La Vampire

Chapitre 13LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL

Deux jours après, c’est-à-dire le 3 mars decette même année 1804, tout Paris restait en grand émoi par rapportà la conspiration Moreau-Pichegru-Cadoudal, qui avait été,disait-on, si près de réussir. Le secrétaire général de lapréfecture de police reçut avis, vers la tombée de la nuit, qu’unhomme insistait pour parler en secret à M. Dubois. Moreau etPichegru étaient sous les verrous, mais Georges Cadoudal demeuraitlibre, et toutes les mesures prises pour découvrir sa retraiteavaient échoué.

Le citoyen Dubois, qui devait être comted’empire, tenait la préfecture de police depuis le 18brumaire ; il avait fait de son mieux dans les affaires duThéâtre-Français et du Carrousel, néanmoins le premier consul avaitde lui une idée assez médiocre et ne le regardait point comme unsorcier, au contraire.

Il y avait, en ce temps-là, plus de policesencore que nous ne l’avons dit, et la police, de M. le préfetétait très sévèrement contrôlée : d’abord par la policegénérale du grand juge Régnier, ensuite par la police du château,menée par Bourrienne, et la police militaire, à qui l’on donnaitpour chef Anne Jean Marie René Savary, duc de Rovigo, enfin par lacontre-police de Fouché, qui, rentré dans la vie privée et habitanttour à tour son château de Pont-Carré ou son hôtel de la rue duBac, avait toujours l’œil à toutes les serrures.

M. Dubois était persuadé que de l’issuede l’affaire Cadoudal dépendaient son influence ultérieure et safortune.

C’était alors un homme de quarante-huit ans,bien tourné, bien couvert, assez beau de visage, mais dont laphysionomie vulgaire ne promettait pas beaucoup plus que lepersonnage n’était capable de tenir.

L’avis dont nous avons parlé lui fut transmisau moment où il mettait ses gants pour sortir et ne l’empêcha pointd’aller à ses petites affaires.

Il avait pour secrétaire général un vieuxbrave homme moisi dans les bureaux et qu’il avait choisi moins fortque lui pour son agrément propre. Le citoyen Berthellemot, fruittrop mûr de la réaction directoriale, avait des prétentionsconsidérables, de très belles traditions bureaucratiques, un culteprofond pour la routine et quelque teinture d’érudition.

Il désirait la place du citoyen préfet, quisouhaitait la charge du citoyen grand juge.

C’était un homme grand et sec, d’une propretéremarquable, d’un formalisme fatigant, bavard à l’excès, vétilleuxet orgueilleux comme tous les inutiles. Il avait passé lacinquantaine, à son amer regret.

M. Berthellemot était seul dans son vastebureau, donnant sur la rue du Harlay-du-Palais, quand l’inspecteurdivisionnaire Despaux vint lui annoncer la venue d’un étranger quiinsistait pour parler à M. le préfet de police.

– Quel homme est-ce ? demanda lesecrétaire général.

– Un grand gaillard demi chauve, à cheveuxgrisonnants, l’air grave et résolu de ceux dont la jeunesse nes’est point passée à garder leurs mains dans leurs poches. J’aivaguement l’idée d’avoir rencontré cette figure-là quelquepart ; dans le quartier du Palais ou aux environs de lacathédrale.

– Monsieur Despaux, dit le secrétaire généralsévèrement, un employé de la police ne doit pas avoir de vaguesidées. Il sait ou ne sait pas.

– Alors, monsieur, je ne sais pas.

Le secrétaire général le regarda de travers,mais Despaux était beaucoup plus fort que son chef, et soutintcette œillade sans broncher.

M. de Talleyrand disait qu’il fautaller jusqu’en Angleterre pour trouver des chefs plus forts queleurs commis.

C’était une bien mauvaise langue.

– Vous plaît-il de le recevoir ? demandaM. Despaux. Le secrétaire général hésita.

– Attendez, monsieur l’inspecteur,attendez ! répliqua-t-il. Comme vous y allez ! On voitbien qu’aucune responsabilité ne pèse sur vous. Moi, je vois plusloin que le bout de mon nez, monsieur !

