L’ami du village – Maître Guillaume

Chapitre 11À PHILIPPE MESNARD

Cédons une seconde fois la parole à maîtreGuillaume…

Vers la fin de l’hiver, il écrivit à son amiPhilippe Mesnard.

Après lui avoir raconté l’accident qui terminele précédent chapitre, il continuait ainsi :

« Je ne tardai pas à revenir à moi, jeparvins à me relever.

Mon corps était endolori. Partout descontusions. Une blessure à la jambe, une autre à la tête. Le brasgauche me faisait horriblement souffrir ; je crus qu’il étaitcassé.

À la hauteur de la lune qui passait entre deuxnuages, je jugeai qu’il devait être environ six heures du soir.

Il me restait juste le temps d’arriver pourmon cours aux vignerons. J’avais promis ; on allaitm’attendre. Pour rien au monde je n’aurais voulu manquer aurendez-vous.

J’essayai de marcher… je ne pouvais pas. Ledésespoir s’empara de moi. Je retombai sur une pierre et me pris àpleurer comme un enfant.

Mais tout mon être se révolta contre cettefaiblesse. Je domptai la douleur, et m’accrochant aux roches, auxbroussailles, je remontai la pente du ravin, je me traînai jusqu’àla route.

Elle était déserte.

La lune avait disparu. Autour de moi toutétait silence et ténèbres. Vainement je regardai, je criai.Personne ne me répondit.

Quelques minutes s’écoulèrent. Mes forcesétaient épuisées. Déjà le découragement me reprenait, lorsque toutà coup, dans le lointain, j’aperçus une lueur.

Elle arrivait sur moi ; elle s’approchaitrapidement. J’entendis le roulement d’une voiture. Bientôt, dans lanuit, je distinguai la lanterne et la capote d’un cabriolet.

Au moment où il allait passer devant moi,j’appelai.

Une tête se pencha en dehors, dans le cerclelumineux.

N’en doute pas, Philippe, Dieu n’abandonnejamais les honnêtes gens. C’était le médecin du bourg, qui serendait au village.

Il arrêta son cheval, sauta sur la route,courut à moi, m’interrogea.

Que lui répondis-je ? je l’ignore. Ilvoulait m’asseoir sur un tas de cailloux, examiner à l’instant mesblessures. Je me redressai malgré lui, je m’écriai :

« Non !… pas ici… Là-bas… à l’école…on m’attend ! »

Je m’étais élancé vers le cabriolet. J’ymontai… je m’y évanouis de nouveau.

Quand je repris connaissance, nous étions chezmoi, dans la chambre de la Simonne, qui s’empressait de mesecourir, aidée par Claudine.

Comme elle semblait inquiète, la pauvreenfant ! Jamais je n’oublierai l’affection que j’ai lue cesoir-là dans ses yeux !

Déjà le médecin avait pansé mes contusions,arrêté le sang qui coulait sur mon visage. C’est un praticientrès-adroit ; c’est même un habile rebouteur. La foulure demon bras se trouvait si bien massée, comprimée par un bandage, qu’àpeine j’y ressentais un reste de souffrance.

Il me fit prendre un cordial et medit :

« Ce ne sera rien, maître Guillaume. Maisil vous faut du calme, du repos. Couchez-vous, dormez. »

En ce moment même, la cloche du village sonnal’Angelus.

« C’est l’heure de mon cours,répondis-je, j’y dois aller, j’irai ! »

Vainement la Simonne et Claudine tentèrent des’opposer à cette résolution. Le docteur lui-même finit par seranger de mon côté.

« Laissez-le faire, dit-il. À son âge unevaillante nature sait triompher du mal. L’instituteur, le prêtre etle médecin sont des soldats qui ne s’alitent pas un jour debataille. Courage donc, mon ami… Vous êteshéroïque ! »

C’est lui qui l’a dit, ce n’est pas moi. Je tel’avoue, cependant, il avait raison. Mes oreilles bourdonnaient, matête était en feu. À peine pouvais-je me tenir debout. Je souffraisà crier, j’avais la fièvre.

