaux noirs, quenous vîmes une fois stationner au seuil de l’égliseSaint-Louis-en-l’Ile.

– À l’hôtel ! ordonna la comtesse enfranchissant le marchepied.

Comme elle refermait la portière, une ombre sedétacha de l’encoignure d’une maison voisine et glissa sans bruitvers l’équipage.

L’ombre avait presque la carrure d’un hommemais tout au plus la taille d’un enfant de douze ans.

Quand la voiture partit au galop, on aurait puvoir, en passant sous le prochain réverbère, notre ami GermainPatou cramponné au siège du laquais.

Les beaux chevaux ne s’arrêtèrent qu’à laporte cochère d’une vieille et magnifique maison située chausséedes Minimes, numéro 7.

La comtesse Marcian Gregoryi monta un escalierde grand style. Dans l’antichambre du premier étage, une vieillefemme de taille virile attendait, ayant auprès d’elle un énormechien, vautré sur les dalles. À l’entrée de la comtesse, il sedressa sur ses quatre pattes et allongea le cou comme font leschiens pour hurler.

– La paix, Pluto ! fit Yanusza en sonlatin barbare.

Pluto savait le latin, car il se rasa, puiss’allongea et rampa jusqu’à la nouvelle venue, en balayant lesdalles du poil de son ventre.

– Franz Koënig est-il arrivé ? demanda lacomtesse.

– Il est arrivé, répondit Yanusza.

– À l’heure dite ?

– Avant l’heure dite.

– Avait-il les cent cinquante millethalers ?

– Il avait les cent cinquante mille thalers ettrois écrins contenant les bijoux de noce. La corbeille viendrademain matin.

La comtesse eut un morne sourire.

– Il m’attend ? demanda-t-elleencore.

– Sans doute, répliqua la vieille femme.

– Avec qui ?

– Avec Taïeh, le nègre, et Osman,l’infidèle.

– Et penses-tu que l’affaire soitachevée ?

Au moment où Yanusza ouvrait la bouche pourrépondre, un cri déchirant, profond, lamentable, perça l’épaissemuraille de l’antichambre.

La comtesse eut un léger tressaillement, etYanusza fit le signe de la croix.

– Requiescat in pace !murmura-t-elle.

Le grand chien hurla une longue plainte.

– Fais les malles, Paraxin, ordonna lacomtesse, qui avait déjà recouvré son sang-froid, et ne perds pasde temps.

– Les malles sont faites, maîtresse, repartitla vieille femme. Est-il bien sûr que nous nous en allonsdemain ?

– Aussi sûr que tu es une bonne chrétienne,Yanusza. C’est la dernière nuit. Franz Koënig a complété le millionde ducats exigé par le comte Szandor. Je vais vivre et mourir, moiqui suis privée à la fois de la mort et de la vie. In vitamors, in morte vita ! Szandor, mon époux adoré, medonnera une heure d’amour avant de me brûler le cœur !

Comme le vernis jette tout à coup d’étrangeslumières sur une toile de maître, sa passion ardente transfiguraitmaintenant sa beauté.

Elle fit un pas vers la porte qui communiquaitavec les appartements intérieurs ; mais avant d’en toucher leloquet, elle s’arrêta.

– Et… murmura-t-elle avec une sorted’hésitation, ce pauvre enfant ?

– Il menace, répliqua la vieille femme, ilprie, il blasphème, il pleure… Ce soir, il appelait son Angèle…

– Et ne prononçait-il pas le nom deLila ?

– Si fait… pour la maudire.

La frange de soie qui bordait les paupières dela comtesse s’abaissa.

– N’a-t-il jamais manqué de rien ?interrogea-t-elle encore.

– Jamais : je lui portais son repaspendant son sommeil.

– Il dort ?

– Vous le savez bien, maîtresse, puisque…

La comtesse sourit en mettant un doigt sur seslèvres.

– Tu n’as pas oublié, avant de partir,prononça-t-elle à voix basse, de mettre à son chevet ce vin quidonne des rêves ?

– Non, répliqua Yanusza, je n’ai pasoublié.

La comtesse passa la porte, tandis que lavieille femme se signait une seconde fois en marmottant une prièrelatine.

