L’ami du village – Maître Guillaume

Chapitre 6CORRESPONDANCE

Vers la fin de septembre, maître Guillaumeadressait la lettre suivante à M. Philippe Mesnard, élève del’École centrale, à Paris :

Cher camarade,

Quatre mois se sont écoulés depuis moninstallation. Tout va bien. Impossible d’être plus satisfait, plustriomphant que ton ami Guillaume.

Riche ou pauvre, fille ou garçon, pas unenfant ne manque à l’école.

Avouons-le, cependant, une si belle victoirene s’est pas obtenue sans peine.

D’ailleurs, comme annexe, nous avons notreclasse forestière.

Je t’ai conté ma première visite aux cabioles.Deux fois par semaine j’y retourne et, régulièrement j’y trouve unedouzaine de petits sauvages, racolés par le père Sylvain,disciplinés et préparés par Claudine.

Claudine est mon aide de camp.

On ne saurait imaginer une élève plusintelligente, une sous-maîtresse plus accomplie.

Je dois reconnaître qu’à l’hospice elle avaitreçu, des bonnes sœurs, un commencement d’instruction, mais quidepuis cinq ou six ans s’était oublié, perdu dans les bois.

Tout s’est retrouvé, se développe avec unerapidité merveilleuse. Elle sait lire, écrire et compter.

Chaque leçon, elle la redonne à son tour.C’est une de ces natures généreuses, expansives, qui semblentcréées tout exprès pour l’enseignement mutuel. Claudine ne sauraitrien garder pour elle seule ; ce qu’elle sait, il faut que lesautres l’apprennent.

Ma classe se tient sous les yeux de Marianne.Dans les beaux jours, on la transporte, on l’installe au seuil dela cabane. Nous sommes un peu plus loin, groupés à l’ombre d’unvieux chêne, et c’est encore la pauvre paralytique qui présidel’école en plein vent. Grande et précieuse distraction pourelle ! De temps en temps, sa fille adoptive lui adresse unregard, un sourire. Parfois même elle court l’embrasser. Rien deplus touchant que ces caresses. Claudine est admirable desollicitude et de dévouement. Un cœur d’or. J’ai pour cette enfantl’amitié d’un frère.

Mais revenons au village. Vers l’une de sesextrémités, dans un bas-fond, se trouvent quelques chaumièresisolées. On appelle cette espèce de faubourg leBout-d’en-Bas.

Je devais y rencontrer les plus récalcitrants,les plus misérables.

Le maire m’en avait prévenu, ilm’accompagnait.

C’était le soir. Devant les portes, des femmeset des enfants, voire même des hommes, étaient assis ou setraînaient, blêmes, amaigris, grelottant sous un chaud soleil.

– Ils ont les fièvres, me dit M. Fayolle,et cela depuis deux ans. C’est comme une épidémie. D’aucunsprétendent qu’on leur a jeté un sort.

Ce prétendu sortilège, déjà j’en soupçonnaisla cause. M. le curé la connaît bien aussi.

Au milieu duBout-d’en-Bas, il y a un puits commun. Onvenait d’y remplir un baquet placé contre la margelle.

L’eau me parut troublée, jaunâtre.

J’en pris quelques gouttes dans le creux de mamain ; je l’approchai de mes narines, puis de mes lèvres.

Une odeur désagréable, un goût âpre et quivous prenait à la gorge, achevèrent successivement dem’éclairer.

Mes yeux se portèrent aux alentours et, nonloin de là, j’aperçus une mare fétide, où s’écoulaient lesruisseaux des masures et le purin des fumiers.

Sur les bords, à la surface, toutes sortes dedétritus et d’immondices.

« Monsieur le maire, dis-je à MartinFayolle, voulez-vous désensorceler, guérir ces pauvres gens ?La chose est facile.

– Comment cela ?… D’où vient leurmal ?

– Ils boivent cette eau, n’est-il pasvrai ?

– Sans doute.

– Elle est empoisonnée par les infiltrationsde cette mare.

– Au fait, ça se pourrait bien. Mais comments’en assurer ?

– Faites clore le puits, la rivière n’est pasloin.

– Mais ils sont paresseux, malades… ils vontcrier…

– Dans huit jours, ils ne crieront plus. Dureste, consultez le médecin. Ne vient-il pas aujourd’hui pourGrand-Jacques ? »

Le médecin me donna raison. Le maire fit acted’autorité. En moins d’une semaine, la fièvre avait disparu. Avecla santé revint le travail. Avec le travail, l’aisance, et lorsqueje reparlai de l’école aux parents du Bout-d’en-Bas, ce fut à quime répondrait :

« Prenez nos enfants ! faites-entout ce qui vous plaira ! ne nous avez-vous pas sauvés de lafièvre ? »

Tu vois, mon cher Philippe, comme le progrèsse réalise facilement. Il n’y a qu’à vouloir.