Despaux s’inclina froidement. Berthellemotcontinua.

– Nous traversons une méchante passe,savez-vous cela ? Les septembriseurs s’agitent dans l’ombre,et la faction babouviste a le diable au corps, tout simplement.

– Ce sont les anciens amis de M. lepréfet dit Despaux tranquillement, et de M. le secrétairegénéral.

– Vous vous trompez, monsieur ! prononçasolennellement Berthellemot, j’ai toujours partagé les sentimentsdu premier consul… et nous songeons à épurer nos bureaux,M. le préfet et moi.

Despaux se prit à sourire.

– Si M. le préfet voulait m’accorder uncongé, dit-il, temporaire ou définitif, j’ai une invitation dusecrétaire de M. Fouché qui fait de belles parties de pêche,là-bas, à Pont-Carré… Je vous enverrais une bourriche de truites,monsieur Berthellemot.

Le secrétaire général fronça le sourcil etchiffonna une lettre qu’il tenait à la main. Il était tout à faiten colère.

– Petite parole, monsieur l’inspecteur !gronda-t-il entre ses dents serrées, je possède les bonnes grâcesdu premier consul… je viens d’arrêter l’homme le plus dangereux dece siècle… quand je dis moi, je parle de M. le préfet.

– Cadoudal ? L’interrompit Despaux,toujours souriant.

– Pichegru !… Je suis parvenu à étoufferle bruit scandaleux qui se faisait autour des mesures prétenduesliberticides que Napoléon Bonaparte prend pour le salut de l’État…J’y suis parvenu, monsieur !… quand je dis moi… vous entendez…Et certes, nous avons eu raison de démolir autrefois la Bastille…Mais la Conciergerie est debout, monsieur l’inspecteur !… Etsi un homme comme vous, qui sait beaucoup trop de choses, méditaitune honteuse désertion… car je vous le dis, monsieur, si vousl’ignorez, le premier consul se défie de son ministre de la police…et il a ses raisons pour cela !

– Pas possible ! fit Despaux. Ce boncitoyen Fouché !…

– Le mot citoyen est rayé de la langueofficielle, je vous prie de vous en souvenir, monsieurDespaux ! Et je ne serais pas éloigné, mon cher inspecteur, sije suis content de vous… et en souvenir des relations toujoursexcellentes que nous avons eues ensemble, je ne serais pas éloignéde songer sérieusement à votre avancement… Quand je dis moi, il estbien entendu qu’il s’agit de mon chef, M. le préfet.

L’inspecteur divisionnaire se tut etsourit.

– Monsieur le secrétaire général veut-il bienrecevoir notre homme qui attend ? demanda-t-il.

– Ah ! Ah ! Il attend… je l’avaisoublié… Je pense que je ne suis pas au service du premier venu,monsieur Despaux… Si je vous chargeais spécialement del’interroger ?

– Il refuserait de me répondre.

– Il l’a annoncé ?

– Très nettement.

– Votre avis personnel, monsieur Despaux,est-il que je le doive recevoir, en l’absence de M. lepréfet !

– Monsieur le secrétaire général, répliqual’inspecteur, je ne me permets guère de donner des conseils à meschef, mais dans les circonstances où nous sommes…

– Ce sont de diaboliques circonstances,monsieur.

– Il se pourrait que les révélations de cetinconnu…

– Alors il va me faire desrévélations ?

– Tout porte à le croire… et si elles onttrait au complot… Vous savez que nous ne sommes pas plus avancésque le premier jour.

– Monsieur, l’interrompit Berthellemot, maligne de conduite, et quand je dis ma ligne, c’est celle deM. le préfet… notre ligne de conduite est toujours régléed’avance, indépendamment de l’opinion de celui-ci ou de celui-là.De grands événements se préparent, de très grands événements. J’ensais plus long que je ne vous en veux dire, croyez-le bien… LaFrance a besoin d’un maître : je n’ai jamais varié sur cepoint. Qui vivra verra. Aussitôt que vous m’avez parlé de cethomme, j’ai nourri l’intention formelle de le recevoir. S’il a demauvais desseins contre ma personne, mon devoir est de risquer mavie… et quand je dis ma vie… Mais n’importe, pour le service de SaMajesté…

– Sa Majesté ! répéta Despaux sans tropd’étonnement.

