L’ami du village – Maître Guillaume

Chapitre 14L’HÉRITAGE DU SOLDAT

Tout le monde dormait dans le village. Aucunbruit, aucune lumière… sauf, à quelque distance, vers le bord del’eau, une sorte d’étincelle allant et venant sous les grandssaules.

C’était la cigarette de Martial Hardoin.

Il attendait la Nanon.

Elle parut enfin, s’enveloppant dans samante.

« Me voici… que mevoulez-vous ? » dit-elle du ton de quelqu’un qui estpressé d’en finir.

Le sergent jeta sa cigarette etrépondit :

« J’aurais voulu vous voir un peu plusattendrie tout à l’heure ; je voudrais maintenant vousentendre donner un bon souvenir à Pierre Gervais ! »

Nanon garda le silence.

« Allons ! reprit-il, décidément,vous lui gardez rancune.

– Oui ! dit-elle d’une voix sourde etbrève.

– Je connais ses torts ! fit Martial avecdouceur. Il m’a conté toute l’histoire… votre rencontre à Paris…quelle honnête et laborieuse ouvrière vous étiez alors… une decelles-là qu’on n’obtient que par le mariage… Il vous épousa…

– Ah ! vous savez…

– Tout, vous dis-je… L’avenir semblait devoirracheter son passé… Pierre avait les meilleures intentions dumonde… Il vous aimait… Une mauvaise tête, d’accord… mais un boncœur !

– J’eus le malheur d’y croire !murmura-t-elle d’une voix amère et navrée… Mais son affection, sareconnaissance, ses promesses… autant de mensonges !…Ah ! s’il avait voulu se mieux conduire et travailler… Le cieleut béni notre ménage… Il vivrait encore… et je n’en serais pas àmaudire sa mémoire en le pleurant malgré moi devantvous ! »

En effet des sanglots qu’elle ne pouvait pluscontenir étouffèrent la voix de Nanon. Elle se laissa tomber surune souche de saule, la tête enfouie dans ses deux mains.

« À la bonne heure ! dit le soldatgagné par cette émotion, je comprends qu’il vous ait aimée, madameGervais… je vois que vous étiez digne de lui…

– Mais il était indigne de moi !répliqua-t-elle en relevant le front. Malgré tous mes efforts pourle maintenir dans le droit chemin, il ne tarda pas à reprendre seshabitudes de débauche… Un jour enfin il disparut… Il m’avaitabandonnée, moi, sa femme ! Et pas une trace ! pas unindice ! L’idée me vint qu’il s’en était peut-être retournédans son pays… J’accourus, je me renseignai à la mairie… C’étaitdéjà Martin Fayolle qui était le maire… Il m’apprit que PierreGervais s’était engagé comme remplaçant, qu’il devait être enAfrique… Je me sentis perdue, délaissée, seule au monde !… Undésespoir me prit… Je courus au hasard… La rivière m’arrêta…C’était le soir, ici… tenez, à cette même place où nous sommes…L’eau m’attirait… J’étais affolée… j’allais mourir… Martin Fayolle,qui m’avait épiée, me retint… Il lui manquait une servante…J’entrai à la ferme… Vous êtes, après mon maître, le seul du paysqui me sachiez la veuve de Pierre Gervais…Oubliez-le ! »

La lune, se dégageant d’un nuage, éclairait ence moment le visage de Nanon. Elle ne pleurait plus ; mais sestraits, son regard, l’amertume de son sourire, le frissonnementconvulsif qui agitait les plis de sa mante, tout en elle attestaitun âpre tourment, une poignante douleur.

Le sergent, de plus en plus ému, s’efforça dela consoler.

« Calmez-vous, dit-il. Du courage !Oui, je le reconnais, trahir une femme qui met sa confiance envotre honneur ! une femme telle que vous… Oui… c’est unelâcheté ! c’est un crime ! Pourtant il ne vous avait pasoubliée ; votre souvenir lui était resté là, comme un remordsqui dormait. Il se réveilla dès notre première rencontre, là-bas,sous les murs de Sébastopol. Et cependant, près de quinze annéess’étaient écoulées ! Bien souvent Gervais me parlait de vous.Si vous saviez en quels termes ! « Annette était unehonnête et vaillante femme ! m’avait-il dit tout d’abord… Quisait ce qu’elle sera devenue ? Si elle a mal tourné, c’est mafaute ! »

– Mal tourné ! se récria fièrement laNanon.

