L’ami du village – Maître Guillaume

Chapitre 21ENTR’ACTE

Deux ans se sont écoulés.

On a de bonnes nouvelles de Gratienne.

Elle est dans le Midi, à Hyères.

Ce merveilleux climat, le dévouement et lessoins de sa mère ont assuré sa guérison. Dès le second hiver, lacourageuse enfant a voulu gagner son pain par le travail. Un petitmagasin de lingerie s’est fondé, sur lequel on voit ce nom :Madame Gervais. La Nanon y applique cette activité, cetteintelligence dont elle faisait preuve à la ferme de Martin Fayolle.Elle veut gagner de l’argent pour sa fille, et surtout lui créerune position, un avenir.

« Si je ne la retenais pas, écritGratienne, elle s’y tuerait. Aujourd’hui, la plus malade de nousdeux, c’est ma mère. »

………………………

Quant à Claudine, elle n’a pas quitté levillage. Son père parlait de la mettre en pension à la ville, elles’y est refusée, ne voulant pas avoir d’autre instituteur queGuillaume, qui lui a inspiré le goût de la vie champêtre en luidonnant une solide instruction religieuse. Elle tient à passer sesexamens d’institutrice ; elle y réussira. Son maître l’aélevée dans ces sentiments d’exquise piété, qui sont la conditiondu vrai bonheur ici-bas. Il y a maintenant un piano à laferme ; Guillaume se perfectionne, afin de pouvoir luicontinuer ses leçons. Chaque soir ils font ensemble de la musique.Pour elle comme pour lui, c’est le meilleur moment de lajournée.

D’ordinaire, Martin Fayolle s’endort en lesécoutant. Il parait satisfait de leur intimité. Cependant, fier desa fille, il forme pour elle des rêves ambitieux. Sans s’expliquerencore, des allusions lui échappent :

« Eh ! eh ! fillette, il faudrabientôt songer à ton établissement, à ton mariage ! Nouspouvons prétendre haut, jarni ! Tu seras riche… te voilàsavante… et tu es si belle ! »

Il a raison, Claudine est devenue une jeunefille accomplie. Grande et svelte, très-brune et très-fraîche, enmême temps réservée, peut-être même un peu grave, elle charmesurtout par sa simplicité, par sa douceur, par sa modestiechrétienne.

C’est encore la fille des bois, timide àl’excès avec les étrangers, les gens de la ville. Toute autre à saplace voudrait agir et s’habiller en demoiselle ; son père nedemande qu’à la couvrir de soie et de bijoux ; elle secomplait à n’être qu’une paysanne, une fermière, portant la robe delaine et le bonnet du pays.

Cette modestie, cette sagesse lui ont gagnétous les cœurs. On lui tient d’autant plus compte de sadistinction, de sa beauté, de ses talents, qu’elle les montremoins. Une âme aimante et forte, une intelligence supérieure, desvertus cachées se devinent en elle. Lorsque ses grands yeux noirs,ordinairement voilés de leurs longues paupières, s’ouvrent etresplendissent tout à coup, c’est comme un éblouissement, comme unerévélation.

Elle se souvient de ses jours de misère, ets’efforce de secourir tous les malheureux. On la voit encore tenirla classe des filles. Pressentant l’institution charitable quis’appelle aujourd’hui la caisse des écoles,avec l’aide de son père, de l’abbé Denizet, de Guillaume, du barond’Orgeval et de quelques autres donateurs des alentours, elletrouve moyen de fournir des vêtements, des sabots aux enfants deshameaux éloignés, aux enfants pauvres. Grâce à ce petit budget, laSimonne leur donne la soupe. Il y a pour eux des encouragements,des récompenses, voire même une indemnité pour les parents tout àfait sans ressources et qui se privent de leur travail.

Survient-il un accident, une maladie, on estcertain de voir arriver Claudine. Aussi, c’est à qui l’admirera,l’aimera. Les femmes elles-mêmes, les jeunes filles, au lieu des’en montrer jalouses, en sont fières. On la regarde comme le bonange du village.

Il va sans dire que les prétendants ne luifont pas défaut. À peine s’aperçoit-elle qu’on la recherche. Lenotaire du bourg a demandé sa main ; il est jeune, en belleposition de fortune, digne en tous points d’être agréé. Elle lerefuse, alléguant pour unique raison qu’elle est heureuse avec sonpère. Il n’est pas jusqu’au jeune Anatole d’Orgeval qui n’en soitépris. Claudine pourrait être baronne. Elle lui a fait comprendrequ’il perdait son temps, sans même se donner le plaisir de faire unpeu la coquette.

« Jarni ! se dit parfois MartinFayolle, il faudra pourtant bien qu’elle se décide à me donner despetits-enfants !… Moi d’abord, je veux êtregrand-père ! »

En attendant cette joie, il a pleinesatisfaction comme premier magistrat municipal. Sa commune s’esttransformée, on la cite en exemple. C’est la plus riche dudépartement, depuis la mise en culture du Champ-sous-l’Eau.

Les cinquante hectares sont assainis, en pleinrapport. Chaque famille en a sa part ; la plus grosse s’estvendue, et très-bien vendue. Avec cet argent, on va bâtir unemaison d’école. Guillaume a le jardin qu’il avait rêvé. Tout marcheau gré de ses désirs.

Personne maintenant dans le village qui nesache lire, écrire et compter. Il n’en continue pas moins ses coursd’adultes avec le même succès. On nous calomniait en prétendant quenous n’avions que de l’engouement, pas de persévérance. Nos paysansprouvent aujourd’hui le contraire. Il a suffi de faire descendre unpremier rayon dans les ténèbres où ils étaient plongés. Lesaveugles ne refusent pas la lumière.

