La Vampire

Chapitre 6LA MAISON ISOLÉE

C’était une chambre très vaste et si hauted’étage qu’on eût dit une salle de quelque ancien palais de nosrois. Les tentures en étaient fatiguées et ternes de vétusté, maisd’autant plus belles aux yeux des coloristes, qui cherchentl’harmonie dans le fondu des nuances et qui chromatisent en quelquesorte la gamme contenue dans le spectre solaire pour obtenir leurssavants effets : de telle sorte, par exemple, que le costumed’un mendiant fournit sous leurs pinceaux des accordsmerveilleux.

La lampe entourée d’un globe en verre deBohême non pas dépoli, mais troublé et imitant la demi transparencede l’opale, éclairait à peine cette vaste étendue, effleurantchaque objet d’une lueur discrète et presque mystérieuse.

On ne pouvait juger ni les peintures duplafond ni celles des panneaux, coupés en cartouches octogones,selon les lignes régulières mais inégales qui caractérisaientl’époque de Louis XIV. C’est à peine si les dorures bruniesrenvoyaient çà et là quelques sourdes étincelles.

Au-devant de deux grandes fenêtres lesdraperies de lampes dessinaient leurs plis larges et nombreux souslesquels tranchaient de moelleux rideaux en mousseline desIndes.

L’aspect général de cette pièce était austèreet large, mais surtout triste, comme il arrive presque toujourspour les œuvres du moyen âge que le dix-septième siècle essaya deretoucher.

C’était aux carreaux de cette chambre et sousla mousseline des Indes qu’Angèle avait vu d’abord le visage deRené, aux premiers rayons de la lune, puis les deux ombres dont lafenêtre avait trahi l’amoureuse bataille.

Maintenant il n’y avait plus personne.

Mais les gaies lueurs qui passaient par laporte entr’ouverte de la pièce voisine, celle qui n’avait qu’unecroisée sur la rue et qui s’était éclairée la dernière, indiquaientla route à prendre pour retrouver ensemble René de Kervoz et lareine des blondes, comme l’appelait Germain Patou, la radieusepénitente de l’abbé Martel, l’inconnue de l’égliseSaint-Louis-en-l’Ile.

La jalousie de celles qui aiment profondémentne se trompe guère. Il est en elles un instinct subtil et sûr quileur désigne la rivale préférée.

Angèle avait reconnu le profil de sa rivalesur la mousseline des rideaux, et nous l’avons dit comme celaétait, Angèle, dans cette silhouette mobile, avait deviné jusqu’àl’or léger qui frisait en délicieuses boucles sur le front del’étrangère.

Franchissons cependant cette porteentr’ouverte qui laissait passer de joyeuses lueurs.

C’était une pièce beaucoup plus petite, et leseuil qui séparait les deux chambres pouvait compter pour un espacede six cents lieues. Il divisait l’Occident et l’Orient.

De l’autre côté de ce seuil, en effet, c’étaitl’Orient, les tapis épais comme une pelouse, les coussinsaccumulés, la lumière parfumée. Vous eussiez cru entrer dans un deces boudoirs féeriques où les riches filles de la Hongrieméridionale luttent de magnificence et de mollesse avec les reinesdes Mille et Une Nuits.

Le contraste était frappant et complet. Àdroite, c’était la roideur mélancolique et un peu moisie du grandsiècle ; à gauche de la cloison, le luxe voluptueux, lasomptuosité demi barbare de la frontière ottomane s’étalaient,comme si en ouvrant la croisée on eût pu voir à l’horizon lesminarets de Belgrade, la blanche ville.

Dans la première pièce il faisait froid ;ici régnait une douce chaleur où passaient comme de tièdes courantschargés de langueurs odorantes.

La lumière de deux lampes magnifiques,rabattue par deux coupoles de cristal rosé, tombait sur uneottomane environnée d’arbustes exotiques en pleine fleur.

Il y avait là un jeune homme et une jeunefemme : deux belles créatures s’il en fut jamais ; lajeune femme demi couchée sur l’ottomane, le jeune homme assis surles coussins à ses pieds.

C’étaient bien les deux silhouettes durideau : René de Kervoz d’abord, qu’Angèle aurait reconnuentre mille, et quant à la femme, Angèle avait pu, sans se tromper,prendre son profil pour celui de la blonde étrangère. Les traitsoffraient en effet une parité complète : mêmes yeux, mêmebouche souriante et hautaine, même dessin de visage, exquise danssa délicatesse.

