L’ami du village – Maître Guillaume

Chapitre 2VISITES OFFICIELLES

Le maire se nommait Martin Fayolle, uncultivateur.

Guillaume entra dans sa ferme et demanda s’ilétait visible.

« Il vient de rentrer des champs,répondit une fille de basse-cour, mais je crois bien qu’on va semettre à table. »

Déjà l’instituteur se retirait, après avoirdit son nom, sa qualité, lorsqu’un gros homme à la mine épanouie etrougeaude, aux cheveux rares vers le front, grisonnant sur lestempes, apparut tout à coup sur le seuil et lui cria :

« Entrez !… mais entrez donc,monsieur le maître… maître Guillaume, n’est-ce pas ?… J’étaisavisé de votre venue, j’ai déjà eu connaissance de votre braveconduite vis-à-vis de la Simonne… Et jarni ! ça vaut bien unegrillade arrosée d’un verre de bon vin… »

Puis, se retournant versl’intérieur :

« Entends-tu, la Nanon ! maîtreGuillaume déjeune avec nous… Un troisième couvert… Remets saucisseet boudin sur la braise… descends à la cave et remonte-nous dumeilleur ! »

Ces cordiales paroles ne s’étaient pas ditessans quelques rudes poignées de main.

En vain, Guillaume voulut décliner l’honneurde cette invitation à brûle-pourpoint.

Martin Fayolle ne comprenait pas les façons.Poussant l’instituteur par les deux épaules, il le fit entrer, ille fit asseoir.

Déjà la Nanon disparaissait, après avoir misle troisième couvert.

Ce couvert, ainsi que celui qui lui faisaitface et devant lequel s’attablait l’amphitryon campagnard, secomposait d’une serviette grossière, d’un verre des plus communs,d’une fourchette en fer battu. Mais au beau milieu de la table, àla place d’honneur, fine toile dans un rond brodé de perles, jolicouteau à manche de nacre, timbale et couvert d’argent.

« C’est probablement pour la maîtresse dela maison ? pensa Guillaume.

– Faisons connaissance, dit M. le maire.Je ne suis pas un méchant homme, vous verrez ! Guèred’éducation… mais un peu de bon sens… beaucoup de bonne volonté.Quand une chose me semble juste, il faut que ça soit, voilàtout !… On vous insinuera peut-être que Martin Fayolle est unvaniteux, un tyran, un richard… Rabattez-en de moitié, sinon destrois quarts. Le fait est qu’ayant eu dans ma vie un grand chagrin,pour m’étourdir j’ai travaillé, j’ai gagné… »

En ce moment, la Nanon rentra.

C’était une femme jeune encore, un peu rousse,l’œil voilé, la figure énergique et sombre. Bien qu’habillée enpaysanne, elle avait un tel air d’aisance et de commandement queGuillaume crut voir en elle la femme du maire.

« Madame Fayolle ?… demanda-t-il ense levant pour lui rendre honneur.

– Eh ! non, repartit le bonhomme Martin,c’est la Nanon, notre servante… Mais pas servante comme une autre,oui-da !… Depuis bientôt quatorze ans que je suis veuf, c’estelle qui a la haute main dans la ferme. On lui obéit comme àmoi-même, et moi-même parfois je prends son conseil. Mon premierministre, quoi !… mon intendante… Mais en tout bien touthonneur, jarni ! Nanon est une honnête fille… Avec ça,diligente et dévouée comme pas une ! Elle nous aimebien… » Pas vrai, Nanon, que tu nous aimes ?

Toute honteuse de cet éloge, la tête basse,les sourcils rapprochés, Nanon ne répondit que par quelques motsinintelligibles, sans même regarder son maître. On eût dit qu’elleétait impatiente, qu’elle souffrait de l’entendre parler ainsi.

Mais tout à coup sa physionomie se transfiguracomme par enchantement.

Dans le fond de la salle, une porte vitréevenait de s’ouvrir.

Une enfant, une fillette entra.

« Ah ! s’écria joyeusement Nanon,voilà Gratienne ! voilà la petite ! »

Sur la physionomie de Martin Fayolle, mêmejoie, même orgueil.

« Je vous ai parlé de mon chagrin, dit-ilà l’instituteur, voici ma consolation… C’est mafille ! »

Il avait pris l’enfant sur ses genoux ;il l’embrassait.

