L’ami du village – Maître Guillaume

Chapitre 7SUITE DE LA MÊME

Quelques jours plus tard, Guillaume complétaitainsi sa lettre à Philippe Mesnard :

………………………

Le maître d’école du moindre village peutfaire beaucoup de bien ou beaucoup de mal. Je crois que je feraiici beaucoup de bien.

Déjà mes écoliers m’aiment. C’est tout simple,car, je les aime et m’efforce de les instruire en les amusant. J’yprends moi-même un vrai plaisir.

Aux enfants, il faut l’activité, le mouvement.Une immobilité trop longue les fatigue ; leur respirationsouffre d’un trop long silence. Je les fais parler ; je veuxque leur esprit, sans cesse en éveil, s’intéresse à chaque étude.Donc, les leçons courtes, attrayantes, et les moyens variés. Unennemi rode autour de l’école : l’ennui. Rarement il pénètredans la mienne. Je profite des beaux jours pour garder, autant quepossible, les portes et les fenêtres toutes grandes ouvertes ;l’air, la lumière et la gaieté circulent librement dans notreclasse. La santé des élèves s’en trouve bien, celle aussi dumaître. Enfin comme l’exercice est nécessaire au développementphysique et intellectuel de la jeunesse, nous faisons ensemble defréquentes promenades. Je m’associe à leurs récréations. Parfoismême j’en invente.

Ainsi, le village est situé sur le bord d’unebelle rivière assez rapide, mais point dangereuse. Croirais-tuqu’un préjugé en éloignait les habitants ! Bien peu seraientcapables de sauver un malheureux qui se noierait. Je me suis faitprofesseur de natation ; les bains froids, salutaires soustant de rapports, sont pour mes élèves un encouragement, unerécompense. À l’automne ils nageront tous comme des brochets.

Il y aurait encore la gymnastique. Déjà jedirige des mouvements, des courses. Ah ! si j’avais unterrain, une installation ! Ne me trouves-tu pas bienambitieux ? C’est que, vois-tu, cette ambition se rattache àun autre rêve.

Notre village possède un vaste bien communal,inculte et marécageux. À peine les moutons et les chèvres ybroutent-ils quelques brins d’herbe. Pendant les trois quarts del’année les eaux l’envahissent. On l’appelle leChamp-sous-l’Eau.

Il a plus de cinquante hectares. Quellefortune pour le pays si l’on pouvait remettre en valeur ce domaineimproductif !

Un jour l’idée me vint d’y essayer quelquessondages. À la surface, une certaine épaisseur de bonne terrevégétale ; puis une couche d’imperméable argile. J’y fisplusieurs trous ; l’eau s’y précipita, fut absorbée par le solinférieur comme avec l’avidité d’une soif de plusieurs siècles.

Envoie-moi un manuel de drainage. Te voicipresque ingénieur, donne-moi ton avis. Je n’ose te dire ce quej’espère, ce serait trop beau. Songe donc, cinquantehectares ! nous aurions de l’argent. Déjà j’entrevois unenouvelle maison d’école, et Dieu sait que le village en a grandbesoin.

Mais, diras-tu, ce n’est plus là del’enseignement, c’est de l’agriculture. Oui, c’est del’enseignement agricole. Nous le recevons à l’École normale ;il fait partie de notre programme et surtout de notre mission dansles campagnes. Le peu que je sais, tout ce que la nature m’enseignechaque jour, je m’attache à le répandre, à le populariser autour demoi.

La plupart des enfants confiés à mes soinscultiveront la terre ; il est bon de développer en eux desnotions applicables à la culture et de leur inspirer, dès le jeuneâge, l’amour et l’orgueil de cette profession, la première detoutes.

J’arrive à ce résultat sans entraver en rienla marche des autres études, bien au contraire. Si nous faisons unelecture, c’est dans un livre qui traite de la vie des champs. Lemême esprit me guide dans le choix de mes dictées ; quelle estl’orthographe qu’il faut d’abord apprendre au paysan ? celledes termes et des mots dont il fera le plus souvent usage. Quant aucalcul, tous nos chiffres, tous nos problèmes, sont en rapportdirect, immédiat, avec les travaux agricoles du pays et de lasaison. Ce que je veux qu’ils sachent avant tout, c’estl’arithmétique de la culture, c’est la comptabilité de laferme.

Il n’est pas jusqu’au jardinage qui ne soit denotre compétence. Mais, sous ce rapport, je ne suis que lelieutenant de M. le curé.

Je t’ai déjà parlé de l’abbé Denizet, ceprêtre modèle, cet excellent horticulteur.

Je lui soumets toutes mes idées. Que de foislui-même il m’en suggère ! Et quand je les applique, quandj’ai réussi, il se contente pour sa part, pour sa récompense, dem’adresser un modeste et doux sourire.

On ne le supposerait avoir souci que de sonparterre et de ses espaliers. Aucun des intérêts de la paroisse nelui reste indifférent. Il domine, il guide et féconde touteschoses.

Grâce à ses conseils, je me suis perfectionnédans la greffe et dans la taille des arbres. Il est au courant detoutes les méthodes nouvelles, et souhaite ardemment les introduiredans sa paroisse.

