L’ami du village – Maître Guillaume

Chapitre 10OCTOBRE

Le lendemain matin, Martin Fayolle envoya pourClaudine un trousseau complet, pris à même de celui deGratienne.

Entre les deux classes, avec Gratienne, ilarriva.

« J’entends, dit-il, que ces deuxfillettes-là fassent promptement connaissance… Claudine, il fautaimer ma fille… Ma fille, Claudine ressemble à ta mère. »

En même temps, du regard et du geste, il lespoussait l’une vers l’autre.

Elles devaient avoir à peu près le mêmeâge.

Gratienne était un peu plus grande, maisbeaucoup plus frêle. Son teint incolore, sa démarche lente, unecertaine mélancolie répandue sur son visage, tout en elle indiquaitune croissance difficile, un état maladif et souffrant. Ellemanquait de spontanéité, d’espérance.

En la voyant, on éprouvait pour elle unesympathie mêlée de pitié. Elle était jolie. De beaux cheveuxblonds, des yeux bleus, un air de douceur et de bonté. Dans leregard, dans le sourire, cette tristesse sans motif, cette vagueinquiétude qui se remarque chez ceux qui doivent mourir jeunes.

Quelle différence avec Claudine ! Bienque sortant à peine de convalescence, Claudine était déjà pluscolorée, plus alerte, plus vivante. Sous sa peau, brunie par lehâle, on sentait courir un sang généreux. Même dans les larmes, sesyeux brillaient. Ses dents étaient blanches comme du lait ;ses lèvres rouges comme des cerises. Rien de pur comme le soufflequi s’en exhalait : l’haleine d’une fleur. On aimait à luivoir des vivacités, des abandons, des fougues d’adolescence. Ellese sentait heureuse de vivre ; elle faisait honneur à lavie.

« Ah ! murmura Martin Fayolle en lesregardant tour à tour, la plus riche des deux c’est celle qui a lasanté ! »

Puis, tandis que la Simonne emmenait lesfillettes vers l’autre chambre, se retournant versl’instituteur :

« Eh bien ! maître Guillaume…, nem’avez-vous pas écrit que vous auriez à me demander quelque chose àmon retour ? De quoi s’agit-il ? »

Guillaume avait reçu la réponse de PhilippeMesnard. Une réponse favorable. De plus, des livres, des brochures,des traités de drainage et d’assainissement. Il avait étudié laquestion, revu le terrain, consulté M. l’abbé Denizet. Sonprojet lui paraissait réalisable.

« Monsieur le maire, répondit-il, nousavons déjà parlé d’un jardin, d’un gymnase… »

Martin Fayolle eut le geste d’un hommeregrettant qu’on lui demande une chose impossible.

« Attendez ! reprit l’instituteur,cela ne coûtera rien à la commune. Elle me donnera le terrain,voilà tout.

– Jarni ! croyez-vous donc que la terrece ne soit pas de l’argent ?

– Pas toujours. Il s’agit duChamp-sous-l’Eau.

– Cinquante hectares !

– Je ne vous en demande qu’un arpent.

– Eh ! qu’en ferez-vous, bon Dieu !c’est à peine s’il y pousse quelques mauvais brins d’herbe. Unmarécage !

– J’espère l’assainir… à mes frais. Querisquez-vous ? Si je réussis, cet arpent pourra servird’exemple pour les autres.

– Mais encore vous faudra-t-il destravailleurs ?

– J’ai mes élèves. Ce sera notre domaine, nousy travaillerons ensemble.

– J’ai grand’peur d’autoriser une folie.

– Laissez-nous tenter l’aventure.

– Ça ne dépend pas de moi seul, il y a leconseil municipal.

– Appuyez ma proposition, je suis certain dusuccès.

– À votre gré, maîtreGuillaume ! »

Le dimanche suivant, les conseillerss’assemblèrent ; l’arpent fut accordé.

C’était vers le commencement d’octobre. Lecours de natation se trouvait terminé. L’instituteur présenta sonidée comme une nouvelle récréation, il enrôla ses écoliers, il lespassionna comme pour la chasse aux hannetons.