C’étaient de vastes pièces bâties et décoréesselon le style de Henri IV, des boiseries moulées profondément, desplafonds à caissons, de hautes cheminées en bois sculpté, destapisseries dont l’âge n’avaient pas terni l’éclat.

Après avoir traversé une salle à manger dontles murailles semblaient fléchir sous le gibier peint, les fruits,les fleurs et les flacons, un salon tapissé de hautes lisses,encadrées d’argent, et un boudoir qui eût servi dignement à labelle Gabrielle, la comtesse Marcian Gregoryi poussa une dernièreporte et entra dans une chambre que nous eussions aussitôtreconnue.

C’était là que René de Kervoz avait été panséle lendemain de sa visite à la maison isolée du chemin de laMuette.

Tout y était dans le même état, sauf le lit àcolonnes, qui avait ses rideaux fermés, et la lumière des lampesremplaçant le jour.

La serre, ouverte, envoyait les senteurs de laflore tropicale, mêlées à la fumée du cigarillo de Taïeh, qui étaità son poste, sous le grand yucca, non point étendu pourtant enparesseux comme l’autre fois, mais occupé à nouer les quatre coinsd’une toile à matelas sur un paquet de forme sinistre.

Le vent nocturne agitait au dehors lesbranches nues des arbres du jardin.

Dans le fauteuil même où nous le vîmesnaguère, s’asseyait ce jeune homme pâle comme un mort et dont lachevelure était blanche, le Dr Andréa Ceracchi.

Depuis ce temps il avait maigri encore etressemblait mieux à un fantôme.

Sa tête livide s’appuyait entre ses deuxmains.

Le nègre fredonnait une chanson créole enachevant sa besogne.

– Victoire ! s’écria la comtesse enpassant le seuil. Cadoudal est avec nous, et dans quelques heurestous nos frères seront vengés !

Taïeh tira un rideau qui masqua l’intérieur dela serre. On entendit la caisse grincer en roulant sur lesplanches, puis la trappe s’ouvrir.

Andréa Ceracchi avait relevé la tête. Tout cequi lui restait de vie était dans ses yeux ardents.

La comtesse lui serra la main etreprit :

– J’ai suivi votre conseil, Andréa. En livrantCadoudal, nous gagnions quelques jours de sécurité. Qu’importe, sinous n’avons besoin que de quelques heures ? Cadoudal vautmieux que cela. Au lieu de le vendre, nous userons de lui, etdemain, César égorgé sera au rang des dieux.

– Je veux frapper ! dit Ceracchi d’unevoix sombre. J’ai promis à mon frère de frapper.

De l’autre côté du rideau, la trappe sereferma avec un bruit sourd.

– Voilà le troisième parti avec les deuxautres ! s’écria le nègre.

Et il releva le rideau pour entrer,disant :

– Moi aussi, je veux frapper ! J’aipromis à mon maître de frapper.

– Vous frapperez tous, ceux qui voudrontfrapper ! s’écria la comtesse. Il y a dans cette gloire de laplace pour mille poignards. Je hais l’homme bien plus que vous,puisque je l’admire et que je l’ai aimé à genoux : je le haiscomme l’impie abhorre Dieu ! Moi aussi, je veux frapper :je ne l’ai promis à personne, je me le suis juré àmoi-même !

Le docteur et le nègre baissèrent les yeuxsous le foudroyant éclat de son regard.

– Quand vous êtes là, Addhéma, murmuraCeracchi, les doutes s’évanouissent, et l’on est tenté de croire envous. Le sang versé est comme un poids sur ma conscience ;mais si mon frère est vengé, la joie guérira le remords… Quefaut-il faire ?

– Que faut-il faire ? répéta le nègre entendant à la comtesse un portefeuille et trois écrins.

– La dernière goutte de sang innocent a coulé,répondit-elle, et tu as gardé tes mains pures, Andréa Ceracchi.C’est le partage qui fait la complicité. Tu es resté pauvre aumilieu de tes frères enrichis. Nous voici arrivés à l’heuresuprême. Rends-toi une fois encore au lieu de nos réunions. Que lalampe de nos conseils s’allume encore une fois dans la maisonsolitaire, à qui l’histoire donnera peut-être un nom. Tous lesfrères de la Vertu seront présents ; ils ont été convoquésaujourd’hui même. C’est toi qui présideras, car je n’arriveraiqu’au moment d’agir, et avec Georges Cadoudal lui-même…

– Ferez-vous cela ? s’écria Ceracchi,amènerez-vous le taureau du Morbihan ?

