L’ami du village – Maître Guillaume

Chapitre 5CLAUDINE

Sous la conduite du père Sylvain, Guillaumeétait revenu vers la clairière.

Une légère fumée s’échappait du toit de lacabiole.

Sur le seuil, Claudine achevait d’éplucherquelques légumes.

« Soigne bien le souper, lui dit levieillard, monsieur le maître d’école veut bien le partager avecnous.

– Ah ! tant mieux ! » dit lafillette.

Et, sur les pas de son père adoptif, ellerentra.

Guillaume entendit à l’intérieur un cri joyeuxde la paralytique ; puis, sur son front sans doute, le bruitd’un cordial baiser.

Sylvain reparut presque aussitôt, et désignantà son hôte un tronc d’arbre renversé en guise de banc à côté de laporte, il s’y assit à son tour.

Un dernier rayon de soleil se jouait sur sonvisage ridé, parmi ses cheveux blancs.

Il se recueillit un instant, puis commença ences termes :

« Il faut d’abord vous apprendre que,durant l’été, presque chaque dimanche, les orphelines de l’hospiceviennent se promener par ici.

Souvent je les regardais, m’amusant de leursjeux.

Quand on n’a pas eu le bonheur d’être père, ilreste au fond du cœur comme une soif qui réclame satisfaction,comme un sentiment qui ne demanderait qu’à grandir.

J’aimais donc, mais de loin, en silence, cespauvres petites créatures n’ayant plus ni père ni mère, et,conséquemment, déshéritées aussi d’une bonne grosse part dans lesjoies d’ici-bas.

De ce que ces enfants-là n’étaient à personne,ils me semblaient un peu à moi qui n’en avais pas. N’étions-nouspas quasiment de la même famille ?

Une bambine surtout m’attirait, me plaisait,et cela dès le premier jour où ses grands yeux noirs s’étaientarrêtés sur les miens.

Ah ! je vois que vous les avez remarquésà votre tour, les beaux yeux, les yeux sans pareils de notreClaudinette !

C’était une singulière enfant, vive, alerte,enjouée, pétulante comme pas une, tant qu’elle s’ébattait librementau grand air, au grand soleil. Mais sitôt que le signal du départétait donné, sitôt qu’il fallait se remettre en rangs pour regagnerla ville, vous ne l’auriez plus reconnue. Changement soudain,complet. Elle baissait la tête, et toute assombrie, toute navrée,s’en allait avec une morne résignation qui faisait peine à voir. Detemps en temps elle se retournait, poussant un gros soupir àl’adresse de la forêt et de la liberté. Ses grands yeux mêmes’étaient voilés, s’étaient éteints. Oh ! je vous jure qu’ellen’avait plus envie de rire.

Pourquoi cette tristesse ?

Certain jour, étant à la ville, un hasardvoulut qu’on me montrât l’hospice.

C’est au nord et dans l’ombre de la grandebutte formée par les remparts. Une vilaine bâtisse. De hautesmurailles humides et noires. Presque pas d’air, jamais de soleil.Autant dire une prison.

Mon cœur se serra, j’avais compris.

Le dimanche suivant, les orphelines revinrentau bois, je revis la fillette aux grands yeux.

Elle était si réjouie, si heureuse, et j’enavais pour ma part tant d’aise, qu’à chaque instant je medépartissais de mon travail pour la regarder cueillir ses bouquetset danser, gazouiller dans l’herbe ou le feuillage, avec lalégèreté d’une chevrette, avec la gaieté d’un pinson.

Finalement elle s’en aperçut et, chaque foisque ses ébats la ramenaient dans mon voisinage, elle faisait unpetit temps d’arrêt, et m’envoyait un regard étonné, parfois mêmeun beau sourire.

De mon côté, je souriais aussi. Puis, je meremettais à bûcher, mais sans grande attraction à l’ouvrage.

Tant et si bien que je finis par me donner ungrand coup de cognée dans la jambe.

La surprise et la douleur m’arrachèrent uncri. Je chancelai, je tombai sur les genoux.

