L’ami du village – Maître Guillaume

Chapitre 4SOUS BOIS

Après la classe du soir, Guillaume s’étaitdirigé vers la forêt.

Dans cette forêt, l’une des plus pittoresqueset des plus étendues de notre France, on rencontrait alors deshameaux ou plutôt des campements de charbonniers et de bûcherons,la plupart étrangers au pays.

Avec eux frayaient des braconniers, desmalfaiteurs, ayant trouvé refuge au fond des halliers, parmi lesgrandes roches ou dans les cavernes.

Les uns comme les autres, ils vivaient endehors de toute civilisation, de toute instruction, de toutereligion.

C’était à se croire dans un autrehémisphère.

Des outlaws, presque des sauvages.

Un de leurs wigwams avait été indiqué au jeuneinstituteur comme se rattachant, de droit sinon de fait, à sonécole.

Et bravement, ainsi qu’un missionnaire aumilieu de quelque contrée lointaine, inconnue, il s’en allaitconquérir des âmes.

Il était seul et, depuis plus d’une heure, auhasard, il cheminait sous bois.

Aucune habitation, aucun être humain, nes’offrait encore à ses yeux. De vagues rumeurs l’avaient égaré.Déjà l’ombre commençait à descendre sous les hautes futaies, dansles étroites sentes des taillis.

Enfin, au milieu d’une clairière empourpréepar le soleil couchant, Guillaume aperçut un groupe de cabanesfaites de branchages, de torchis et de genêts. On les appelle dansle pays des cabioles.

Les portes, ou plutôt les claies servant deportes étaient entr’ouvertes. Mais personne ne se voyait dansl’intérieur. Il n’en sortait aucun bruit.

Dans la dernière, cependant, Guillaume crutentendre une sorte de plainte monotone.

Il entra.

Contre la muraille, sur des bottes de fougèresdisposées en forme de siège, une vieille femme, immobile et leregard fixe, était assise. Guillaume s’en approcha, voulutl’interroger.

Mais il ne put en obtenir que ce mêmegémissement qui l’avait guidé vers elle.

Cette malheureuse créature était paralysée desmembres comme de la langue.

Son regard seul parlait. L’instituteur y lutune attente inquiète.

Tout à coup, penchant la tête en avant, elleparut écouter un bruit lointain, perceptible pour elle seule.

En effet, vainement Guillaume prêtaitl’oreille.

Mais, s’étant avancé de quelques pas vers leseuil, il entendit un cri d’effroi.

Puis, cet appel :

« À l’aide ! Ausecours ! »

Il bondit au dehors, courut dans la directionde la voix, aperçut un enfant, une fillette, qui fuyait, éperdue,devant un homme dont l’aspect justifiait ses cris.

Vêtu d’un sarrau en haillons, les cheveux enbroussailles, la barbe inculte, la mine hâve et sinistre, le regardétincelant d’une fureur bestiale, cet homme avait tout l’air d’unloup se ruant sur une proie.

Quant à la jeune fille, Guillaume eut à peinele temps de la regarder. Elle s’était réfugiée derrière luimurmurant d’une voix toute tremblante :

« Oh ! Monsieur… Monsieur, je vousen prie, cachez-moi !… défendez-moi !…

– Pourquoi menacer ainsi cette enfant ?que lui voulez-vous ? » demanda l’instituteur d’une voixsévère.

Tout d’abord interdit, l’homme, montrant àterre une miche de pain, un panier d’où s’échappaient quelquesprovisions, répliqua :

« Je lui demandais à manger !… j’aifaim…

– Il ment ! se récria la fillette, carj’allais lui couper du pain… Voyez ! le couteau est encoredans la miche et c’est alors qu’il a voulu me saisir et mefrapper.

– Misérable ! dit Guillaume,éloignez-vous.

– Ah !… mais non ! repartit la bêtefauve. C’est toi, mon mignon, qui vas me céder la place, etvivement. Sinon, je t’assomme ! »

Il venait de ramasser un bâton, il s’élançavers Guillaume.

Mais Guillaume, évitant le coup, saisit lamain qui le portait, la tordit dans une vigoureuse étreinte, et, sedébarrassant avec adresse du misérable qui cherchait à l’entraînerdans sa chute, il l’envoya rouler à dix pas de là, parmi lesroches.

Un rugissement de douleur et de colères’échappa des lèvres du vaincu, qui déjà se redressait plusmenaçant encore. Peut-être allait-il renouveler son attaque. Maisen ce moment même un refrain rustique, chanté par plusieurs voix,s’éleva du taillis voisin.

« Ce sont les forestiers qui s’enreviennent du travail, dit l’homme ; je te conseille d’enremercier le sort, car tu es le premier qui m’ait fait pareilaffront. Mais patience… Je te revaudrai ça… Aurevoir ! »

Et, maugréant, il disparut dans unhallier.

L’instituteur se retourna vers sa protégéeque, depuis un instant, il n’entendait plus.

Elle gisait, évanouie, sur le gazon.

Il s’agenouilla vivement auprès d’elle, et lasouleva d’un bras, tandis qu’il étendait l’autre main vers un filetd’eau pure qui ruisselait à travers les herbes.