Nonobstant, je pris mes livres, et jepartis.

Le docteur me donnait le bras. Il me soutint,il me conduisit.

Ah ! mon cher Philippe, comme je fusrécompensé d’avoir fait mon devoir ! quel spectacle, quellejoie m’attendaient à l’école !

Figure-toi, sur les bancs occupés d’ordinairepar les enfants, trente vignerons, des hommes faits, des têtesblanches. Deux lampes, accrochées à la muraille, éclairaient leursrudes physionomies, attentives et respectueuses. Quelques-uns setrouvaient dans l’ombre, mais je voyais luire leurs regardscurieusement fixés sur moi. Ah ! l’on prétend que les adultesrépugneraient aux leçons ! J’eusse voulu que l’un de cesincrédules pût voir quel attrait exercent, sur l’esprit de nospaysans, les sciences qui touchent à leurs occupations, à leursintérêts. J’allais parler viticulture et conservation desvins ; je résumai, j’expliquai d’une façon simple, claire,efficace, les beaux travaux, les récentes découvertes deM. Pasteur. Il s’agissait de chimie, de physique, de chosesinconnues, toutes nouvelles pour mon auditoire. Quelleapplication ! quel silence ! Pendant près de deux heures,pas un n’a bougé. Ils semblaient suspendus à mes lèvres, ilsbuvaient mes paroles.

Aussi, vers la fin du cours, une émotionprofonde traversa mon âme. Je me souvins du collège et, dans mapensée, j’établis la comparaison entre nos classes supérieures etcette classe d’adultes. Mes vignerons méritaient la palme. Ilstravaillent mieux que nous ; le désir de comprendre et deretenir brille dans leurs yeux ; j’ai vu pour la première foisce beau idéal d’une classe à la fois ardente et recueillie. Je nesaurais te dire combien j’étais heureux. Ah ! tu peux m’encroire, ma fatigue, ma souffrance, tout était oublié !

Par exemple, le lendemain, quellecourbature ! j’étais brisé, abruti. Mais la vendange ne segâtera pas, comme dit Martin Fayolle, et la cause de l’instructionest gagnée. Victoire !

La semaine suivante, on m’a prié derecommencer la leçon. Quelques vignerons des alentours sont venus.Il y en avait qui prenaient des notes. Pour les autres, j’en aifait rédiger par mes écoliers. C’est M. Pasteur qui seraitcontent s’il savait cela !

Autre résultat de ce premier succès : leshabitants de la commune commencent à prendre l’habitude deconsulter l’instituteur, à propos d’agriculture, à proposd’hygiène, à propos de tout. On vient me trouver le soir ; lessoirées sont très-douces cet automne. On se groupe, on s’assieddevant ma porte, et nous causons.

C’est vraiment inouï, qu’après tant derévolutions, tant de grandes phrases en l’honneur du progrès, lespaysans français croupissent encore dans une aussi profondeignorance ! Hier encore ils ne se rendaient compte de rien.Grâce à Dieu, voici l’élan donné. On n’était qu’endormi, on seréveille. Chez nous, l’intelligence est vive et rapide ; nospaysans ne seront plus reconnaissables dans dix ans d’ici. Ilstrouveront pour s’instruire ce même enthousiasme, cette mêmefuria, qui nous fait gagner lesbatailles.

Cependant, il ne faut pas aller trop vite, etsavoir saisir le prétexte, l’occasion. Hier soir le ciel étaitresplendissant d’étoiles, j’en ai profité pour un petit coursd’astronomie, à la portée de ceux qui m’entouraient. Ils irontdemain au marché, par le chemin de fer, à la ville ; je leurai fait comprendre que c’était se montrer ingrat envers lacivilisation, envers Dieu, que de ne pas savoir apprécier lesmerveilles qui s’accomplissent sous nos regards ; et nousavons parlé de la locomotive qui les entraînera si vite, des filstélégraphiques qui sembleront courir le long du chemin, du gaz quis’allumera au moment de leur départ. Désormais ils s’intéresserontà tout cela, ils seront de leur siècle.