J’en eus bientôt une nouvelle preuve avecl’adjoint Legrip.

Celui-là m’avait été signalé comme unréfractaire systématique, incorrigible.

« Vous n’en obtiendrez rien, me disaitMartin Fayolle. Et pourtant ce n’est pas un sot. Mais il a achetéde la terre plus que de raison. Partant, de gros engagements àremplir. Ses garçons, bien que ce ne soient encore que des enfants,doivent l’aider dans sa culture et lui gagner de l’argent. Audiable l’école ! »

Un beau matin, je me rendis chez ce mauvaispère.

Il était dans sa salle basse, devant une façonde bureau, sur lequel j’entrevis du coin de l’œil des actes surpapier timbré, des comptes, des paperasses, que tour à tour ilregardait avec consternation ou bien froissait avec rage.

Telle était sa préoccupation qu’il ne m’avaitpas entendu, qu’il ne me voyait pas encore.

« Ah ! s’écria-t-il tout à coup,quel guignon ! Quel malheur de ne pas savoir lire nicompter !

– Ce n’est pas moi qui vous le fais dire,monsieur l’adjoint… Je vous y prends ! »

À ces mots, qui venaient d’échapper de meslèvres, il s’était retourné vers moi. Déjà, tout confus, ilcherchait à dissimuler son grimoire.

« Ah ! grommela-t-il, c’est vous,monsieur le magister. »

Après m’être excusé :

« Voyons, dis-je, est-ce que je ne puispas vous venir en aide… et, qui sait ? vous rendreservice ? »

Il hésitait. Nos paysans sontcachottiers ; ils ne veulent pas que, dans leurs affaires,dans leurs mystères, pénètre le regard du voisin.

Mais j’étais étranger, circonstanceatténuante. De plus, je promis le secret. Il finit par prendreconfiance.

« Tenez ! dit-il en me présentant unpapier, voilà ce qu’il faut que je signe… car je sais signer monnom, mais c’est tout. Déchiffrez-moi donc ce qui se trouveraitau-dessus. »

C’était un engagement à payer, à laSaint-Michel prochain, la somme de six cents francs.

Legrip eut un mouvement de colère.

« Six cents francs ! s’écria-t-il,et je n’en dois que cinq. Ah ! le brigandd’usurier ! »

Ce mot me fit dresser l’oreille.

J’ai l’usure en horreur, c’est le fléau dutravail.

« Combien ça ferait-il d’intérêts ?demanda Legrip.

– Vingt pour cent, répondis-je.

– Et pour trois mois, ajouta-t-il. Partant,quatre-vingts pour cent. »

Il savait calculer jusque-là.

Je demandai des explications.

« C’est bien simple, me dit Legrip. Jedevais payer hier, et l’argent manque à la maison. Vienne larécolte et nous serons en mesure. Pour renouveler mon billet, voilàce qu’on exige de moi ; sinon des frais, la saisie, unaffront. Il sait que je suis jaloux de ma bonne renommée, il metient le couteau sur la gorge !

– Mais quel est donc votre prêteur ?

– Eh ! quoi ! vous ledemandez ? Mais vous ne connaissez donc pas encore la sangsue,le vampire du canton… Arsène Hardoin ! »

Déjà l’on m’avait parlé de cet homme et de sonignoble métier.

« Auriez-vous des preuves ?demandai-je à Legrip.

– Certes ! répondit-il, j’ai là toutesses lettres, et plusieurs autres billets renouvelés au même taux…car ce n’est pas la première fois qu’il m’écorche tout vivant, lebourreau ! Je ne sais même plus où j’en suis avec lui. Toutest là… Voyez, lisez, vous qui savez lire ! »

Déjà je prenais place au bureau, feuilletantla correspondance de l’usurier.

Par une inconséquence providentielle, ceshommes si retors, si cauteleux, s’enivrent quelquefois de l’audacedu succès et se perdent par la naïveté du mal.

Les lettres que j’avais sous les yeux, lesbillets par lesquels ces lettres se trouvaient confirmées,c’étaient des preuves irréfutables, accablantes.

« Confiez-moi toutes ces paperasses,dis-je à Legrip. Je me charge de lui faire entendre raison.

– À Arsène Hardoin ? Je vous endéfie !

– Soit ! à ce soir… »

Et je sortis, emportant mon dossier.

À quelques pas de là, cependant, je réfléchis.Avais-je bien le droit de m’ériger ainsi en redresseur detorts ?

Eh ! pourquoi pas, quand on se sent dansle vrai, quand on ne veut que le juste ? Mais encorefallait-il être assuré du succès.

Par un heureux hasard, je me rappelai que lasemaine précédente, en défaisant ma malle, j’avais relu, dans uneGazette des Tribunaux, enveloppant quelquesmenus objets, la relation d’un procès d’usure, qui n’était pas sansanalogie avec le cas actuel. Le tribunal avait voulu faire unexemple, et non-seulement la condamnation était sévère, mais encorel’arrêt se trouvait motivé par des considérants d’une tellelucidité, d’une telle éloquence, que j’avais conservé cechef-d’œuvre de justice et de moralité. C’était une arme précieuse,un argument décisif.