Seulement, ces admirables cheveux blonds, sivaporeux et si brillants, n’existaient que dans l’imaginationd’Angèle.

La jeune femme de l’ottomane avaitd’admirables cheveux, il est vrai, mais plus noirs que le jais.

Il suffisait d’un regard pour voir, malgrél’extrême ressemblance, qu’elle n’était pas notre mystérieusecomtesse de Saint-Louis-en-l’Ile.

Au moment où nous entrons dans le boudoir,elle touchait justement d’un geste mutin ses adorables cheveuxnoirs et disait en souriant :

– Je n’aurais jamais cru qu’on pût nousprendre l’une pour l’autre : elle si blonde, moi si brune… etsurtout mon beau chevalier breton, qui prétend que mon image estgravée dans son âme !

René la contemplait avec une sorte d’extase etne répondait point.

Il éleva une gracieuse petite main jusqu’à seslèvres et savoura un long baiser.

– Lila ! Murmura-il.

Elle se pencha jusqu’à son front, qu’elleeffleura, disant :

– Mon nom est doux dans votre bouche.

Il y a des souvenirs : un nuage passa surle regard de René.

Une fois, cette pauvre enfant qui lui avaitdonné son cœur, Angèle, sa fiancée, lui avait dit :

– Dans ta bouche mon nom est doux comme unepromesse d’amour.

Il l’avait bien aimée, et la passion quil’entraînait vers une autre, à présent, avait été combattue par luicomme une folie.

Il aimait malgré lui, malgré sa raison, malgréson cœur ; il subissait une irrésistible fascination.

Ces choses arrivent comme pour apporter uneexcuse à ceux qui croient aux sorts et aux charmes.

Angèle était pieuse. Quelques semainesauparavant, le soir du 12 février, René l’avait accompagnée ausalut de Saint-Germain-l’Auxerrois. Pendant qu’Angèle priait, Renérêvait – aux joies prochaines de leur union sans doute.

Il y avait une femme agenouillée non loind’eux.

René vit briller deux lueurs sous unvoile.

Et je ne sais comment, dans l’ombre où étaitl’inconnue, un rayon des cierges de l’autel pénétra.

René sentit en lui comme une vague angoisse.Son regard revint vers Angèle, qui priait si saintement. Il eutfrayeur et remords, et ne fut soulagé que par l’effort qu’il fitsur lui-même pour ne plus tourner les yeux vers l’inconnue.

Il sortit avec Angèle et la reconduisitjusqu’à sa porte. Leurs logis étaient voisins. Il la quitta pourrentrer chez lui.

Mais il n’aurait point su dire pourquoi ilreprit le chemin de l’église.

À la porte il hésita, car il comprenait quefranchir de nouveau ce seuil c’était déjà une trahison.

D’ailleurs elle devait être partie.

Elle ! – René entra en sedisant : Je n’entrerai pas.

Elle le croisa comme il passait devant lebénitier. Malgré lui, le doigt de René se plongea dans la conque demarbre. La main de l’inconnue toucha sa main ; il eut froidjusque dans le cœur.

Ce fut tout. Elle sortit. René resta immobileà la même place, car il se disait : Je ne la suivrai pas.

Une voix l’avertissait, murmurant au dedans delui-même le nom d’Angèle et disant : C’est celle-là qui est lebonheur.

C’est l’autre qui est le caprice extravagant,la fièvre, le tourment, la chute…

Pourquoi est-ce ainsi ? René s’élança surles traces de l’inconnue. Son cœur battait, sa têtebrûlait !

Il n’y avait personne sur le parvis encombréde masures qui séparait alors la façade deSaint-Germain-l’Auxerrois du Louvre non encore restauré.

Chose singulière, et qu’il faut exprimerpourtant, René n’avait pas même vu celle qu’il poursuivait malgrélui.

Il ne connaissait d’elle que la lueur de sonregard et les vagues profils dessinés par les reflets descendant del’autel.

Quand leurs mains s’étaient touchées aubénitier, l’inconnue avait le visage caché derrière son voile.

C’était une toute jeune femme et d’une beautémerveilleuse, voilà ce dont il eût juré ; il n’aurait point sudétailler l’impression que lui laissait son costume sévère, maisd’une élégance extrême. Elle le portait à miracle, et, tandisqu’elle s’éloignait, René avait admiré la grâce noble de sadémarche.

Aime-t-on pour si peu, et quand le cœur a nouéailleurs une chaîne sérieuse et solide ?