Ah ! c’est alors qu’il fallut la voir,bondissant vers le pauvre blessé, le consolant de sa douce voix.Puis elle courut tremper son mouchoir au ruisseau, lava la plaie,banda ma vieille jambe, et voulut à toute force me servir desoutien pour regagner la cabiole.

Une petite femme, quoi ! adroite etprévenante, comme une sœur de charité.

Elle n’avait guère plus de dix ans.

Quand elle me quitta, je ne me sentais plus dema souffrance. Nous nous étions embrassés.

Les baisers d’un enfant, pour ceux-là qui n’enont pas l’habitude, ça vaut tous les baumes des apothicaires.

Cependant, ma blessure était assez grave, etcomme je m’obstinais à besogner quand même, elle s’envenima. Forceme fut de rester à la cabiole.

J’étais donc assis à cette même place où nousvoici, lorsque reparurent les orphelines…

Claudine… elle m’avait déjà dit son nom,Claudine vint à moi tout de go. Une grande heure durant, elle metint fidèle compagnie.

Grand sacrifice !

Et elle me causait si gentiment, de si francheamitié, que cette amitié-là gagna promptement le cœur deMarianne.

Marianne, Monsieur, c’est ma femme.

N’écoutant d’abord que par intervalles, elleavait fini par s’asseoir à côté de nous. Lorsque l’enfant dutpartir, elle l’embrassa. Puis, toute émue, toute charmée à sontour :

« Ah ! l’avenante mignonne, medit-elle, ce serait la joie d’une maison ! »

Comme bien vous le pensez, ce mot ne tomba pasdans l’oreille d’un sourd.

Ce fut comme une bonne semence qui devaitbientôt porter ses fruits.

L’avenante mignonne revenait presque chaquedimanche, et l’on babillait comme de vieux amis. Elle nous disaitses petits chagrins, sa grosse tristesse ; non qu’elle accusâtles gens de l’hospice, les bonnes sœurs, bien au contraire, elleles aimait autant qu’elle en était aimée.

Mais l’hospice, voyez-vous, c’est toujoursl’hospice. Celui-là surtout, qui vous a une mine peu réjouissante.Rien, d’ailleurs, ne remplace l’affection d’une mère, d’unefamille.

Et puis il y a des natures auxquelles il fautl’espace et la liberté, tout comme il y a des oiseaux qui nepeuvent vivre dans une cage.

Claudine était ainsi. Demeurant là-bas, j’ensuis sûr, elle y serait morte.

Toujours est-il que vers la fin de la saison,aux approches de la Toussaint, l’enfant nous avertit que c’était ledernier dimanche pour les promenades au bois. Il fallait se direadieu, non plus pour une semaine, mais pour tout un hiver, voiremême un bon bout de printemps.

Aussi, nous avions le cœur gros. Mais quis’affligeait le plus ?

Pas moi, pas l’enfant. C’était Marianne.

– Une bonne et digne femme, allez !

En embrassant l’orpheline, elle pleurait àchaudes larmes.

Il y en avait aussi sous mes vieillespaupières.

Claudine sanglotait.

Cependant j’avais mon idée.

Mais je n’osais encore en parler tout haut,dans la crainte qu’après une fausse joie, la séparation ne semblâtplus amère encore.

Il me fallait des renseignements.

Dès l’aube du lendemain, sans faire semblantde rien, je partis pour la ville.

Ah ! je fus revenu de bonne heure, allez,Monsieur ! jamais le père Sylvain n’a marché si vite.

« Femme, dis-je à Marianne, tu t’eschagrinée autrefois de ne pas avoir d’enfant. Ton cœur est celuid’une mère. Enfin, tu aimes bien Claudine. Veux-tu que nous laprenions avec nous… qu’elle soit notre fille… c’estpossible ? »

Je vous jure que la mère Sylvain ne fut paslongue à mettre ses souliers, sa mante et son bonnet.

Nous partîmes bras dessus bras dessous, toutdroit vers l’hospice.

On accueillit notre demande, saufinformations.

Mais nous étions sans crainte, car tout lemonde nous connaît pour d’honnêtes gens, oui-dà !

Quant à ce qui est du nécessaire, nousl’avons, la forêt nous le donne, en travaillant bien entendu.

Car, celui qui vous parle est un laborieuxbûcheron, qui, malgré son grand âge, gagne encore de bonnesjournées.