Désormais, entre chaque classe, ce fut plaisirde voir ce jeune régiment, armé de pioches, de bêches, de pelles,courir et s’éparpiller sur le terrain, y creuser avec ardeur lestranchées, les canaux dont le maître d’école avait tracé leplan.

Cependant, les malins du village en faisaientdes gorges chaudes, et la besogne n’avançait que lentement. Unsecours inattendu s’offrit de lui-même.

À deux kilomètres au plus du village, s’élèveun château de construction moderne. C’est la propriété du barond’Orgeval.

Il venait d’y arriver avec son fils, jeunehomme d’une vingtaine d’années, très en retard dans ses études.

Son père rendit visite à l’instituteur et luidit :

« Voilà plusieurs fois que mon fils seprésente au baccalauréat et qu’on le refuse…

– Retoqué ! murmura le jeune gandin, touten caressant sa moustache naissante.

– Il est très-paresseux, poursuivit le père,et s’en moque, comme vous pouvez le voir. Mais j’y tiens,moi ! Pendant les vacances, pourriez-vous le préparer à subirune dernière épreuve ?

– J’essayerai, » consentit Guillaume.

La tâche n’était pas facile. Anatole, –l’aspirant bachelier, – comptait sur sa richesse à venir et,dans son vaniteux dédain, se souciait médiocrement du diplôme. Maisl’instituteur s’y prit de telle façon que, pour la première fois,l’élève accepta les leçons sans répugnance. Guillaume avait l’artde les rendre attrayantes. Il n’était guère plus âgé que le fils dubaron ; chaque jour il lui répétait : Vous feriez tant deplaisir à votre père !

Grande était, en effet, la satisfaction duvieux gentilhomme. Vers la fin de la saison, lorsqu’ildemanda :

« Pensez-vous qu’Anatole réussisseenfin ?

– Je l’espère, » répondit le maîtred’école.

Le baron tira de sa poche un porte-monnaie,l’ouvrit… Mais, au moment d’y puiser, se ravisant tout àcoup :

« Je n’ose vraiment pas vous offrir del’argent, monsieur Guillaume… car j’ai su vous juger ; je vousestime fort. Voyons… n’est-il pas autre chose que vous accepteriezplus volontiers ?

– Monsieur le baron va au-devant de mesdésirs, répondit Guillaume. Il est une récompense que je voulaislui demander…

– Expliquez-vous, mon ami.

– On vient d’exécuter dans votre parc degrands travaux de nivellement, de vallonnement. Voici là-bas desmonceaux de cailloux qui vous embarrassent. Plus loin, un restantde tuyaux de drainage, qui vous sont peut-être inutiles. Je seraistrès-content si vous me donniez tout cela.

– Qu’en voulez-vous doncfaire ? »

Le maître d’école expliqua son œuvre, sonespérance.

Le vieux gentilhomme l’avait écouté avec uneattention des plus sympathiques.

« C’est très-méritoire !répondit-il. À vous tous ces matériaux, et mieux encore, lesouvriers qui viennent de travailler pour moi. Ce sont desterrassiers nomades que j’avais engagés jusqu’à la fin d’octobre.Tout est fini dans le parc, je comptais les congédier demain. Jeles garde jusqu’à l’expiration de leur engagement… dix joursencore… et j’entends qu’ils travaillent pour vous, ou plutôt pourla commune. Ne me remerciez pas. Si mon fils obtient son diplôme,c’est nous qui vous serons reconnaissants. »

Le desséchement du jardin d’école étaitassuré.

Pendant ce temps-là, l’étrange affection deMartin Fayolle pour Claudine se confirmait, en gagnant le cœur deGratienne.

Gratienne était une aimante et douce créature.Confinée jusqu’alors à la maison par son état de langueur, elleavait vécu à l’écart des autres fillettes de son âge, et cetisolement la rendait encore plus mélancolique. Elle fut joyeuse,heureuse, de trouver enfin une compagne, une amie. Et d’ailleurs,qui n’eût aimé Claudine ?