– J’engage ma foi que je ramènerai avant quela troisième heure après minuit soit sonnée… En attendant le signalqui vous annoncera notre venue, voici ce que vous aurez à faire. Ilest bon que nos secrets de famille ne soient point confiés à ceGeorges Cadoudal.

Vous aurez à dire à nos frères qu’aujourd’huimême, j’ai pris chez Jacob Schwartzchild et Cie des traites surVienne pour un million de ducats. Si le démon familier qui veilleau salut de ce Bonaparte le protège contre nos coups, lerendez-vous sera à Vienne ; l’association n’aura perdu que sontemps et son sang, elle sera riche, elle pourra recommencer. Sinous réussissons, au contraire, ceux d’entre nous qui veulent laliberté auront de quoi profiter de leur victoire pour élever à leuridole un trône si haut et si large, qu’aucun tyran ne pourra plusl’escalader jamais.

Qu’ils soient prêts ; qu’ils aientconfiance ; le soleil de demain ne se couchera pas sans avoirvu l’événement qui changera la face du monde.

Elle tendit une main à Ceracchi et l’autre àTaïeh.

Le noir y imprima sa lèvre.

Andréa Ceracchi dit :

– Où est Lila ?

– Lila, répondit la comtesse, n’a plus deparents, elle est sous ma garde ; à l’heure du danger, mapremière pensée, a dû être de la mettre à l’abri.

À son tour, Andréa baisa sa main.

– Donc, à cette nuit ! dit-il, troisheures !

Et il sortit accompagné de Taïeh, pour gagnerle lieu du rendez-vous.

La charmante blonde écouta un instant le bruitde leurs pas.

– Trois heures ! répéta-t-elle. Vousn’attendrez pas jusque-là !

Elle ouvrit tour à tour les écrins et leportefeuille, afin d’en vérifier le contenu.

Puis elle se dirigea vers la porte, sans avoirregardé du côté de la serre.

À peine avait-elle disparu que la fenêtre,poussée avec précaution, ouvrit ses deux châssis, et la courtepersonne de l’apprenti médecin Germain Patou se montra àcalifourchon sur l’appui.

– Métier à se faire rompre les os,grommela-t-il. Faut-il que j’aime ce papa Jean-Pierre ! Voilàdonc où elle demeure, cette blonde adorable !… Mais, poursavoir cela, je n’en suis pas beaucoup plus avancé.

Il enjamba l’appui et fit quelques pas àl’intérieur.

– On fume ici ! pensa-t-il. Elle est bienlogée, malepeste !… Un lit royal comme ceux du château deMeudon… Voyons un peu.

Il écarta les rideaux et recula de plusieurspas, comme s’il eut reçu un coup en plein visage. Le lit était endésordre et les draps dégouttaient de sang.

– Merci Dieu ! pensa-t-il, ma blonde nesait pas cela, j’en suis sûr ! Le sang est tout frais… Onvient de tuer ici !

Son regard perçant, où brillait une audacieuseintelligence, fit le tour de la chambre et plongea jusqu’au fond dela serre. Un instant, on aurait pu croire qu’une sorte dedivination lui révélait le terrible mystère de cette demeure.

Mais une pendule sonna dans la pièce voisine,et il bondit vers la croisée, qu’il enjamba de nouveau.

– Le patron m’attend, se dit-il. J’ai accomplila mission dont il m’avait chargé. Je sais où demeure la comtesseMarcian Gregoryi… et peut-être ai-je deviné le dénouement de cettecomédie, dont la première scène fut jouée à l’égliseSaint-Louis-en-l’Ile.

Il descendit comme il avait monté, à la forcede ses bras courts mais robustes. Au moment où sa tête était déjàau niveau du balcon, son dernier regard rencontra, au ciel du lit,la plaque émaillée qui fixait les plis des rideaux. C’était unécusson qui semblait renvoyer en faisceau tous les rayons de lalampe.