Jusqu’à la dernière heure, il bûcheronnerapour Marianne et pour Claudine.

On nous l’avait accordée. Je vois encore labonne sœur nous l’amenant un beau matin, le contentement de la mèreet les transports de la petite.

Elle tomba comme pâmée dans mes bras. Puis cefurent à la fois des éclats de rire et des sanglots, une joiefolle.

Avant de s’éloigner, la bonne sœur nous bénittous les trois.

Je vous laisse à penser si, désormais, lacabiole fut en fête !

Tout ce qu’on réclamait de nous, c’étaitd’élever la petite honnêtement, chrétiennement.

Quant à l’honnêteté, les trois quarts de labesogne étaient déjà faits, par les bonnes sœurs et par le bonDieu.

Claudine est une de ces créatures surlesquelles l’esprit du mal n’a prise aucune.

Elles font le bien tout comme poussent lesplantes de nos bois, de nature.

Chrétiennement, c’était l’église.

Je ne vous dirai pas qu’on en rencontre àchaque pas dans nos forêts. Témoin cette futaie de vieux hêtres.Est-ce que leurs troncs élancés et polis comme de vieilles colonnesde marbre, est-ce que leurs chapiteaux de branches et leur dôme defeuillage ne sont pas la ressemblance et peut-être le modèle descathédrales ? Pour encens, les parfums de la terre, et, pourcierges, la clarté des étoiles.

Dieu est ici ; sa bonté, sa grandeur serévèlent à chaque pas. Je le sens, je le vois, je l’adore dans saplus belle œuvre.

Mais non, cela ne suffit pas ; noussavons, nous comprenons qu’il est de notre devoir d’aller à laparoisse, et dans les commencements que Claudine était ici,Marianne et moi nous ne manquions jamais de l’y conduire, quoiquece soit à plus d’une heure de chemin. Déjà même on parlait de lapremière communion de l’enfant, lorsque, tout à coup, ma pauvrefemme tomba malade.

Une longue et terrible maladie ! Tantqu’il y eut espoir de guérison, pour payer le médecin, les remèdes,je dus travailler double. À peine Marianne pouvait-elle se traînerjusqu’au seuil de la cabiole. Enfin ce fut la paralysie. Claudinene quitta plus sa mère.

Ah ! Monsieur, si vous saviez comme elleest attentive et dévouée, cette chère mignonne ! Elle n’avaitguère plus de dix ans quand cela commença. Quatre années se sontécoulées depuis. Elle est là toujours, près de la couchette ou dufauteuil, priant, soignant et consolant la pauvre vieilleimpotente. Durant le jour, elle ne s’éloigne que pour courirjusqu’au grand hameau du bois, où l’on s’approvisionne. La nuit, àla moindre plainte, elle se réveille. Et toujours gaie, souriante.Ah ! oui, le bon Dieu est bon, il nous a prêté un de sesanges !

Et quand je pense que nous avions cru faireune bonne action, être les généreux ! nous sommes, aucontraire, les obligés, les secourus. Au lieu que ce soit la mèrequi ait adopté l’enfant, c’est l’enfant qui a adopté lamère !

Sans compter le père Sylvain, qui lui en estbien reconnaissant, qui l’aime de tout son cœur, mais qui parfoisse sent inquiet par rapport à son avenir.

Nous sommes bien vieux. Si nous lui manquions,que deviendrait-elle ?

Oui, oui, vous avez raison, monsieur lemaître, il faut qu’elle apprenne, il faut qu’elle ait un état.

Aidez-nous, conseillez-nous.

Mais la voici qui nous fait signe d’arriver.Vous savez son histoire… allons maintenant manger sasoupe. »

………………………

Une demi-heure plus tard, Guillaume seretirait, enchanté de ses hôtes et surtout de Claudine.

« Mon enfant, lui dit-il, puisque vous nepouvez aller à l’école, c’est l’école qui viendra à vous. Dites-lede ma part aux autres enfants de la forêt. Tous les jeudis et tousles dimanches je leur donnerai ici ma leçon. Àbientôt ! »

Et, reconduit par le père Sylvain,l’instituteur regagna le village.

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