Afin de se rencontrer plus souvent avec elle,la fille du maire voulut aller à l’école. Guillaume les plaça l’uneà côté de l’autre. Elles s’aidaient mutuellement dans leurs études.À la récréation, elles partageaient les mêmes jeux. Presque chaquejour, Gratienne demandait à Claudine de l’accompagner jusqu’à laferme ; elle l’y retenait longtemps. C’étaient des babillageset des confidences à n’en plus finir. La petite forestière, lapetite sauvage, s’était tout d’abord effarouchée de tant deprévenances ; mais elle avait le cœur reconnaissant etgénéreux. Elle se sentait la plus forte, elle devint laprotectrice. En promenade, elle donnait le bras à Gratienne.Lorsque Gratienne était plus souffrante, elle soutenait ses paschancelants. On eût dit qu’elle voulait lui communiquer sonagilité, sa vigueur. Et réellement, à ce contact magnétique,Gratienne se revivifiait. Ses yeux bleus devenaient brillantslorsqu’ils se fixaient sur les yeux noirs de Claudine.

Quelqu’un, cependant, voyait avec déplaisircette amitié. C’était la Nanon. Elle semblait jalouse del’étrangère. La première fois que Claudine avait franchi le seuilde la ferme, elle avait fait un pas en avant comme pour lui barrerle passage Sous mille prétextes, elle cherchait à l’éloigner. En saprésence, elle restait muette, les sourcils froncés, la minepresque hargneuse. Évidemment elle souffrait de voir l’orphelineainsi accueillie dans la maison. Parfois, on eût dit qu’elle enavait peur.

Heureusement, Martin Fayolle encourageaithautement l’intimité des deux fillettes. Quand il rapportait de laville quelques joujoux, quelques friandises, il fallait queClaudine en eût sa part. Chaque semaine, c’était un petitcadeau ; jamais on ne l’avait vu si donnant. Souvent ill’appelait Jeanne… puis il l’embrassait. Une affection vraimentpaternelle.

Aussi, l’abbé Denizet, témoin de toutes cesgénérosités, lui dit un jour :

« Dieu bénira votre maison, maîtreFayolle ! »

Vers la fin d’octobre, maître Guillaumeannonça qu’il s’était mis au courant des nouvelles découvertesrelatives à la viticulture, à la conservation des vins, et que ledimanche suivant, si les vignerons voulaient bien se réunir à lamaison d’école, il leur communiquerait tout ce qu’il venaitd’apprendre.

« Jarni ! s’écria le maire, c’estimportant, c’est urgent, car déjà la vendange se trouble ! Àdimanche, donc, maître Guillaume… »

Le dimanche, on le sait, l’instituteur allaittenir dans la journée sa classe forestière.

Bien que Claudine fût maintenant au village,bien que la saison s’avançât déjà, il n’en continuait pas moinscette bonne œuvre ; il n’aurait eu garde d’y manquer.

Mais la préparation de sa conférence du soirl’avait mis en retard ; il pressait le pas.

C’était par une triste après-midi d’automne.Une épaisse brume rétrécissait l’horizon. Déjà quelques gouttes depluie commençaient à tomber.

En passant près du manoir habité par ArsèneHardoin, Guillaume en vit sortir, non sans quelque étonnement, JeanMargat.

Le Sanglier semblait reconduit pour l’usurier.Que pouvait-il y avoir de commun entre ces deux hommes ?

Guillaume retourna la tête, et remarqua qu’ilsle suivaient du regard, avec des airs narquois et menaçants.

L’instituteur ne s’en inquiétanullement ; il se sentait en main un bâton decornouiller ; il était brave.

Parvenu aux cabioles, il y donna sa leçon, etrepartit aussitôt.

Déjà la nuit venait.

Une nuit sombre.

Pressé par les exigences de sa vie active, lemaître d’école prenait ordinairement un sentier qui raccourcissaitde beaucoup la distance.

Ce sentier, vers la lisière de la forêt, setrouvait coupé par un étroit ravin, très-profond, hérissé deroches, parmi lesquelles courait un torrent.

Une planche, jetée sur l’abîme, permettait dele franchir.

Comme Guillaume arrivait au milieu de ce pontfragile, il le sentit tout à coup tourner, manquer sous sespas.

Il tomba en jetant un cri.

À ce cri répondit un éclat de rire.

Guillaume, précipité parmi les roches, sesentit brisé, crut mourir.

En s’évanouissant, il entrevit un homme quifuyait ; il crut reconnaître Jean Margat.

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