– Ai-je dit Sa Majesté ?… C’est la preuvedu respect profond que je porte au premier consul… Soyez prudentmonsieur l’inspecteur… peut-être le hasard vous a-t-il permisaujourd’hui d’élever vos regards beaucoup au-dessus de votresphère… Veuillez placer deux agents en observation… et faitesentrer l’homme qui vient me parler de Georges Cadoudal.

Le secrétaire général repoussa son siège et semit sur ses pieds. D’un geste solennel il congédia Despaux, quivoulait protester contre ses dernières paroles.

L’instant d’après, on entendit de lourdesbottes marcher dans une chambre voisine. C’étaient les deux agentsqui prenaient leur poste d’observation.

Puis l’huissier de service introduisit lemystérieux inconnu par la porte du fond.

M. Berthellemot était debout. Il toisa lenouvel arrivant de la tête aux pieds avec ce regard prétenduprofond des comédiens qui jouent M. de Sartines ouM. de la Reynie, aux théâtres de mélodrames.

Notez que ce regard seul suffirait pour mettreimmédiatement le plus vulgaire coquin sur ses gardes.

J’affirme sur l’honneur que M. de laReynie, qui était un homme de grand mérite, ni même ce bonM. de Sartines, qui n’en avait pas beaucoup plus queM. Berthellemot, ne firent jamais usage de ce regardcompromettant.

Ce regard a pourtant grand succès au théâtre.Un comédien qui se respecte n’en choisit jamais d’autre quand il aoccasion de se déguiser en lieutenant de police.

Ce regard ne sembla produire aucune impressionquelconque sur le singulier personnage qui entrait et qui seretourna paisiblement pour remercier l’huissier de sacomplaisance.

M. Berthellemot croisa ses bras sur sapoitrine.

L’inconnu le salua avec une politesse pleinede bonhomie.

– Approchez, dit M. Berthellemot.

L’inconnu obéit.

La description de M. l’inspecteurdivisionnaire Despaux avait du bon. L’homme était « ungaillard ». Du moins, il avait dû l’être. C’était maintenantun ancien gaillard, et selon toute apparence, à voir les rides deson front et la couleur de son poil, ce ne pouvait plus être qu’ungaillard démissionnaire.

Il était vêtu de noir, très proprement et trèspauvrement. Il nous souvient d’avoir employé des expressionsidentiques pour peindre le costume du « papa Sévérin, » lapremière fois que nous le rencontrâmes, sur son banc de bois, auxTuileries.

Il était grand, il semblait fort ; sestraits vigoureusement accentués, mais calmes et bons, portaient latrace de plus d’un ravage, soit qu’il eût lutté contre des passionsdésordonnées, soit qu’il eût seulement livré l’éternelle bataillede l’homme contre son malheur.

Quand il eut fait les deux tiers du chemin quiséparait la porte de la table de travail, il salua décemment etdit :

– C’est à M. le préfet que je souhaitaisavoir l’honneur de parler.

– Impossible, répondit Berthellemotsolennellement. D’ailleurs M. le préfet et moi, c’est toutun.

– Alors, dit le bonhomme, faute de merles… Jevoua remercie tout de même de m’avoir accordé audience.

Berthellemot s’assit et fourra sa main sonsson frac ; puis croisant ses jambes l’une sur l’autre, il pritun couteau à papier qu’il examina avec beaucoup d’attention.

– Mon brave, répliqua-t-il en affectant un airde distraction, j’espère que vous vous en rendrez digne.

L’étranger mit sa main, une main robuste ettrès blanche, sur le dossier d’une chaise.

Comme un certain étonnement vint se peindredans la prunelle du secrétaire général, l’inconnu dit avecsimplicité :

– J’ai couru aujourd’hui beaucoup dans Paris,monsieur l’employé, et je n’ai pas les moyens de courir envoiture.

Il s’assit.