« Mais laissez-la donc déjeuner ! serécria la Nanon. Viens ! viens, Gratienne… ma Gratienne.Assieds-toi là… que je te mette ta serviette… Es-tu bien ?… Tesens-tu de l’appétit ?… Que te manque-t-il ? »

Elle l’installait à la place d’honneur, devantle beau couvert, comme une jeune reine, et la câlinant,l’embrassant à son tour, elle lui témoignait non moins d’affectionque le père lui-même.

Il en fut presque blessé, presque jaloux.

« Ne dirait-on pas qu’elle l’aime autantque moi ?… s’écria-t-il. Allons, c’est assez ! sers-luivivement sa côtelette, et bien saignante, comme a dit le médecin.Elle avant tout ! Pas vrai, fillette ? »

Gratienne souriait, mais par complaisanceplutôt que par gaieté réelle. C’était une jeune fille de treize àquatorze ans, fatiguée par une croissance trop rapide. On lasurnommait la Pâlotte. Une enfant maladive et frêle.

Son père ne la quittait pas des yeux.

« Excusez-moi, maître Guillaume, dit-il.Vous comprendrez un jour ces choses-là. Sa pauvre mère est morte aumoment de sa naissance. On ne l’a pas oubliée dans le pays… Elleétait si bonne !, et si belle !… Bien supérieure à moi,d’ailleurs, et bien plus jeune. Je m’étais marié sur le tard. Donc,une amitié plus grande et des regrets plus amers… Sans l’enfant,j’en serais mort… et je n’ai jamais voulu reprendre femme,oh ! mais non !… Son image est toujours là !… jen’ai qu’à fermer les yeux pour la revoir, comme enrêve ! »

C’était la troisième fois depuis un instantque Martin Fayolle revenait à ce souvenir. Sous ses paupièrescloses on sentait une larme prête à tomber.

Dans ces rustiques natures, lorsqu’une lueurde poésie, un rayon a pénétré jusqu’au fond du cœur et que la mortest venue brusquement l’éteindre, il y reste comme la réminiscenced’un paradis perdu.

Du reste, ce ne fut qu’un éclair. La naturejoviale de Martin Fayolle reprit vivement le dessus. Se secouantainsi qu’un plongeur qui sort de l’eau, il s’efforça de sourire, ils’écria :

« Ah ! çà, mais qu’est-ce que j’aidonc ce matin ?… Arrière la mélancolie !… Faut pasattrister la petite. À votre santé, maîtreGuillaume ! »

Et le repas commença, servi par la Nanon qui,silencieuse, empressée, s’occupait surtout de l’enfant. Gratienneaussi se taisait, intimidée par la présence d’un inconnu. Cependantson père s’évertuait à la mettre en joie :

« Elle se familiarisera bientôt avecvous, maître Guillaume, dit-il, car j’entends que ce soit une devos élèves… Et des leçons particulières, s’il vous plaît ! Jeveux qu’on m’en fasse une savante, une demoiselle… Ma seuleambition, c’est celle-là !… Mais dites-moi, vous avez visitéla maison d’école et le logis de l’instituteur… En êtes-voussatisfait ?… Parlez franchement, j’aime la franchise…

– Quant à moi, répondit le jeune homme, jesuis toujours content. Mais la classe laisse à désirer, ce mesemble.

– Oui, oui, je sais… Une vieille bicoque encontre-bas du sol et guère élevée de plafond. L’inspecteur assuremême que c’est contraire aux règlements. Mais que voulez-vous, lacommune est obérée. Rien à faire pour le quart d’heure.

– Pas même un simple nettoyage ?sollicita Guillaume, et par la même occasion on reblanchirait à lachaux les murailles.

– Vous allez nous ruiner !… fit le maire.Enfin pour votre bienvenue, accordé ! Seulement il nous faudraquelques jours avant de rouvrir l’école…

– Je m’en arrangerai, merci. »

Au dessert, après avoir servi le café, Nanonemmena la Pâlotte.

« Au sortir de chez moi, dit le maire, necomptez-vous pas aller à la cure ?

– C’est mon intention, répondit Guillaume.