Sous ce rapport, comme sous tous les autres,nous nous entendons à merveille. Mais je voudrais avoir aussi monjardin.

C’est le complément indispensable d’une maisonscolaire ; ce serait le paradis de mes enfants. Entre deuxleçons, quel délassement, quelle joie pour eux et pour moi,d’aligner ensemble nos plates-bandes, de sabler nos allées,d’entretenir avec art ce petit coin de terre qui serait notreorgueil ! Ils grefferaient, tailleraient, bêcheraient,sèmeraient, planteraient, récolteraient sous mes yeux, d’après mesavis. C’est là, sur la nature même, que je ferais mon coursd’horticulture. Nous aurions les plus beaux légumes et les plusbeaux fruits, toutes sortes de plantes utiles. Un jardinbotanique ! des jardiniers modèles ! et le maître, l’ami,montrant la bonté de Dieu dans ses moindres œuvres, ferait mieuxaimer et comprendre encore le Créateur de toutes choses !

Tu vois, mon cher Philippe, que je suistoujours l’enthousiaste dont tu plaisantais autrefois. Uneutopie ! diras-tu. Pourquoi donc ne se réaliserait-ellepas ? En ce moment même, le souvenir du Champ-sous-l’Eau merevient à l’esprit. Qui sait si je n’y trouverai pas du même coupmon gymnase et mon jardin ? N’oublie pas ce que je te demandeà ce sujet.

Pour en revenir à M. le curé, souventnous nous promenons ensemble dans les alentours. L’autre soir, ilme faisait remarquer la vigueur des nombreux merisiers quicroissent à l’état presque sauvage sur le territoire de la commune,ne fournissant guère leurs fruits que pour les gamins et lesmoineaux, ces gamins de l’air.

« Savez-vous, me dit-il, que cesarbres-là viennent chez nous merveilleusement, et que, biengreffés, au lieu de merises ils rapporteraient des cerises.

Je m’empressai de répondre qu’à la saisonj’irais demander des greffes au jardin de l’École normale.

« Très-bien ! s’écria l’abbéDenizet. Nous en préconiserons l’emploi. Ce sera un nouveau servicerendu à la commune par…

– Par son pasteur ! interrompis-je. Ceseront les cerises de M. le curé. »

Diplomatie ! vas-tu dire. Ou bien encore,abnégation ? C’est tout bonnement de la politesse et du bonsens. J’ai su comprendre que l’instituteur, troisième autorité duvillage, doit s’effacer devant les deux premières et ne rienproposer en son nom. Est-ce que la conscience d’avoir inspiré lebien ne vaut pas la gloriole de l’accomplir ? D’ailleurs mondigne curé a sur moi la triple supériorité de l’âge, du savoir, dela vertu.

Je procède de même avec M. le mairequoiqu’il n’ait pas les mêmes supériorités. Déjà maintes réformess’exécutent dont il s’attribue tout le mérite, et cela le plusnaïvement du monde. « J’y pensais ! dit-il à chaqueinsinuation nouvelle : c’était justement mon idée ;puisqu’elle s’accorde avec la vôtre, c’est qu’elle est deux foisbonne, appliquons-la ! » Et comme il a de la volonté, leprogrès se réalise ; voilà l’essentiel.

Par exemple, lorsque je voulus lui parler deces classes du soir, de ces cours d’adultes que le Gouvernements’efforce de créer dans les campagnes, – ce qui lui seracompté comme un titre de gloire, – Martin Fayolleregimba ; rien que le mot l’effarouchait.

– Adultes ! qu’est-ce que c’est que ça,des adultes ?

Et lorsque je le lui eus expliqué :

– Êtes-vous fou ! répliqua-t-il. J’admetsque l’on veuille apprendre à lire aux enfants, à tous les enfants…mais à leurs pères ! à leurs grands-pères !… Croyez-vousdonc que lorsque le paysan rentre le soir, accablé de lassitude, iln’ait pas besoin de repos ? Ventre affamé n’a pas d’oreilles,dit le proverbe ; corps fatigué n’en a pas davantage. Aprèsune longue journée de rude travail, on se couche, on dort.

– D’accord quant à l’été, répondis-je, mais ilest une autre saison, l’hiver, où, durant la veillée, les hommes etles femmes de tout âge… »

Martin Fayolle m’interrompit par un grandéclat de rire :

« Quoi ! les femmes aussi !vous ramèneriez à l’école nos vieilles paysannes !… Ah !ah ! ce serait drôle… et rien que pour le voir, je ne dis pasnon… mais plus tard. Quand nous y serons, nous verrons. »

Je sentis que j’étais allé trop vite et je metus. Mais bon gré, mal gré, nous aurons notre classe du soir, etMartin Fayolle lui-même en prendra l’initiative. Il s’englorifiera. Ce seront les cours de M. le maire.

En attendant, je me rabattis sur l’abbéDenizet.

L’autre soir, je le rencontrai lisant sonbréviaire, sur les confins du bois.