Quelques gouttes, rafraîchissant le front dela jeune fille, parurent aussitôt la ranimer.

Guillaume, en même temps, l’examinait.

Elle paraissait avoir treize à quatorze ans,peut-être moins.

Le grand air et le soleil avaient fortementhâlé son visage ainsi que ses pieds nus, qui sortaient d’uncotillon de laine brune. Avec cela, une grosse chemise en toilebise, et c’était tout. Sous ce simple costume, on devinait lasveltesse, l’agilité, sous la saine et nerveuse vigueur d’une vraiefille des bois.

Elle avait ces traits allongés et fins qu’AryScheffer a su donner à la Mignon de Gœthe, et, comme elle, uneprofusion désordonnée de cheveux noirs.

Quand ses lèvres s’entr’ouvrirent pourrespirer, des dents éclatantes de blancheur apparurent, et, toutaussitôt, ce fut un sourire, frais et doux comme une aube demai.

Quand ses paupières aux longs cils d’ébène sesoulevèrent, Guillaume en demeura comme ébloui ; jamais encoreil n’avait vu des yeux pareils.

Ils étaient si grands et si noirs, si lumineuxet si limpides ; ils avaient surtout une telle expression, untel charme d’innocence, que, dès qu’ils avaient brillé sur vous, ondevait s’en souvenir toujours.

Cependant les bûcherons approchaient, lacognée sur l’épaule.

Parmi eux se remarquait un grand vieillard, àla physionomie patriarcale.

La fillette courut à sa rencontre et luisautant au cou :

« Ah ! père Sylvain, dit-elle, j’aieu grand’ peur.

– Qu’est-il donc arrivé àClaudine ? » demanda-t-il avec l’empressement d’un vifintérêt.

Guillaume, en quelques mots, raconta ce dontil avait été témoin, ce qu’il avait cru deviner.

Pendant ce temps-là, Claudine ramassait dansl’herbe ses petites provisions, sa miche et son panier.

« Ma Claudinette, lui demanda levieillard après un mouvement d’indignation, quel était cethomme ? Le connais-tu ?

– Oui, père Sylvain, répondit-elle, il s’estdéjà rencontré sur mon chemin, mais jamais encore il ne m’avaiteffrayée ainsi… C’est celui qu’on appelle le Sanglier.

– Jean Margat ! fit le père Sylvain,m’est avis que décidément nous avons tort de le protéger contre lesgendarmes. S’ils le remettaient en prison, ça ne serait quejustice ! »

Les autres approuvèrent du geste et seremirent en route vers le hameau.

« Suis-les, Claudine, dit le vieillard,ma pauvre vieille Marianne doit t’attendre. »

C’était sans doute la paralytique qui venaitd’être désignée ainsi.

« Tout de suite ! s’empressa derépondre Claudine, car elle est restée toute seule dans la cabiole.Les femmes sont parties tantôt pour la grande mare. On laveaujourd’hui. Les enfants ont suivi leurs mères. »

Déjà la fillette aux grands yeuxs’éloignait.

Mais au moment de disparaître, se retournanttout à coup vers son sauveur :

« Merci tout de même, balbutia-t-elle,car vous m’avez bravement défendue !… merci !… »

Et toute honteuse d’avoir ainsi parlé à uninconnu, légère comme une biche effarouchée, elle se perdit dans lefeuillage.

« L’enfant a raison, reprit le pèreSylvain, nous vous devons de la reconnaissance, mon jeune monsieur.Mais je ne vous ai pas encore vu. Est-ce que vous êtes dupays ? Que venez-vous faire en forêt ? »

L’instituteur, après s’être nommé, expliqua lemotif de sa visite.

« Enseigner nos enfants ! s’écriatout d’abord le vieillard. À quoi bon savoir lire lorsqu’on vitdans les bois ? Ces arbres et le ciel, voilà noslivres. »

Guillaume essaya de plaider la cause del’instruction primaire et religieuse. Son interlocuteur devenaitpensif.

« Il y a du vrai dans vos paroles,avoua-t-il enfin. Les idées ne sont plus les mêmes qu’au temps dema jeunesse. Il faut s’instruire pour se tirer d’affaire.L’instruction permet à chacun de choisir son état de s’élever, des’enrichir. Moi-même, si j’étais moins vieux, moins ignorant,peut-être aurais-je chance de gagner davantage et de laisserquelque chose à Claudine.

– C’est votre fille ? demandaGuillaume.

– Plaisantez-vous, reprit le vieillard, j’aisoixante-dix ans. Je serais tout au plus son grand-père. Non, c’estune orpheline de l’hospice… Mais nous restons là sur nos jambes, etmieux vaudrait se reposer, se rafraîchir. D’ailleurs, voici bientôtla nuit, je tiens à vous reconduire jusqu’à la lisière des bois…Oh ! oh ! vous ne connaissez pas Jean Margat !… Maisvenez d’abord souper à la cabiole. Nous causerons de Claudine.

– Volontiers, consentit l’instituteur. Ellem’intéresse, cette petite pauvre abandonnée…

– Abandonnée ! non pas ! protesta lepère Sylvain. Je vous conterai son histoire. »

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