– Eh bien, un petit verre de cognac… et jevous y conduis moi-même. Nous sommes une paire d’amis, M. lecuré et moi… Un digne et saint prêtre, qui donne tout auxindigents ! Avec ça du savoir et de l’esprit… Du reste, vousen jugerez vous-même. En route ! »

Et l’on partit.

Le presbytère s’élevait non loin de l’église,au penchant du coteau. C’était une simple maisonnette de paysan. Undemi-arpent de terre très-bien cultivée l’entourait.

« Gageons, dit le maire, que nous allonstrouver l’abbé Denizet à son jardin ? Oh ! oh ! lejardin de M. le curé, c’est tout son plaisir, c’est tout sonluxe !… Un horticulteur premier numéro ! Tenez,n’avais-je pas raison ?… Le voici devant son espalier, lesécateur en main. Il taille sa vigne et ne nous aperçoit même pas.Entrons sans bruit… Passez devant. »

L’instituteur pénétra dans le jardin.

Les allées soigneusement ratissées, lesplates-bandes où ne se voyait pas une mauvaise herbe, mais déjàquelques jeunes plantes disposées avec art, les arbustesverdissants, de beaux arbres fruitiers en pleine fleur, toutattestait le dire de M. le maire, tout semblait fêter à l’envicette douce et radieuse journée de mai.

Enfin, le curé jardinier se retourna.

C’était un petit vieillard alerte, dispos,souriant. Pour agir plus à l’aise, il avait relevé dans sa ceinturetout un pan de sa vieille soutane, outrageusement déteinte etrâpée. Rien qu’à la voir, on devinait sa charité. La bonté selisait sur son visage. Il avait les cheveux blancs comme neige.

Dès les premiers mots de Martin Fayolle, ill’arrêta net :

« Inutile de me présenterM. Guillaume, je le connais. En voulez-vous la preuve ?Il a fait d’excellentes études au petit séminaire, et vient desortir le premier de l’école normale. Tout autre à sa place eûtaspiré très-haut. S’il se dévoue à l’instruction primaire, c’estpar vocation. L’École, ainsi que l’Église, en inspire. Donnons-nousdonc la main, mon jeune ami, nous sommes faits pour nousentendre. »

Puis, sans laisser à Guillaume le temps derépondre :

« Ce n’est pas tout, permettez quej’achève. En tant qu’instituteur, maître Guillaume aurait puchoisir pour quelque grosse et riche commune. Mais, impatientd’être utile, il a pris la première place venue, la seule qui setrouvât vacante, notre humble et pauvre village. Il faut lui ensavoir gré, monsieur le maire, et cordialement accueillir ce bravegarçon-là !

– C’est déjà fait, monsieur le curé, réponditl’instituteur, à la mairie comme au presbytère… et j’en suisprofondément touché, croyez-le bien.

– Bravo ! s’écria le vieux pasteur,Martin Fayolle a du bon. Aussi, je ne veux pas qu’il me prenne pourun sorcier, ni vous non plus, jeune homme. Sachez que tous cesdétails vous concernant m’ont été donnés par une lettre reçue cematin même… de l’abbé Guérin, l’un de vos professeurs et de mesvieux amis.

– Il m’a trop flatté, répondit Guillaume, maisj’espère que, suivant sa promesse, il m’aura laissé le plaisir devous annoncer moi-même la réalisation de votre souhait le pluscher.

– Quel souhait ?

– N’est-il pas une chose, monsieur le curé,que vous désirez ardemment, une chose pour laquelle vous vous étiezadressé à l’abbé Guérin ?

– Ah ! oui, je comprends…L’orgue-harmonium. J’avais envoyé toutes mes économies, quelquesoffrandes… y compris celle de M. le maire. Mais, hélas !nous étions encore loin de compte. Il nous faudrait du crédit.

– Ce crédit vous est accordé, réponditGuillaume. L’abbé Guérin en fait son affaire ; l’harmoniumarrivera demain. »

Le curé leva les yeux au ciel et joignit lesmains avec une pieuse reconnaissance, avec une joie d’enfant.

Mais, se refroidissant toutaussitôt :

« L’orgue, reprit-il, c’est bien quelquechose ; mais l’organiste ?

– Je suis un peu musicien, ditl’instituteur.