J’abordai franchement la question. Il m’écoutad’abord avec son indulgent sourire. Mais il ne me laissa pas mêmeachever.

« Oui, oui, dit-il, je sais tout ce quis’imprime et se prêche en faveur de cette croisade contrel’ignorance. Nous ne sommes pas partisans de l’ignorance, croyez-lebien. Mais l’excès contraire n’a-t-il pas un danger ? Nosjeunes gens ne sont déjà que trop enclins à déserter les champspour la ville. Les campagnes se dépeuplent. On délaisse l’état depaysan. Chacun veut quitter sa sphère, abandonner son petitpatrimoine pour aller courir les spéculations et les places. C’estcomme une fièvre d’émigration. Ne craignez-vous pas de l’exciterencore en multipliant le nombre de ces demi-savants qui rougissentde leur père et… »

Je me permis, à mon tour, d’interrompreM. le curé.

« C’est attribuer à l’instruction,répliquai-je, un mal qu’elle a précisément mission de combattre.Pourquoi fuit-on le village ? C’est que par suite descommunications faciles et constantes avec les cités, la comparaisonlui fait tort. Il faut le rendre attrayant, confortable ;réagir contre ce préjugé que le bien-être matériel et lesjouissances de l’esprit sont incompatibles avec les travaux deschamps ; prouver que le bonheur est là. »

Il me laissait aller, je poursuivis :

« L’instituteur, aujourd’hui, doitinitier les jeunes paysans aux bienfaits de la civilisation, auxsaines joies de la nature et de la vie champêtre, à l’amour duhameau. Ah ! nous voulons aussi l’arrêter ce torrent d’hommesqui s’en va inonder les villes au détriment des campagnes ;mais quelle est la seule digue que l’on puisse y opposer :l’école, l’éducation rurale et chrétienne…, et cela, tout de suite,car il y a urgence…, et cela non-seulement pour les enfants, maisencore pour les adultes, pour les vieillards…

– Croyez-vous qu’ils viennent à vosleçons ?

– Mille exemples le prouvent. L’élan est donnépartout, il faut le suivre et le diriger chrétiennement.

– Mais quand nos villageois sauront lire, queliront-ils ? de mauvais livres… »

Comme le digne pasteur m’opposait ce dernierargument, j’aperçus à travers les arbres, dans une clairière oùnous allions entrer, Claudine et le père Sylvain.

Le vieillard, assis sur une pièce decharpente, tenait entre ses deux mains un livre ouvert sur lequelses yeux étaient fixés.

Le doigt de l’enfant marchait sur la page.

Évidemment, elle faisait lire, ou plutôtépeler, son père adoptif.

Si grande était leur application à tous deuxqu’ils ne s’apercevaient pas que nous approchions…

À petits pas, sans bruit.

Déjà nous pouvions voir remuer les lèvres duvieux bûcheron ; mais les mots murmurés par lui ne nousarrivaient encore que vaguement.

« Quel est donc ce livre ? » medemanda tout bas l’abbé Denizet.

Ce livre, je le pris tout à coup des mains deClaudine, je le présentai à M. le curé.

C’était l’Évangile.

Il me tendit les deux mains.

Puis, les yeux inondés de douces larmes, ilembrassa Claudine.

Il lui fera faire sa première communion leprintemps prochain.

« Courage ! me dit-il comme nousnous quittions ce soir-là. Je suis avec vous. Guerre sans merci nitrêve à l’ignorance, mais aussi guerre impitoyable à la scienceimpie, mille fois plus fatale que l’ignorance ! Il faut quel’instruction éclairée par la Foi, se propage et pénètre partout,partout ! vous aviez raison de le dire le jour de votrearrivée : le chemin de l’église, c’est l’école !

Tu vois, mon cher Philippe, que je ne perdspas mon temps. Chaque soir, après une journée bien remplie, le cœurtout joyeux d’avoir bien fait mon devoir, je soupe gaiement avec laSimonne. C’est ma récompense. Ah ! je l’avais bien devinéecette excellente femme ! Elle me traite, elle m’aime comme unfils : une vraie mère !

Et, si tu voyais, comme notre petit ménage estbien tenu ! Quelle propreté, quel ordre en toutes choses. Lamaison du maître d’école doit servir d’exemple à toutes celles duvillage. Il en est ainsi de la maison de maître Guillaume.

Aussi dans la commune, tout le mondem’accueille et me fête à l’envi, tout le monde m’aime déjà.

Excepté, cependant, Arsène Hardoin, l’usurier,que j’ai réduit à l’impuissance du mal, et Jean Margat, dit leSanglier.

Rarement ils se rencontrent sur monchemin.

Mais à leur grimace obséquieuse, à leur regarden dessous, je sens que j’ai là deux ennemis.

Bah ! avec l’aide de Dieu.

………… … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … …… … … … … … … … … … … … … … … …

Au moment même où Guillaume venait d’écrire cedernier mot, il fut interrompu par l’arrivée soudaine d’un jeuneforestier qui, tout essoufflé, tout effaré, l’appelait à grandscris.

Un grand malheur venait d’arriver auxcabioles.

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