Avec elle disparaissent les grossierspenchants, les stupides préjugés contre la religion, l’impiétécrédule, les passions brutales, toutes les suites de l’ignorance.Maître Guillaume a presque vaincu l’ivrognerie ; c’est ce dontil est le plus fier.

On ne reconnaît plus ses villageois, tant ilssont affables, intelligents et dignes. Rien de poli, rien decharmant comme ses écoliers. Pour qu’ils comprennent toutes lesbeautés, tout le charme de la vie champêtre, souvent il les emmèneavec lui dans les champs, dans les bois ; il leur faitconnaître chaque plante, chaque culture, la composition desterrains, les travaux de la saison.

S’il sait qu’un habile laboureur, un bonsemeur est à l’œuvre, il dirige de ce côté la promenade et faitremarquer la perfection ou les défauts de son travail. Onherborise, on apprend à respecter les animaux utiles, surtout lespetits oiseaux qui rendent tant de services à l’agriculture endétruisant des milliers d’insectes. Pas un enfant ne dénicherait unnid, pas un chasseur ne tuerait une hirondelle.

« Que m’a-t-il fallu pour atteindre tantde résultats ? écrivait-il à son ami Philippe Mesnard. Troisannées ! Que sera-ce dans dix ans, dans vingt ans, lorsqueplusieurs générations seront sorties de ma classe, lorsque tous leshabitants du village auront été mes écoliers ! Je les auraiconnus, formés dès l’enfance. Les défauts dont ils seront corrigés,les qualités qu’ils auront acquises, leur instruction, leurmoralité, leur bonheur, tout sera mon ouvrage. Nous nousapprécierons, nous nous aimerons. Ah ! l’instituteur quicherche à changer de commune est mal inspiré ! Je m’attache àla mienne, à l’exemple de mon digne curé ; j’y veux vivre etmourir, satisfait d’avoir réalisé le bien dans ce petit coin deterre où tout le monde me pleurera. Ce rôle suffît à mon ambition.Voir arriver sans regret les cheveux blancs, sentir qu’autour desoi, par soi, tout le monde est plus éclairé, plus heureux, quetous vos voisins sont vos enfants, quelle douce extension de lapaternité ! quelle magnifique récompense ! »

Maître Guillaume ne réussit pas moins avec lechâteau. Le baron d’Orgeval s’intéresse et s’occupe maintenant àl’exploitation de son domaine. Il y fait exécuter de vastesdéfrichements, et, grâce aux machines agricoles, inaugure dans lepays la grande culture, il y fait élever des animaux de raceperfectionnée, qu’il propage dans la contrée. Déjà même il parleindustrie. Philippe Mesnard, en sa qualité d’ingénieur, doit venirau printemps prochain pour choisir l’emplacement, donner le pland’une usine.

Donc, Guillaume devrait être content, heureux,joyeux. Tout au contraire, il semble découragé, triste. Ses traitsportent l’empreinte de la fatigue. Il a pâli. Dans son regard, dansson sourire, une souffrance cachée se devine.

En dépit de l’hiver, malgré les plus mauvaistemps, on le rencontre parfois dans la campagne, seul et rêveur,paraissant se complaire au bruit des feuilles mortes que faittourbillonner la bise. À quoi pense-t-il ? Qu’a-t-il ?Lui-même il ne saurait le dire, ou du moins il ne le veut pas.

Un soir de décembre qu’il s’en revenait ainsi,près du manoir d’Arsène Hardoin, il aperçut, reconnut JeanMargat.

Dans un bosquet, parmi des broussailles, commeen sa bauge, le Sanglier dormait profondément.

Son air de lassitude, ses haillons couverts deboue attestaient un long voyage.

Il ne pouvait être sorti de prison que depuisquelques jours. Sans doute il arrivait. L’accablement et, peut-êtreaussi, l’ivresse le plongeaient dans un de ces lourds sommeils querien ne secoue. Autrement, cette bête fauve, toujours sur lequi-vive, eût déjà déguerpi.

L’instituteur, ne voulant pas le réveiller,s’éloigna sans bruit.

Au sommet d’une colline voisine, il seretourna.

Jean Margat était debout ; il regardaitle manoir, en le menaçant du poing.

Cette fois encore, il n’avait pas aperçuGuillaume, jusqu’alors caché par les arbres.

Le maître d’école se jeta derrière une roche,examinant le bandit.

Celui-ci tournait autour du manoir commeautour d’une proie.

Un paysan vint à passer. Il disparut vivementsous bois.

S’il se cachait ainsi, ce devait être dans demauvais desseins.

Guillaume se rappela que deux ans plus tôt, lematin du guet-apens dont il allait devenir victime, presque à cettemême place, il avait vu Jean Margat reconduit par ArsèneHardoin.

L’avare, dans son âpre soif de vengeance,s’était oublié jusqu’à recevoir dans sa maison le maraudeur, quipeut-être y avait flairé un trésor.

L’instituteur résolut de prévenir ArsèneHardoin qu’il sentait menacé.

Il rebroussa chemin jusqu’à la porte dumanoir ; il y frappa plusieurs fois.

Personne ne répondit.

Passé certaines heures, l’usurier n’ouvraitplus sa porte.

Or, la nuit venait. Une froide et brumeusenuit d’hiver.

À la lueur mourante du crépuscule, Guillaumeécrivit sur une feuille de son carnet ces quelques mots :

« Méfiez-vous du Sanglier, il est deretour. »

Puis, il glissa ce billet sous la porte, ets’éloigna, mais non sans se dire à part lui :

« Je reviendrai demain. »

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