Une devise en lettres noires gothiques couraitsur le fond d’or et disait : In vita mors, in mortevita…

La comtesse Marcian Gregoryi étaitnonchalamment étendue sur les coussins de sa voiture, dont lecocher, suivant ordre reçu d’avance, arrêta ses chevaux à l’angledu pont Marie, sur le quai d’Anjou.

La comtesse descendit et dit :

– Attendez.

Elle prit sa course en longeant le quai, versla partie orientale de l’île.

Le mur d’enclos des jardins de Bretonvilliersformait l’extrême pointe de l’éperon. C’était une enceinte solideet bâtie comme un rempart. Non loin de l’angle de la rueSaint-Louis, qui fait face à l’hôtel Lambert, une vieilleconstruction carrée et trapue élevait sa terrasse demi ruinée àquelques pieds au-dessus du mur.

Il y avait là une poterne basse, qui existaitencore voici quelques années, et dont l’enfoncement profond servaitd’abri au petit établissement d’un rétameur forain.

La comtesse Marcian Gregoryi avait la clef decette poterne, qu’elle ouvrit pour entrer dans un lieu humide ettout noir.

Quand elle eut fermé la porte derrière elle,l’obscurité fut complète.

Dès le temps de Cagliostro, et même plus d’unsiècle avant lui, les propriétés du phosphore étaient connues desadeptes ; nous n’oserions pas dire, craignant l’accusationd’anachronisme, que la comtesse Marcian Gregoryi eût dans sa pocheune botte d’allumettes chimiques, et cependant un léger frottementqui bruit dans l’obscurité produisit une lueur vive etinstantanée.

La bougie d’une lanterne sourde s’alluma,éclairant les parois salpêtres d’un long couloir.

La comtesse se mit à marcher aussitôt, enfemme qui connaît la route.

Au bout d’une cinquantaine de pas, un ventfrais la frappa au visage. Il y avait à la paroi de gauche unecrevasse assez large par où l’air extérieur et un rayon de lunepassaient.

La comtesse s’arrêta, prêtant attentivementl’oreille. Elle appuya l’âme de la lanterne contre sa poitrine etjeta un regard au dehors.

Le dehors était un jardin sombre, touffu, malentretenu.

– On dirait des pas, murmura-t-elle, et desvoix…

Elle regretta Pluto, le chien géant qui,d’ordinaire, vaguait en liberté sous ces noirs ombrages.

Mais, quoiqu’elle regardât de tous ses yeux,elle ne vit rien que les branches emmêlées qui s’entrechoquaient auvent.

Elle continua sa route.

– Quand même Ezéchiel m’aurait trahie,pensa-t-elle encore, qu’importe ? Ils n’auront pas letemps !…

Le couloir se terminait par un escalier decave que la comtesse gravit ; au haut de l’escalier setrouvait un étroit palier où s’ouvrait une porte habilementmasquée. La comtesse l’ouvrit, tenant toujours l’âme de sa lanternecachée sous ses vêtements, puis la referma et se prit àécouter.

Le bruit d’une respiration faible et régulièrevint jusqu’à son oreille.

– Il dort ! fit elle.

Alors elle découvrit sa lanterne sourde, auxrayons de laquelle nous eussions reconnu cette chambre où René deKervoz et Lila soupèrent le soir du jour qui vint commencer notrehistoire :

La chambre sans fenêtres.

Dans le quartier, il est bon de le dire, onracontait beaucoup de choses touchant ce vieil hôtel d’Aubremesnilet ses dépendances plus vieilles encore : le pavillon deBretonvilliers et la maison du bord de l’eau.

Paris avait alors quantité de ces coinslégendaires.

On parlait d’une merveilleuse cachette que leprésident d’Aubremesnil, ami de l’abbé de Gondy et compère deM. de Beaufort, le roi des Halles, avait fait construireen son logis, quand le cardinal de Mazarin rentra vainqueur dans sabonne ville.

On ajoutait que ce même présidentd’Aubremesnil, vert galant, quoique ce fût une tête carrée, ne seservit jamais de sa cachette contre la reine mère ou son ministrefavori, mais qu’il l’employa à de plus riants usages, – faisantvenir de nuit par cet étroit couloir, qui conduisait à la Seine, dejolies bourgeoises et de fringantes grisettes, en fraude des droitslégitimes de Mme la présidente…

La comtesse Marcian Gregoryi visita d’abord latable, où quelques mets étaient posés. On y avait à peinetouché.

