L’ami du village – Maître Guillaume

Chapitre 22DOUBLE CHÂTIMENT

L’instinct de Guillaume ne l’avait pastrompé.

Du guet-apens tramé contre lui, de la visite àl’usurier par le bandit, datait la pensée d’un crime.

Il se fût accompli dès cette époque, si levoleur eût pu deviner où l’avare cachait son argent.

Un hasard fatal devait le lui apprendre.

Rôdant autour du manoir, Jean Margat y vitarriver une charrette, de laquelle on descendit un mystérieuxballot, soigneusement enveloppé de paille.

Il voulut savoir ce qu’il y avait sous cettepaille ; il suivit le charretier, lia conversation avec lui,le fit boire.

Arsène Hardoin venait de recevoir uncoffre-fort ! On l’avait descendu dans le plus reculé descaveaux.

Par bonheur pour l’avare, son fils arriva. LeSanglier crut prudent d’attendre le départ du zouave.

Martial était encore là, lors de l’arrestationde Jean Margat.

Pendant ses deux années de prison, il avaitcombiné, caressé son plan.

Il revenait pour l’exécuter.

Dès que l’argent serait en sa possession, ilfuirait. Personne ne l’aurait vu, personne ne soupçonnerait sonretour au pays.

Se cachant le jour, il n’avait voyagé que lanuit, sous bois, comme un loup.

À la dernière étape, chez un cabaretier sur ladiscrétion duquel il savait pouvoir compter, Jean Margat s’étaitrassasié, enivré. Puis, sa gourde pleine d’eau-de-vie, il avaitrepris sa course.

Mais déjà la nuit s’avançait. Lorsque le jourparut, le Sanglier venait d’atteindre la forêt, sa forêt. Peu luiimportaient maintenant la lumière ou les ténèbres ! Il avaitses passées, ses chemins à lui. On ne l’y rencontrerait que s’il levoulait bien. C’était plus long, plus difficile, mais il nedésirait arriver au manoir que vers la nuit, en repartir aussitôt.Tout était calculé, sauf la fatigue et l’ivresse. Il vida sagourde, et se laissa surprendre par le sommeil.

En se réveillant, grande fureur contrelui-même.

Il regarda de tous côtés, n’aperçut personneet se rassura. Cependant un doute, une vague crainte, lui restantdans l’esprit, il résolut de se hâter. Tandis que Guillaumeredescendait la colline vers le manoir, Jean Margat, serpentant àtravers les halliers, tendait au même but.

Au bruit des coups frappés contre la porte parl’instituteur, le bandit pressa le pas.

Il le vit crayonner sur son calepin, glisserun billet dans la maison.

Si Jean Margat eût su ce que contenait cebillet, Guillaume était un homme mort.

Mais le Sanglier, dans la croyance qu’iln’avait pas été vu, s’imagina qu’il s’agissait de quelque affaired’intérêt, étrangère à son dessein. Mieux valait ne pas se montrer.Il attendit.

Quelques minutes après le départ del’instituteur, ce fut nuit close.

Une nuit noire.

À l’intérieur, aux alentours du manoir enruines, pas une lueur, aucun bruit.

Tout à coup, sur la lisière du bois, un légerfroissement se fit entendre, une étincelle jaillit.

Le voleur allumait une lanterne sourde.

La tenant d’une main, tenant de l’autre unlong couteau catalan à la pointe effilée, au tranchant double, ilrampa vers le bas de la porte. Entre le bois et la pierre, ondistinguait un coin de papier.

Avec la pointe de son stylet, Jean Margatparvint à le tirer au dehors. À la clarté de sa lanterne, un momententrouverte, il y lut cet avertissement :

« Méfiez-vous du Sanglier, il est deretour. »

Le bandit écrasa entre ses dents un cri derage ; il eut un bond pour se ruer à la poursuite del’instituteur… mais il s’arrêta, maugréant à part lui :

« Trop tard !… imbécile !ah ! si j’avais su !… Il m’a deviné, il me dénoncera…Raison de plus pour ne pas perdre de temps et filer raide…Allons ! »

Il ne semblait pas facile de pénétrer dans lemanoir.

Dès l’approche de la nuit, l’avare s’yrenfermait comme dans une forteresse. Aux portes, aux volets,partout des serrures, des verrous, des barres de fer.

Mais, nous l’avons dit plus haut, le repris dejustice avait imaginé le moyen de réduire à néant toutes cesmesures défensives.

À côté du logis qu’habitait Arsène Hardoin,parmi les ruines, s’élève une vieille tour tapissée de lierre.

S’accrochant à ce lierre, Jean Margat parvintjusqu’au faîte de la tour.

En face de lui, à la même hauteur, mais del’autre côté d’un intervalle, d’un précipice de trois ou quatremètres, se trouvait une cheminée, surmontant le pignon de lamaison.

Le voleur défit une corde enroulée autour desa ceinture.

À l’une des extrémités de cette corde, il yavait un crampon de fer.

Ce crampon de fer fut adroitement jeté dansl’orifice de la cheminée ; il s’y accrocha.

Après avoir, pour s’assurer de la solidité ducrampon, tiré sur la corde, le bandit l’attacha, vers son milieu, àl’un des créneaux de la tour.

L’autre extrémité, longue d’environ cinqmètres, il la prit dans ses dents. Puis, se suspendant par les deuxmains à la partie tendue, il passa dans le vide.

