L’ami du village – Maître Guillaume

Chapitre 16LE SECRÉTAIRE DE LA MAIRIE

La loi de 1850 permet à l’instituteur d’être,en même temps, secrétaire de la mairie.

Depuis lors, grâce à la parfaite tenue desactes de l’état civil, grâce aux bons avis du maître d’école, quede contestations, que de procès sont évités !

Dans cette fonction, Guillaume apportaitl’esprit d’ordre et la bienveillance qu’il savait mettre en touteschoses.

Il comprenait que les fonctionnaires sontfaits pour le public, et non pas le public pour les fonctionnaires.Au premier appel, il était là, poli et serviable envers tous,surtout envers les malheureux, les inintelligents, les vieillards.Questions oiseuses, renseignements dix fois répétés, exigences detoutes sortes, rien ne lassait sa patience. Réclamait-on sesconseils, il les donnait simplement, avec une dignité courtoise,sans le moindre pédantisme. S’agissait-il de quelque bonnepaysanne, affaiblie par l’âge, un peu dure d’oreille, il la faisaitasseoir, il élevait la voix. Jamais, par son fait, un secours nefut retardé. Sa discrétion lui valait la confiance et sa bonté lerespect. Les plus grossiers s’adoucissaient, se découvraient en luiparlant. À force de politesse, il les avait désarmés.

Le lendemain de la scène du coffre-fort, dèsl’aube, Martial avait pris congé de son père et, portant lui-mêmeson mince bagage, il s’était mis en route.

En traversant le village, il s’arrêta devantla maison d’école.

Déjà l’instituteur était dans sa classe, entrain de préparer quelque travail pour ses élèves, qui ne devaientarriver qu’une heure plus tard.

La porte était ouverte ; le sergent parutsur le seuil :

« Pardon, excuse ! dit-il en faisantle salut militaire. Si c’était un effet de votre complaisance,j’aurais un renseignement à vous demander.

– Tout à votre service ! réponditGuillaume, qui s’avançait à sa rencontre et, du geste, l’invitait às’asseoir.

– Voici la chose, expliqua le zouave. C’estvous, n’est-ce pas, qui êtes le secrétaire de la mairie ?

– En effet.

– Comme tel, vous avez les registres de l’étatcivil ?

– Oui.

– Voudriez-vous me donner communication decelui des décès ?

– Pourquoi cela ?

Après un instant d’hésitation, Martialrépondit :

« C’est à propos de l’héritage à défuntPierre Gervais… Il m’a laissé entre les mains une petite somme, quirevient de droit à ses parents.

– Ne disiez-vous pas l’autre jour qu’il ne luien restait plus ? observa l’instituteur qui avait une bonnemémoire.

– Du côté de son père, répliqua le zouave, nonsans quelque embarras ; mais dans la ligne maternelle, ilfaudrait voir. J’ai là le nom. »

Il avait posé sa valise ; il sortit de sapoche un papier.

C’était la lettre écrite, il y avait quinzeans, par Nanon ; la lettre dans laquelle Nanon annonçaitqu’elle allait devenir mère.

Martial voulait savoir si elle lui avait ditla vérité ; si son enfant, l’enfant de Pierre Gervais, setrouvait réellement inscrit parmi les morts.

Guillaume ouvrit une armoire, en sortit leregistre et le plaça devant Martial Hardoin, sur un des pupitres dela classe.

« Souhaitez-vous que je vous aide dansvos recherches, sergent ? proposa-t-il.

– Non ! merci… dit vivement le soldat. Jepréfère chercher seul… C’est une affaire de conscience… comme quidirait un secret entre le défunt et moi… On se connaît en écriture…j’ai été fourrier. »

Martial n’avait guère l’habitude dumensonge.

Il balbutiait en parlant ainsi. Sans le hâlequi recouvrait son visage, on eût vu sa rougeur.

L’instituteur ne soupçonna rien. Il savait queles gens élevés à la campagne sont défiants de nature et secomplaisent à maintes cachotteries, il avait la discrétion derespecter leurs petits mystères.

« Vous comprenez, n’est-ce pas ?reprit le soldat. Faites excuse !

– Soit ! consentit Guillaume, examinez àvotre aise, mais ici même, je ne dois pas m’éloigner. Permettez-moide reprendre mon travail.

– Comment donc ! se récria Martial,chacun sa consigne ! »

En lui laissant le registre, Guillaumeajouta :

« Vous y trouverez également les actes denaissance.

– À merveille ! conclut le zouave. Nevous embarrassez plus de moi, j’en ferai mon affaire. »

Puis, tandis que l’instituteur allait serasseoir à l’autre extrémité de la salle, il s’installa devant lelivre officiel, l’ouvrit à la date même que portait le timbre de lalettre et commença sa vérification.

« À nous deux, la Nanon !murmura-t-il en même temps, nous allons bien voir ! »

L’état civil d’un village n’est pasvolumineux ; une année tient dans quelques pages.

Martial parcourut avec attention, tournalentement les premiers feuillets.

Le nom qu’il y cherchait ne s’offrait pas àses regards.

Quatre ou cinq enfants étaient nés cetteannée-là ; le sergent connaissait leurs pères et mères ;il se ressouvint que, parmi les gamins d’alors, il avait ramassé sapart des dragées de leur baptême.

Rien ! toujours rien de Nanon !

Le zouave allait toujours.