René était l’honneur même. Il arrivait d’unpays où l’honneur passe avant toute chose. Son enfance s’étaitécoulée dans une famille simple et sévère où la passion politiqueseule avait accès.

Encore la passion politique sommeillait-elledepuis longtemps déjà au manoir de Kervoz, situé entre Vannes etAuray ; le père de René s’était battu de son mieux, mais ilavait déposé les armes franchement et sans arrière-pensée, depuisque les portes de la paroisse s’étaient rouvertes au culte.

Il y avait deux sortes de chouans enBretagne : les chouans du roi, les chouans de Dieu.

Quand on rendit à ces derniers la vieillemaison de granit qui bénit la naissance, le mariage et la mort, ilse fit bien des vides dans les rangs de la rustique armée.

Le père de René avait dit à son fils : Lepassé s’en va : attendons pour juger l’avenir.

C’était un chouan de Dieu.

Mais la mère de René avait un frère qui étaitun chouan du roi.

On entendait parler de lui parfois au manoirdes environs de Vannes. Il courait l’Europe, conspirant etsuscitant des ennemis à ceux qui tenaient la place du roi. Son nométait célèbre.

Il avait promis hautement d’engager, lui, seulet proscrit, contre le premier consul, entouré de tant de soldats,défendu par tant de gloire, une sorte de combat singulier.

Tous ceux qui ont reçu l’éducation de noscollèges doivent être embarrassés quand ils deviennent les jugesd’une action de ce genre. Le bon sens dit que le vrai nom d’unpareil tournoi est assassinat. Mais l’Université, pendant huitmortelles années, a pris la peine de nous enseigner de tous autresnoms, latins ou grecs. Chacun se souvient des classiquesadmirations de son professeur pour le poignard de Brutus.

« En plein sénat, messieurs ! Enplein sénat ! » Nous disait le nôtre, qui pourtantrecevait de César un traitement de mille écus par an, ni plus nimoins.

Il ajoutait :

« C’était bien le vir fortis etubicumque paratus. Le gaillard n’avait pas froid auxyeux ! En plein sénat, messieurs, en pleinsénat ! »

Cassius, le collaborateur, avait aussi sa partd’éloges.

Et l’on partait de là pour dire quelque chosed’aimable à propos de tous les citoyens qui, depuis Harmodius etAristogiton, jusqu’aux amis de Paul Ier de Russie,engagèrent précisément ce tournoi que Georges Cadoudal proposait aupremier consul.

Depuis que César a fait un livre, on prétend,cependant, que le poignard de Brutus est un peu moins préconisédans nos collèges ; mais le livre de César est tout jeune, etnous qui fûmes élevés par l’Université dans le respect amoureux del’homme et de son instrument, nous éprouvons un certain embarras àrenier les admirations qui nous furent imposées :

« En plein sénat,messieurs ! »

Et applaudissez, ou gare la retenue !

Un jour viendra peut-être où l’Université,convertie à des sentiments moins féroces, aidera César à corrigerles épreuves de son livre. Espérons que, ce jour-là, le poignard deBrutus, définitivement mis à la retraite, se rouillera dans lesgreniers d’académie. Ainsi soit-il !

Mais je demande au ciel et à la terre ce quel’Université, avant sa conversion, pouvait reprocher à l’épée deGeorges Cadoudal.

René de Kervoz neveu de Cadoudal n’était pointmêlé à ses intrigues désespérées. Il suivait à Paris les cours del’École de droit et se destinait à la profession d’avocat. Nousdevons dire que son oncle lui-même l’écartait des voies dangereusesoù il marchait. Une sincère affection régnait entre eux.

De la conspiration dont son oncle était lechef René connaissait ce qui était à peu près au vu et au su detout le monde ; car la police, nous l’avons dit déjà, estsouvent dans la position de ces maris trompés qui seuls ignorentleur malheur.

À Paris, l’affaire Cadoudal était le secret dela comédie. Tout le monde en parlait. À peine peut-on dire que lademeure du terrible Breton fût un mystère.

Le mystère, et c’en est un grand assurément,gît tout entier dans le chronique aveuglement de la police.

Nous avons vu de nos jours quelque chose depareil, et les gens qui ne savent pas quelle épaisse myopie peutaffecter les cent yeux d’Argus doivent croire qu’a de certainesépoques la police a partagé les faiblesses de l’Université àl’endroit des outils dont se sert Brutus.