– Vivat ! s’écria le curé ; ce n’estpas seulement un maître d’école qui nous arrive, c’est encore unmaître de chapelle !… Notre modeste église aura maintenantplus d’attrait ; j’aurai peut-être la joie d’y ramener enfinles indifférents, les récalcitrants… Il en est… vous le verrez, monjeune ami, il en est pour la maison d’école tout comme pour lamaison du bon Dieu.

– Nous les ramènerons, monsieur le curé, ditGuillaume avec une vaillante confiance. L’école est le chemin del’église. Mais, dites-moi, je croyais pouvoir compter sur tous lesenfants du pays.

– Tous ! murmura le prêtre en hochant latête.

– Mettons les deux tiers, dit le maire, et cesera déjà bien joli.

– Je ne trouve pas, répondit l’instituteur quidevenait pensif. Pourquoi le tiers des écoliers me ferait-ill’affront de ne pas venir à moi ?

– Dame ! expliqua Martin Fayolle, il y ad’abord les parents malintentionnés, comme mon adjoint Legrip, quiprétend que c’est du temps perdu. Puis les enfants des hameauxéloignés. Enfin, les pauvres.

– Est-ce que, pour ceux-là, l’instructionn’est pas gratuite ? se récria le maître d’école.

– Si fait, dit le maire, mais il y a del’insouciance, de la mauvaise volonté.

– Malheureusement ! fit Guillaume.

– Pour qu’un enfant s’instruise, continuaMartin Fayolle, il reste encore un tas de frais accessoires :le papier, les plumes, les livres.

– Mais la commune !…

– La commune est pauvre elle-même… Et je vousaccorde déjà des réparations… »

L’instituteur ne put s’empêcher desourire.

« Ce n’est pas le Pérou, d’accord !reprit le maire, mais mon conseil municipal est dur à la détente.Il n’est si mince budget qu’on ne fasse passer sans peine. Aussi neme demandez plus rien. À moins de ressources extraordinaires,introuvables…

– On peut en chercher, répliqua le jeuneinstituteur, qui ne se décourageait pas facilement… M. le curéaura bien son orgue !… »

L’abbé Denizet, à quelques pas de là,échenillait un rosier.

Il se recula tout à coup, chassant du geste unvol bourdonnant d’insectes qui menaçaient son visage.

« Encore ces maudits hannetons !s’écria-t-il. Jamais je n’en ai tant vu que depuis deuxjours !

– Malheur ! dit le maire, tout seradévoré par les mans.

– Si c’est ainsi que vous appelez les larvesdu hanneton, répliqua le maître d’école, vous avez raison, monsieurle maire… et vous aussi, monsieur le curé, car c’est la périodetriennale d’une reproduction exceptionnelle.

– Mon pauvre jardin ! murmural’horticulteur, en regardant avec désolation ses arbres fruitiers,ses légumes et ses fleurs.

– Jarni ! maugréait le fermier, noschamps avaient une si belle apparence !… Voyez plutôt cesblés, ces prairies ? Satanés hannetons, c’est comme unfléau !… Et quand on pense que rien ne peut nous engarantir !… Rien !

– Si je vous en délivrais, proposa tout à coupl’instituteur, me donneriez-vous des livres pour les enfantspauvres ? »

Également surpris, le maire et le curé leregardèrent, croyant qu’il plaisantait.

« C’est très-sérieux, poursuivit-il.Déjà, dans quelques départements, le préfet autorise les communes àallouer dix centimes par chaque kilogramme de hannetons qu’on aurarecueillis pour les détruire… et ce n’est guère que la valeur del’engrais qui en résulte.

– Mais comment ?…

– C’est mon secret, dit Guillaume avec unsourire. Je vous le dirai demain, lorsque vous viendrez, comme jel’espère, présider à mon installation.

– Nous n’aurions garde d’y manquer,répondirent-ils.

– À demain donc, Messieurs… àdemain ! »

Le lendemain, devant la maison del’instituteur, on voyait encore la petite charrette à bras ;mais elle était remplie cette fois de grandes gaules, de sacs et depaniers vides.

Aux abords et dans l’intérieur de l’école,déjà bourdonnait l’essaim tapageur des écoliers et desécolières ; le village n’avait pas encore d’école spécialepour les filles.

Bientôt arrivèrent le maire et le curé,présentant le nouvel instituteur.

On s’était assis sur les bancs, on fitsilence, on écouta.

M. le curé commença par un petit discoursde circonstance.

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