« Que je suis bête ! se dit-il toutà coup, la naissance ne peut avoir eu lieu si longtemps après lalettre ! »

Il relut la date, afin de bien s’assurer qu’ilne se trompait pas.

Les chiffres étaient parfaitement marqués.Aucune erreur, aucun doute.

Martial se gratta le front. Cette pensée luivint.

« Peut-être n’aura-t-elle pas déclarél’enfant ?… Mais plus tard, lors de sa mort, il a bien falluqu’on en dressât l’acte. »

Et, passant aux actes de décès, il continua sarecherche.

Même résultat négatif.

Cependant, cette fois, il était allé jusqu’aubout.

Déjà l’impatience le gagnait. Ses sourcilss’étaient froncés ; il mâchonnait sa moustache.

« Oh ! se dit-il, j’y mettrai del’acharnement !… Faut que j’en aie le cœur net… jerecommence ! »

D’une main fiévreuse, il se remit à feuilleterles pages.

Telle était sa surexcitation que, sans mêmeentendre ses paroles, il parlait maintenant tout haut. Le registrede l’état civil est l’histoire d’un village. À la vue de ces actesdéjà jaunis par le temps, mille souvenirs tristes ou gais seréveillaient tour à tour dans son esprit.

« Tiens ! le petit Brochard…, lui enai-je flanqué des calottes à celui-là !… Jérôme l’Endormi…, ils’est endormi pour tout de bon, nous l’avons conduit au cimetière…,pauvre garçon !… Ah ! François Thibaut…, dans son jardinnous chipions des pommes vertes !… Juliette Bazin…, fillealerte, la plus rieuse de tout le pays !… Mathurine Corniquet,qui dansait si bien !… Charlotte, Fanny, Marie-Rose… C’estmaintenant des mères de famille. En ont-elles des trôlées demarmots. Mais quant à la Nanon, jamais rien !… pasd’enfant !… Elle m’a donc menti ! Milletonnerres !… »

Et, bruyamment, son poing s’appesantit sur lepupitre.

Depuis un instant déjà, Guillaume avait relevéla tête et le regardait en souriant.

« Voyons ! dit-il, il me semble quevous n’en sortirez pas. Acceptez mon aide…

– Moins que jamais ! s’écria le zouave.Mais tenez, causons… mon sang bout ! »

L’instituteur, ne sachant trop que penser,gardait le silence.

Tout à coup, à brûle-pourpoint, le zouave luidemanda :

« Qu’est-ce que vous avez donc fait à monpère ? Le vieux vous garde une dent.

– Il a tort, répondit Guillaume, je crois luiavoir rendu service.

– Comment cela ? Oh ! parlez, jeconnais mon père… il prête à trop gros intérêts, n’est-cepas ?… Je vois à votre air que j’ai deviné juste. Oh ! jedonnerais tout au monde pour qu’on l’empêchât de se faire mépriser,haïr…

– C’est ce que j’ai tenté, sergent.

– Avec des égards ?

– Vous pouvez en être certain. Je me suispermis quelques observations… une menace… il le fallait… Maispersonne n’en a rien su… Je suis discret, j’ai ménagé ses cheveuxblancs. Il ne s’exposera plus, il ne recommencera plus, jel’espère.

– Merci ! je veux qu’on le respecte etqu’on l’aime. Quant à le tenir en bride, c’est une autre paire demanches, et quelque chose me dit là que vous avez bien agi. On a del’œil… Vous êtes un honnête homme, maîtreGuillaume ! »

Puis, fermant brusquement leregistre :

« Ma tête éclaterait ! assez degrimoire !

– Vous y renoncez ? dit l’instituteuravec une pointe de raillerie.

– Non ! répliqua énergiquement lesoldat ; mais je sais ce que je voulais savoir… Et je m’envais chez Martin Fayolle.

– Vous ne le trouverez pas. Il a dû partir aupoint du jour pour la ville, avec Gratienne et Nanon.

– Ah !

– La santé de Gratienne devient de plus enplus alarmante. Ils sont allés au chef-lieu pour consulter unmédecin… »

Martial ne l’écoutait plus. Il marchait àgrands pas. Avec une sourde rage, il se disait :

« Tant pis ! je resterai jusqu’à sonretour !… mais on m’attend… J’ai promis… Il me reste juste letemps d’arriver à la gare… Laissons-la réfléchir… je reviendrai…Mais qu’elle sache dès à présent que je ne suis pas sa dupe…Monsieur le maître, une plume et du papier, s’il vous plaît ?…Faut que j’écrive un mot. »

Guillaume donna ce qu’on lui demandait.

Martial saisit la plume, et la fit crier surle papier. Sa missive était ainsi conçue :

« J’ai vainement fourragé dans l’étatcivil. On ne se joue pas d’un zouave. Si vous avez fait éleverailleurs l’enfant de Pierre Gervais, je veux le savoir. S’il estmort, il m’en faut la preuve. À bientôt. »

Après avoir soigneusement cacheté cettelettre, il la remit à l’instituteur :

« Un dernier service, s’il vous plaît,maître Guillaume ? Vous êtes un homme d’honneur, vousremettrez fidèlement cette lettre à la Nanon. C’est très-important,c’est un secret… Motus !… et maintenant donnons-nous la maincomme une paire d’amis… Au revoir ! »

Sur cet adieu, reprenant sa valise, il partitau pas de course.

En passant devant la ferme de Martin Fayolle,il eut un geste, un mot de menace à l’adresse de laNanon :

« Tonnerre ! j’aurai marevanche ! »

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