Telle était l’épaisseur du brouillard que,même à courte distance, on ne l’eût pas vu.

Il reprit pied sur le pignon, tira sur le côtéflottant de la corde, défit ainsi le nœud du créneau, la ramenatoute entière et la coula doucement dans la cheminée.

Puis après avoir changé le crampon de place, àla façon d’un ramoneur, il descendit dans la maison.

Personne dans la grande salle. Une obscuritécomplète.

L’agile voleur ralluma sa lanterne et regardasans bruit.

La trappe, qui masquait l’entrée des caves,était soulevée.

Il s’allongea, se pencha vers l’ouverturebéante, en retenant son souffle.

Un bruit souterrain s’entendait,s’approchait.

Bientôt une lueur parut, grandit, s’encadradans la trappe.

Jean Margat referma vivement sa lanternesourde, et, s’armant de son couteau, il attendit.

On montait l’escalier de la cave.

C’était Arsène Hardoin qui venait de souhaiterle bonsoir à ses écus.

Il s’éclairait d’une lampe rustique.

Au moment même où son pied se posait sur ladernière marche, il se sentit frappé d’un coup terrible entre lesdeux épaules.

La lame avait traversé sa poitrine.

En tombant, à la lueur de la lampe quis’échappait de sa main, il aperçut, il reconnut Jean Margat.

« Bien touché ! dit l’assassin, tun’as que ce que tu mérites. Souviens-toi du maître d’école que tuvoulus me faire tuer pour vingt francs. Aujourd’hui, ce sera pluscher ; il me faut tout… Au trésor !… »

En même temps, des doigts crispés duvieillard, il arrachait le trousseau de clefs.

Il se précipita vers le caveau.

Arsène Hardoin semblait mort. Le regret,l’amour de son argent, galvanisa ce cadavre. Il se souleva, rampavers l’escalier, roula jusqu’à la dernière marche, où, de nouveau,il s’évanouit.

Le meurtrier mit plus d’un quart d’heure àchoisir les clefs, à ouvrir les portes.

Enfin la dernière lui céda. Il tremblait decolère et d’impatience.

À la vue du coffre fort, il eut un rugissementde convoitise et de joie.

Puis, d’une voix saccadée,haletante :

« Du calme ! fit-il. Le trésor estlà-dedans !… Une fortune !… À moi !… Je latiens !… Ouvrons !… »

D’une main fiévreuse, il cherchait le trou dela serrure.

Évidemment, aucune des grosses clefs dutrousseau n’y pouvait aller.

« Je la trouverai sur lui !pensa-t-il, courons ! »

À peine avait-il tourné la tête qu’il serejeta en arrière, la bouche béante, l’œil hagard, le corpspalpitant d’effroi.

Sa victime était là, devant lui. Elle seredressait ensanglantée, livide comme un fantôme.

L’assassin se remit promptement de sa terreur.Il comprit que l’avare s’était traîné jusqu’au caveau pour revoirune dernière fois son argent, pour demander grâce.

Il semblait implorer.

« Si tu me donnes cette clef, dit JeanMargat, je ne t’achèverai pas… je te laisserai quelquechose. »

Le vieillard porta convulsivement les mains àsa poitrine.

Le voleur y vit briller une petite clef. Ils’en empara. Puis, avec un cri de triomphe, il retourna vivement aucoffre-fort.

Tout aussitôt la physionomie du moribond setransfigura. Un frissonnement ironique agita ses lèvres, une flammevengeresse s’alluma dans son regard.

Il se penchait vers le voleur, il semblaitl’exciter.

À peine la clef tournait-elle dans la serrure,qu’une détonation retentit. Une machine infernale venait de sedémasquer, foudroyant à bout portant Jean Margat.

Il eut un cri de douleur et de rage, battitl’air de ses mains, tourna sur lui-même et tomba, se tordant,blasphémant dans les dernières convulsions de l’agonie.

Arsène Hardoin triomphait à son tour. Ilriait.

« Vengé ! dit-il, je meursvengé ! »

………………………

Le lendemain, quand on retrouva les deuxcadavres, l’avare avait les yeux tout grands ouverts ; unrictus satanique s’était glacé sur ses lèvres ; il semblaitrailler encore son ennemi.

Maître Guillaume, en les regardant,murmura :

« Si ces deux hommes avaient reçu unebonne instruction religieuse ils n’en seraient pas arrivéslà ! »

………………………

L’abbé Denizet écrivit à Martial.

Le zouave était en Afrique, sur les confins dela Kabylie. Sa réponse n’arriva que deux mois plus tard. Le respectfilial l’avait dictée. Il regrettait sincèrement de n’avoir purendre les derniers devoirs à son père.

Quant à l’héritage, c’était le moindre de sessoucis. Il priait le curé, le maire, de remplir en son absencetoutes les formalités provisoires. Impossible, avant le printemps,d’obtenir un nouveau congé.

Vers les derniers jours d’avril, une secondelettre du sergent arriva :

« J’allais me mettre en route pour levillage, écrivait-il, mais voilà que nous avons la guerre enItalie. Changement de front ! ce n’est plus le moment decauser avec les notaires. »

Les deux mois qui suivirent furent des mois devictoires : Montebello, Palestro, Turbigo, Magenta, Marignan,Solférino ! Presque chaque dimanche, l’orphéon de maîtreGuillaume chantait un TeDeum.

Qu’était-il advenu du sergent MartialHardoin ?

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