Mais ne croyez pas qu’il y eût dans ce fait lamoindre effronterie. L’inconnu, tout en s’asseyant, garda son aitdécent et courtois.

M. Berthellemot se demanda si c’était unhomme d’importance, mal habillé, ou tout simplement un pauvre hèrepéchant par l’ignorance du respect profond qui lui était dû, a lui,M. Berthellemot, alter ego de M. Dubois.

Il était lynx par profession, mais myope denature, il eut beau aiguiser le propre regard deM. de Sartines qu’il avait retrouvé dans les cartons, ilne put résoudre cette alternative.

– Mon ami, dit-il, pour cette fois, je tolèreune familiarité qui n’est pas dans mes habitudes à l’égard desagents.

– Je ne suis pas un agent, monsieur l’employé,répondit l’étranger, et je vous remercie de votre complaisance. Jevous reconnais bien, maintenant que je vous regarde. Au temps où ily avait des clubs, vous parliez haut et bien d’égalité, defraternité, etc. Cela vous a réussi et je vous en félicite. Pendantque vous prêchiez, moi, je pratiquais, ce qui rapporta moins.Depuis que vous avez fermé les clubs où vous n’aviez plus rien àfaire, je garde mes anciennes habitudes, bien plus anciennes queles clubs ; je continue de parler franc à mes inférieurs, àmes égaux et à mes supérieurs aussi.

L’humilité n’est pas généralement le défautdes tribuns parvenus. À cette époque du consulat, on ne voyait dansParis que petits Brutus, devenus enragés patriciens : commes’il était vrai de dire que la haine de l’aristocratie est souventtout uniment le désir immodéré de tuer l’aristocrate pour sefourrer dans sa peau.

M. Berthellemot appartenait énergiquementà cette catégorie de bourgeois conquérants qui poussent à la rouedes révolutions pour se faire une honnête aisance, et qui enrayenttout net, dès qu’ils ont quelque chose à perdre, adorant alors avecune franchise au-dessus de tout éloge ce qu’ils ont conspué,conspuant ce qu’il ont adoré.

Vous en connaissez tant comme cela, je distant et tant, qu’il est inutile d’insister.

– L’ami, fit-il avec dédain, je vous connais,moi aussi. Le bonheur constant qui accompagne mes mesures, habilesautant que salutaires, mécontente les ennemis du premierconsul…

– Je suis dévoué au premier consul,l’interrompit l’étranger sans façon. Personnellement dévoué.

– Petite parole ! Vous avez le verbehaut, l’ami ! Prenez garde ! Je vous préviens qu’un hommecomme moi n’est jamais au dépourvu. Je n’aurais qu’un mot à direpour châtier sévèrement votre insolence !

Il frappa trois petits coups sur son bureauavec le couteau à papier qu’il tenait à la main.

Un coup de théâtre sur lequel il comptaitévidemment beaucoup se produisit aussitôt. La porte latérale ouvritses deux battants tout grands, et deux hommes de mauvaise mineparurent debout sur le seuil.

L’étranger se mit à sourire en lesregardant :

– Tiens ! Laurent ! dit-ildoucement, et Charlevoy ! Mes pauvres garçons, il n’y avaitplus que moi dans tout le quartier pour ne pas y croire ! Vousen êtes donc ?

Une expression d’embarras se répandit sur lestraits des deux agents. Nous mentirions si nous prétendions qu’ilsressemblaient à des princes déguisés.

– Vous connaissez cet homme ? demanda lesecrétaire

– Quant à cela, oui, répliqua Laurent, commetout le monde le connaît, monsieur Berthellemot.

– Qui est-il ?

– Si M. le secrétaire général le luiavait demandé, murmura Charleroy, il le saurait déjà, car celui-làne se cache pas.

– Qui est-il ? répétaM. Berthellemot en frappant du pied. De la main, l’étrangerimposa silence aux deux agents, et se tournant vers le magistrat,il répondit avec une modestie si haute, qu’elle était presque de lamajesté :

– Monsieur l’employé, je ne suis pasgrand’chose ; je suis Jean-Pierre Sévérin, successeur de monpère, gardien juré au caveau des montres et confrontations dutribunal de Paris.

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