En fait d’histoire et de géographie, j’ai toutun système que je pratique avec mes petits comme avec mes grandsenfants. Que sont nos villageois, sinon de grands enfants ? Aulieu de débuter par les grandes divisions de notre globe, jecommence par la topographie du village. Ici le nord, là lemidi ; montrez-moi l’est et l’ouest. Connaissons d’abord notrearrondissement ; puis notre département, notre province, notreFrance. Après, nous regarderons plus loin. On aime mieux son paysquand on le sait par cœur. Et notre histoire donc, cette sourcevive du patriotisme ! Pourquoi s’attacher aux Égyptiens, auxGrecs, aux Romains ? Sachons d’abord ce que c’est que cetteruine qui domine le coteau ; ce qui s’y est passé, ce qu’ellenous raconte ; les grandes épreuves où notre nationalité s’estfondue, trempée ; les luttes de nos pères contre l’invasionétrangère, et pour conquérir les droits, les libertés dont nousjouissons. Laissons, laissons dans l’ombre les Pharamond, lesChilpéric et les Childebert ! Honorons Charlemagne, saintLouis, Philippe-Auguste, Louis XII, Henri IV et Louis XIV !Que dans le moindre village ils soient populaires ces héros et cesgénies qui sont notre gloire : Turenne, Jean Bart, Richelieu,Sully, Bayard, Duguesclin, Jeanne Darc ! J’ai passionné mespaysans pour Jeanne Darc ! Leur cœur a battu au récit de sondévouement ; ils ont pleuré sur son martyre. À peine laconnaissaient-ils ! C’est une honte pour un Français que de nepas connaître et aimer cette glorieuse incarnation de la France,cette fille du peuple, cette paysanne, cette sainte, qui puisa dansson héroïsme le courage de se sacrifier au salut de son pays.

Je n’oublie pas non plus ces grandes époques,les croisades, les guerres contre les Anglais, la Renaissance, lesiècle de Louis XIV, les guerres du Consulat et de l’Empire, larestauration du culte après l’orgie révolutionnaire.

Quant à la littérature, je ne procède encorequ’à petites doses. Nous avons lu quelques pages de La Fontaine, deMolière, de Chateaubriand. Plus tard, on verra.

Mais, diras-tu peut-être, tout cela n’a paslieu devant ta porte, au clair de la lune.

C’était ainsi dans les commencements. Lorsquesont venus les premiers froids, nous nous sommes réunis dans lesétables. Les femmes apportaient leur escabeau et leurouvrage ; les hommes s’asseyaient sur des bottes depaille ; les enfants se juchaient un peu partout. La veilléetraditionnelle.

Je n’avais garde d’ouvrir solennellement, toutde suite et de moi-même, une classe, un cours, une conférence.

J’attendais que Martin Fayolle attachât legrelot.

Il n’y a pas manqué.

« Maître Guillaume, a-t-il dit devanttous, est-ce qu’il n’avait pas été question entre nous d’une écoledu soir pour les adultes ? »

Ce mot ne lui écorchait plus la bouche.

« En effet, répliquai-je, M. lemaire m’a dit que telle était son intention. J’attends sesordres. »

Il ne broncha pas.

Mais, n’osant pas encore accepterl’initiative, il me regardait en dessous, d’un air un peu confus,bien que narquois, en vrai paysan de la vieille Gaule.

« Quand voulez-vous que nouscommencions ? demandai-je.

– Le plus tôt sera le mieux ! déclaral’abbé Denizet. L’instruction est un bienfait pour tous, quand elles’appuie sur les grandes vérités religieuses. »

Ah ! mon cher Philippe, que ne ferait-onpas de nos villages avec le concours et la parfaite entente de cestrois grandes forces morales : le curé, le maire etl’instituteur !… »

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