– Croyez-bien, s’empressa d’interrompreMartial, que je le détrompai tout de suite à cet égard. Je vousavais vue à l’œuvre, moi… « On n’a rien su, lui dis-je. Elles’est acquis la considération de tout un chacun… voire mêmebravement et par son travail, au service de Martin Fayolle, unepetite fortune… » Et tenez ! voilà justement ce quim’interloque. Ah ! si vous étiez dans l’embarras, dans lebesoin… »

Le sergent hésitait, tout en tortillant unecigarette qu’il ne songeait pas à allumer.

« Expliquez-vous ! » demandaNanon.

Il reprit quelque assurance, il s’expliquaainsi :

« Comme je le disais ce soir à laconférence, Pierre Gervais était un de ces zouaves qui, par toutessortes d’industries, ont toujours de l’argent… Nous avions eulà-bas une bonne aubaine… D’ailleurs, il venait de se rengager pourla troisième fois… Bref, j’ai là cinquante louis… un dépôt qu’ilm’a confié… pour vous, Nanon… c’est son héritage…acceptez-le ! »

Elle refusa du geste.

Vainement il insistait. À bout d’arguments,après une hésitation dernière, il lui dit :

« Si ce n’est pour vous, madame Gervais,que ce soit pour votre enfant ! »

Elle se redressa tout à coup, comme mordue parun serpent. Ce cri s’échappa de ses lèvres :

« Mon enfant ! je n’ai pas eud’enfant !… jamais ! »

Elle palpitait d’épouvante, elle était superbed’affirmation, elle voulait qu’on la crût.

Par malheur, Martial avait entre les mains lapreuve de ce qu’il avançait.

Il se contenta de sourire dans sa moustache,il dit avec l’accent d’un doux reproche :

« Ah ! Nanon, pourquoimentir ?… La somme est enveloppée dans la lettre que vous avezécrite il y a quinze ans… la voici ! »

Un instant la Nanon resta terrifiée,béante.

Puis elle voulut s’enfuir, il laretint :

« Nanon ! je vous en supplie !…prenez cela !… Il était mourant lorsqu’il me l’a remis !…Vous lui aviez pardonné une première fois, quand il vivait ;pardonnez-lui maintenant qu’il n’est plus !… Son enfant, il mel’a recommandé… « Si c’est un garçon, me dit-il, sois sonprotecteur ; si c’est une fille, empêche qu’on ne la trompe,et si tu peux l’aimer, deviens pour elle ce que j’aurais dû êtrepour sa mère, un bon mari… » Je m’y suis presque engagé,parole d’honneur ! Ah ! si vous aviez pu nous voir dansce moment-là, vous nous auriez embrassés tous les deux !Quelques minutes plus tard, c’était fini !… Je suis sûr qu’ilnous regarde de là-haut ! Donnez satisfaction à la pauvreâme !… Prenez, prenez ce qu’elle vous donne par ma main… etdites-moi ce qu’est devenu l’enfant… Où est-il ? »

« – Il est mort ! répondit-elle.

– Mort !… quand cela ?

– Mort en naissant. »

Et s’arrachant à l’étreinte du zouave, elledisparut dans la nuit.

Le rouleau d’or tomba, s’éparpillant dansl’herbe.

Martial restait atterré, glacé, par le dernieraveu de Nanon.

Il leva les yeux vers le ciel, ilmurmura :

« Mon pauvre Pierre, j’ai fait tout ceque j’ai pu pour obéir à la consigne. Si ce n’est pas assez, toiqui savais toujours imaginer des expédients, tâche de m’envoyer uneinspiration qui me permette de revenir à la charge. »

Puis, le genou ployé, le corps penché vers lesol, il alluma sa cigarette, la promena dans l’herbe, retrouva lespièces d’or, les remit dans la lettre.

« Ah ! Nanon ! murmurait-il enmême temps. Nanon, je t’en veux… tu n’aurais pas dû faire cetaffront à l’argent d’un soldat ! »

Et, tout pensif, il reprit le chemin dumanoir.

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