Je passai donc par l’école, et j’y pris lejournal. Puis après avoir embrassé maman Simon pour me donner ducourage, je me mis à la recherche d’Arsène Hardoin.

Il habite un ancien manoir en ruines, maisavec de vastes dépendances ; le tout acquis on ne sait tropcomment.

C’est un ours ; il vit seul. Sa femme estmorte ; son fils est soldat. Pas de domestiques, ça coûte tropcher. Une voisine vient faire son ménage et lui apporte ses maigresprovisions. Ce n’est pas seulement un usurier, c’est un avare.

Après avoir longtemps erré dans une courhumide, silencieuse, et que l’herbe et les ronces envahissent detoutes parts ; après avoir frappé à plusieurs reprises contrela vieille porte renforcée de ferrures neuves, je vis enfins’entr’ouvrir un guichet, et briller, à travers les barreaux, desyeux inquiets comme ceux d’une bête fauve.

Je m’annonçai comme venant de la part deLegrip.

Les verrous aussitôt furent tirés. J’entraidans une grande pièce froide et poudreuse, où, pour tous meubles,on voit une sale petite table flanquée d’une mauvaise chaise depaille. C’est la toile de l’araignée.

Figure-toi Harpagon ou Grandet, voilàl’homme.

« Vous apportez l’argent ? dit-ild’une voix sèche et brève.

– Non.

– Alors le billet ?

– Pas plus de billet que d’argent.

– Plaisantez-vous ?

– Je parle sérieusement ; veuillezm’écouter de même. Une sage loi défend et punit les prêtsusuraires. Peut-être l’ignoriez-vous : je m’estime heureux devous en instruire. Instruire, c’est mon état. Sachez donc, monsieurHardoin, que si les magistrats avaient connaissance des lettres quevoilà, des billets que voici, vous seriez condamné certainement àl’amende, et qui plus est, à la prison. »

Il me regardait en dessous, d’un air hargneux,effaré.

Moi, jamais je ne m’étais senti aussiparfaitement à l’aise, aussi courtois, mais aussi résolu. Là, vrai,mon cher Philippe, tu aurais été content de ton ami Guillaume.

Et pourtant il avait pour lui l’avantage del’expérience, de l’habileté, de la fortune. Mais la conscienced’une bonne cause me soutenait dans cette lutte, et c’était assezpour le dominer.

« C’est donc une menace ?murmura-t-il.

– Non, répondis-je, c’est un avis… et qui plusest, une proposition ?

– Quelle proposition.

– Vous allez m’écrire et me signerceci. »

J’avais apporté la formule de la transactionque je voulais ; je la mis sous ses yeux.

Elle était ainsi conçue :

« Par suite d’arrangements survenus entrenous, je reconnais et déclare accorder à Nicolas Legrip, pour lebillet de cinq cents francs qu’il m’a souscrit, un délai de troismois, sans intérêts.

Ces derniers mots firent bondir l’usurier.

« Sans intérêts ! s’écria-t-il,jamais !

– Réfléchissez, lui répondis-je avec calme. Jevous laisse ce journal, lisez cet article (et je le lui mis sousles yeux), il vous éclairera, vous conseillera beaucoup mieux queje ne saurais le faire moi-même. J’attendrai jusqu’à demain matinvotre réponse. Si elle nous est favorable, comme je l’espère, cespreuves seront annulées, vous en avez ma parole ; mais je vousle jure aussi, à midi sonnant, si je ne vous ai pas revu, j’irailes remettre au procureur impérial. »

Et, saluant le vieillard, je sortis.

Le lendemain, à l’issue de l’école et comme lacloche de midi sonnait, Arsène Hardoin vint à ma rencontre etglissa dans ma main l’écrit exigé.

« Au moins, murmura-t-il, gardez-moi lesecret. »

Je le lui promis, et, sauf Philippe Mesnard,dont la discrétion m’est connue, qui ne viendra jamais dans lepays, je n’ai pas soufflé mot.

Mais qui fut étonné, enchanté ?…l’adjoint Legrip.

Ses trois garçons sont devenus mes meilleursécoliers.

Le jour que leur père me les amena, je luidis, en montrant certain cadre accroché à la porte de l’école, quiest en même temps la mairie :

« Quand ils sauront lire, et ce serabientôt, faites-vous lire par eux chaque dimanche leBulletin des Communes. Entre autresrenseignements utiles, vous y verrez que la France est dotée d’ungrand établissement de crédit national, le crédit qui prête, sanshypothèques, aux plus modestes agriculteurs, et qui les affranchitde l’usure. »

Mais voici l’heure de la classe. Un autrejour, mon cher Philippe, j’achèverai cette lettre.

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