Cadoudal connaissait et approuvait l’amour deson neveu pour Angèle. Il s’était mis en rapport, sous un nomsupposé, avec la famille adoptive de la jeune fille et devaitservir de père à René lors du mariage.

Nous ajouterons qu’il avait discuté lesconditions du contrat, en bon bourgeois, avec Jean-Pierre Sévérin,dit Gâteloup, le patron des maçons du Marché-Neuf. Jean-Pierreavait pour M. Morinière de l’estime et de l’amitié. Morinièreétait le nom d’emprunt de Georges Cadoudal.

Cadoudal avait dit à son neveu :

– Ton Angèle fera la plus délicieuse comtesseque l’on puisse voir. Moi, j’aurai la tête fêlée un jour oul’autre, cela ne fait pas de doute ; mais, quand le roireviendra, tu seras comte en souvenir de moi, et du diable si leneveu du vieux Georges ne sera pas aussi noble que tous les marquisde l’univers !

René avait répondu :

– Je l’aime telle qu’elle est. Elle sera lafemme d’un avocat, et je tâcherai de la faire heureuse.

Et l’on parlait de danser à la noce. CeGeorges était à Paris comme le poisson dans l’eau, tant il comptaitbien sur la somnolence de la police. Les mémoires du temps, lesmémoires de la police surtout, avouent qu’il allait et venait à sonaise, s’occupant de ses affaires comme vous ou moi et menant mêmejoyeuse vie.

Comme César doit regretter parfois de n’êtrepas gardé par un simple caniche.

En quittant l’égliseSaint-Germain-l’Auxerrois, René de Kervoz, l’œil troublé, lapoitrine serrée, regarda tout autour de lui. Ce fut le nom d’Angèlequi vint à ses lèvres, comme s’il eût cherché dans cette sainteaffection un refuge contre sa folie.

Il était fou déjà. Il le sentait.

Au coin de la rue des Prêtres Saint Germain,une forme fuyait. René franchit d’un saut les degrés du perron etcourut après elle.

À l’endroit où la rue des Prêtres débouche surla place de l’École, une voiture élégante stationnait. La portières’ouvrit, puis se referma. Les chevaux partirent au grand trot.

René n’avait point vu la personne qui étaitmontée dans voiture, et pourtant il la suivit à toutes jambes.

Il était sûr que la voiture contenait soninconnue.

La voiture alla longtemps au trot de sesmagnifiques chevaux. La sueur inondait le front de René, quiperdait haleine, sinon courage, et ne s’arrêtait point.

La voiture suivit les quais jusqu’à l’Hôtel deVille, puis remonta la rue Saint-Antoine, dans laquelle elle fitune courte halte. Les portières restèrent fermées, le valet de piedseulement descendit, frappa à une porte, entra, ressortit et repritsa place en disant :

– Allez ! Le docteur viendra.

René avait profité du temps d’arrêt pourreprendre haleine et nouer sa cravate autour de ses reins.

Quand la voiture repartit, il la suivitencore.

Que voulait-il, cependant ? Il n’auraitpoint su répondre à cette question.

Il allait, entraîné par une forceirrésistible.

La voiture s’arrêta encore deux fois, rueCulture Sainte-Catherine et Chaussée des Minimes.

Deux fois le valet de pied descendit etremonta sans avoir eu aucune communication avec l’intérieur de lavoiture.

En quittant la Chaussée des Minimes la voitureregagna la rue Saint-Antoine. À ce moment l’horloge de l’égliseSaint-Paul sonnait dix heures de nuit.

Cette fois la traite fut longue etvéritablement rude pour René. L’équipage, lancé à pleine course,brûla le pavé de la rue Saint-Antoine, franchit la place de laBastille et longe tout le faubourg sans ralentir sa marche.

Il y avait alors un large espace vide entreles dernières maisons du faubourg Saint-Antoine et la place duTrône. La rue de la Muette n’était qu’un chemin creux, bordé demarais.

La voiture s’arrêta enfin devant unehabitation isolée et assez grande, située à gauche du faubourg,dans les terrains qui avoisinaient la rue de la Muette.

Il n’y avait point de lumière aux fenêtres decette habitation, à laquelle conduisait un chemin tracé à traverschamps.

Au-devant de la porte, de l’autre côté duchemin, un mur de marais tombait en ruine, laissant voir, par sesbrèches un champ d’arbustes fruitiers, framboisiers, groseillierset cassis, que surmontaient quelques cerisiers de maigre venue.