Il y avait auprès des mets un flacon de vin etune carafe. La carafe seule était entamée. La comtesse la déboucha,en flaira le contenu et sourit.

Elle vint au lit alors et tourna l’âme de salanterne vers la pâle et belle tête de jeune homme qui était surl’oreiller.

Nous ne savons ce que cette sorcière deYanusza entendait par ces mots : le vin qui donne des rêves,mais il est certain que René de Kervoz rêvait, car il souriait.

Les grands yeux de la comtesse MarcianGregoryi exprimèrent de la compassion et de la tendresse.

– Tu seras libre demain, murmura-t-elle.

Elle effleura son front d’un baiser.

René de Kervoz s’agita dans son sommeil etprononça le nom d’Angèle.

Les sourcils de la charmante blonde sefroncèrent, mais ce fut l’affaire d’un instant.

– Je n’aime que le grand comte Szandor,pensa-t-elle en redressant sa tête orgueilleuse, qu’importe uncaprice de quelques heures ? Ici n’est pas mon destin.

Elle éteignit sa lanterne, et la chambre futplongée de nouveau dans la plus complète obscurité.

Une voix s’éleva dans cette nuit,disant :

– René, je suis Lila…

René ne s’éveilla point.

Et la voix se ravisa, disant cette fois avecdes intonations plus douces qu’un chant :

– René, mon René, je suis Angèle… Passe tamain dans mes cheveux et tu me reconnaîtras.

Les lèvres de René rendirent un murmure quifut coupé par un baiser.

Au dehors la ville était muette.

Au dedans, chose étrange, il y avait comme unécho confus de pas et de paroles chuchotées.

Au bout d’une heure, la comtesse MarcianGregoryi se leva en sursaut. Les pas avaient sonné dans la chambrevoisine.

Elle prêta l’oreille avidement, on n’entendaitplus rien.

Était-ce une illusion ?

La belle blonde regagna sans bruit la portedérobée et sortit comme elle était entrée. Ce fut seulement dans lecorridor qu’elle ralluma sa lanterne sourde. La lueur de la bougieéclaira un objet qu’elle tenait à la main : un ruban noir,supportant une médaille d’argent de Sainte-Anne d’Auray.

La comtesse Marcian Gregoryi regagna à pied savoiture qui l’attendait toujours à l’autre bout du quai d’Anjou,près du pont Marie.

Il pouvait être alors deux heures aprèsminuit. Elle se dit :

– Les Frères de la Vertu sont jugés !

– Rue Saint Hyacinthe Saint Michel,ajouta-t-elle en s’adressant à son cocher. Au galop !

Sa dernière pensée fut, en s’étendant sur lessoyeux coussins : « Ce loup de Bretagne ne m’a rienfait ; mais il me fallait mes passeports… Demain, je dormiraidans mon lit. »

Rue Saint-Hyacinthe Saint-Michel, la voitures’arrêta devant une petite allée borgne. La comtesse frappa à laporte. On ne répondit pas. Elle fit descendre le cocher et luiordonna de cogner avec le manche de son fouet, ce qu’il fit.

Après dix minutes d’attente, une fenêtres’ouvrit à l’entresol, immédiatement au-dessus de la porte del’allée.

– À qui en avez-vous bonnes gens ?demanda la voix flûtée d’une grosse femme qui parut en déshabilléde nuit.

– Je veux voir le citoyen Morinière, marchandde chevaux, répondit la comtesse.

– Ah ! fit la voix flûtée, c’est unedame… Madame, à ces heures-ci, on n’achète pas de chevaux.

– Alors, le citoyen Morinière estici ?

– Entendons-nous… il y demeure quand il vientà Paris, ce cher homme, mais présentement, il traite une affaire depercherons dans le pays de la Loupe, au-delà de Chartres… revenezdans huit jours et à belle heure.

La fenêtre de l’entresol se referma.

– Cognez ! ordonna la comtesse à soncocher.

Le cocher cogna si fort et si dru, qu’au boutde trois minutes la croisée de l’entresol s’ouvrit de nouveau.