René était bon coureur, néanmoins, malgré sesefforts, il s’était laissé distancer à la fin par le galop deschevaux. Il vit de loin l’équipage tourner, puis faire halte ;il ne put distinguer dans la nuit ce qui se passait à la porte dela maison.

Comme il arrivait au détour du chemin, lavoiture, revenant sur ses pas, débouchait de nouveau dans lefaubourg Saint-Antoine.

Les glaces des deux portières étaientmaintenant abattues. René put glisser un regard à l’intérieur, quilui sembla vide. Le cocher et le valet de pied restaient à leurposte. La voiture reprit le chemin qui l’avait amenée et disparutau loin dans le faubourg.

René hésita. Sa raison, un instant réveillé,se révolta énergiquement contre l’absurdité de sa conduite. Il sedemanda encore une fois et avec un vif mouvement de colère contrelui-même :

– Que viens-je faire ici ?

Il était d’un pays où la superstitions’obstine. L’idée naquit en lui qu’on lui avait jeté un sort.

Et il se dit, résolu à clore cette tristeéquipée :

– Je n’irai pas plus loin !

Mais ce sont éternellement les mêmes paroles.Ceux à qui on jette des « sorts » du genre de celui quitenait déjà le fiancé d’Angèle font toujours le contraire de cequ’ils disent.

René tourna l’angle du chemin et marcha toutuniment vers la maison solitaire dont la lune, cachée sous lesnuages, dessinait vaguement les profils.

Cette maison ressemblait à une fabriqueabandonnée.

Il faisait froid, le vent fouettait une petitepluie fine qui rendait la terre molle et glissante.

René fit le tour de la maison, qui n’avait nijardin ni cour et qui, à la considérer de plus près, avait l’aird’une de ces bâtisses inachevées, fruits de la spéculationindigente, qui restent à l’état de ruine avant même d’avoir abritéleurs maîtres.

Il y avait beaucoup de fenêtres. Toutesgardaient leurs contrevents fermés.

René revint à la façade qui donnait sur lechemin. De ce côté, les fenêtres étaient closes comme partout.Devant la porte, l’herbe croissait autour du petit perron de troismarches et jusque sur les degrés.

René regarda aux croisées. Les volets fermésne laissaient passer aucune lueur.

Il écouta. Le silence et la solitudepermettaient de saisir tous les sons, même les plus faibles.

Aucun bruit ne frappa ses oreilles.

Il s’éloigna afin de mieux voir, car, la nuit,une lueur fugitive s’aperçoit plus aisément à distance. Il dépassale mur qui faisait face à la maison. Rien.

Et cependant il resta, répétant en lui-même,comme un pauvre maniaque :

– Elle m’a jeté un sort !

La plaie froide pénétrait son vêtementléger ; il tremblait la fièvre. Il restait.

Naguère nous étions avec une pauvre enfanttransie de froid jusqu’au cœur, qui, elle aussi, attendaitinterrogeant la façade muette d’une maison de Paris.

Mais notre Angèle, assise sur sa borne humide,devant les fenêtres du pavillon de Bretonvilliers, savait cequ’elle voulait.

Elle venait chercher son arrêt.

René ne savait pas. Il n’y avait pas en cemoment une idée, une seule, dans le vide de sa cervelle. C’était unmalade que ses veines brûlaient, tandis que le frisson serpentaitsous sa peau.

Il s’assit dans l’herbe mouillée parmi lesbuissons qui le cachaient. La lune, dégagée de ses voiles,éclairait vivement la campagne.

Au loin le vent nocturne apporta les douzecoups de minuit frappés au clocher de l’église SainteMarguerite.

En ce moment une étrange harmonie semblasortir de terre. C’était un de ces chants graves et régulièrementcadencés qui font reconnaître en toutes les parties du globe lesémigrés de la patrie allemande.

René sortit du demi-sommeil qui engourdissaitson corps et son intelligence. Il écouta croyant rêver.

Comme il quittait sa retraite pour serapprocher de la maison et prêter l’oreille de plus près, un bruitde voiture arrivait du faubourg Saint-Antoine.

Il se tapit de nouveau dans les buissons.

La voiture s’arrêta au coude du chemin. Unhomme en descendit et vint frapper à la porte de la maisonisolée.

– Qui êtes-vous ? demanda-t-on àl’intérieur et en latin.

Le nouveau venu répondit en latinégalement.

– Au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit,je suis frère de la Vertu.

Et la porte s’ouvrit.

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