– De par tous les diables ! dit la voixde la grosse femme, qui déjà n’était plus si flûtée, voulez-vousnous laisser dormir, oui ou non, mes bonnes gens ?

– Je veux voir le citoyen Morinière, réponditla comtesse.

– Puisqu’il n’est pas ici…

– Je crois qu’il est ici.

– Alors, je mens, foi de Dieu !…

– Oui, vous mentez, monsieur Morinière…

La grosse femme recula et l’on entendit lebruit sec de la batterie d’un pistolet.

– Femme, gronda une voix qui n’était plusflûtée du tout, dis ton nom et ce que tu veux…

– Je veux vous parler d’une affaire de vie etde mort, répondit la comtesse. Je suis Angèle Lenoir, fille deMme Sévérin du Châtelet et fiancée de votre neveu René deKervoz…

Une sourde exclamation l’interrompit ;elle acheva :

– Je viens de la part de votre neveu, qui esten prison à cause de vous, et j’apporte pour gage la médaille deSainte-Anne d’Auray, que sa mère, votre sœur, lui passa au cou lejour où il quitta le pays de Bretagne.

Pour la seconde fois, la fenêtre de l’entresolse ferma, mais presque aussitôt après, la porte même de l’alléeborgne s’ouvrit.

– Entrez ! fut-il dit.

La comtesse obéit sans hésiter.

Dans l’obscurité soudaine qui se fit après laclôture de la porte, la voix reprit avec un tremblement decolère :

– Vous jouez gros jeu, belle dame. Je connaisla fiancée de mon neveu. Vous n’êtes pas Angèle Sévérin.

– Je suis, répliqua bravement la comtesse,Costanza Ceracchi, la belle-sœur du statuaire Giuseppe, mort surl’échafaud.

– Ah ! Ah ! fit la voix : unhardi coquin ! Quoique le poignard soit l’arme des lâches… Foide Dieu ! Moi, je n’ai que mon épée… Mais commentconnaissez-vous mon neveu ?

– Montons, dit la comtesse.

On lui prit la main et on lui fit gravir unescalier roide comme une échelle, au haut duquel était une chambreéclairée par une veilleuse de nuit.

Elle entra dans cette chambre.

Son compagnon, qui était la grosse femme de lafenêtre, et qui, vu de près, avait la joue toute bleue de barbe,répéta :

– D’où connaissez-vous mon neveu ?

La comtesse tira de son soin la médaille deSainte-Anne d’Auray qu’elle tendit à la femme barbue, endisant :

– Monsieur de Cadoudal, votre neveum’aime.

– Foi de Dieu, s’écria Cadoudal, car c’étaitlui en personne, est-ce que je ne suis pas mieux déguisé quecela ?… L’enfant a raison, car vous êtes jolie comme un cœur,ma commère… et j’avais bien entendu dire déjà qu’il faisait sesfredaines… Mais que parliez-vous de prison ?

– Monsieur de Cadoudal, reprit la faussebelle-sœur de Guiseppe Ceracchi, j’aime votre neveu.

– Il en vaut bien la peine, foi deDieu !

– Je suis venue, parce que René de Kervoz esten danger de mort… Celle qu’il a trahie s’est vengée de lui…

– Angèle ! murmura Georges, qui pâlit.Mais alors moi-même… car Angèle savait ce qu’ignoraient son père etsa mère.

– Asseyons nous et causons, monsieur deCadoudal, l’interrompit gravement la comtesse Marcian Gregoryi. Jen’ai pas trop de toute une nuit pour vous dire ce que vous pouvezespérer désormais et ce que vous devez craindre… Il y a un lienentre vous et la sœur de Ceracchi : c’est la haine… Quant lejour va paraître, vous saurez si vous devez frapper ou fuir…

– Fuir ! s’écria Cadoudal.Jamais !

– Alors, vous frapperez ?

– Foi de Dieu, belle dame, répondit Cadoudalen riant et en s’asseyant près d’elle, à la bonne heure, vousparlez d’or !… Donnez-moi seulement le moyen d’aller chercherle Corse au milieu de sa garde consulaire, et, par sainte Anned’Auray, je vous jure qu’il ne sera jamais empereur !

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