L’ami du village – Maître Guillaume

Chapitre 3EN CHASSE

M. le maire dit ensuite quelques paroles.Enfin, maître Guillaume prit place dans sa chaire.

C’était la première fois qu’il se sentaitrevêtu d’un caractère officiel, la première fois qu’il parlaitdevant un auditoire d’enfants. Il était très-ému, presque intimidé.Mais rien qu’à voir son maintien modeste et digne, sa figurejuvénile encore et d’une expression si sympathique, la classe toutentière applaudit d’avance.

Enhardi par cet encouragement, il s’exprimaainsi :

« Mes enfants… permettez-moi dèsaujourd’hui ce nom… mes chers enfants, je débute par une bonnenouvelle, et vous annonce, comme bienvenue, quatre jours devacances. »

Il y eut une explosion de vivats et debravos.

« Ce n’est pas moi qu’il faut remercier,reprit l’instituteur, c’est M. le maire, qui veut bien,pendant ce temps, réaliser ici quelques améliorations urgentes.Quant à moi, je ne vous tiens pas quittes, et vous enrôle séancetenante pour une œuvre utile, mais dont vous vous amuserez fort. Ils’agit d’une chasse, d’une guerre que nous allons entreprendreensemble et qui ne sera pas sans profit pour vous, ni sansgloire. »

Le maire et le curé échangèrent un regard, ilsavaient compris.

Mais les enfants ne comprenaient pasencore ; ils ouvraient à la fois les yeux, la bouche et lesoreilles.

« Je m’explique, dit Guillaume,écoutez-moi bien… (Marques d’attention sur tous lesbancs.) Des ennemis innombrables et dévastateursmenacent votre pays, ses vergers et ses champs. Ces ennemis,inoffensifs en apparence, ce sont des insectes. Si j’avais affaireà des savants, je dirais des coléoptères de la famille deslamellicornes. Mais vous les connaissez sous un nom plus vulgaire.Ils vous sont familiers. Ce matin même, certains d’entre vous sontpeut-être venus à l’école en faisant voltiger un de ces maraudeursau bout d’un fil attaché avec sa patte. »

Tout aussitôt, vingt cris se firent entendre àla fois :

« Les hannetons !… leshannetons !

– Vous les avez nommés ! fitl’instituteur. Mais gardez-vous d’en rire. On se méprend sur leurcompte ; je vais vous le prouver à l’instant. Quand lehanneton paraît, c’est pour détruire ; quand le hannetondisparaît, c’est pour détruire encore, détruire toujours. Depuishier, ils ont fait irruption de toutes parts ; vous les voyezdans l’air et sur les arbres, dévorant la feuille et le bourgeon,dévorant en germe la fleur et le fruit. Dans huit jours, – etvous allez dire avec moi que nous n’avons pas de temps àperdre, – ils déposeront en terre des myriades d’œufs d’oùsortiront des myriades de larves ou gros vers blancs…

– Les mans ! les mans ! interrompitpour la seconde fois l’auditoire.

– Très-bien ! approuva Guillaume, nousnous entendons déjà. Ces mans, ces vers rongeurs, pourvus demâchoires tranchantes, se répandent dans le sol, s’attaquent àtoutes les racines et tuent toutes les plantes. Si vous voyez laprairie jaunir, c’est qu’ils sont là ! Si le seigle et le blédépérissent, si la vigne et les pommiers sont en souffrance, quelleen est la cause ? Qui les empêche de venir à bien ? Euxencore ! eux toujours ! Les hannetons ! lesmans ! Il y a surtout des années terribles où ces dévastateurssont encore plus nombreux ; nous sommes dans une de cesannées-là. Pas de fourrages ni de légumes ! Adieu la vendangeet la moisson ! Il faut que les pauvres gens boivent de l’eau.Le pain est cher. Une calamité publique. Parfois même c’est ladisette, c’est la famine. (Sensation prolongée.) Ah !ah ! vous commencez à comprendre qu’au lieu de rire et des’amuser des hannetons, il faut les combattre ! il faut lesanéantir !

– Oui ! oui ! » s’écrièrent àla fois gamins et gamines, tous impatients déjà d’entrer encampagne.

Mais Guillaume n’avait pas encore tout dit.Calmant du geste ses futurs soldats, il conclut ainsi :

« Il y a de grands chasseurs qui traquentles bêtes fauves ; on organise des battues contre les renards,les sangliers et les loups. C’est très-bien de tuer les loups… maisil faut aussi détruire les hannetons ! (Oui ! oui !tous ! à l’instant !) À qui doit en revenirl’honneur ? (À nous ! à nous !) Vous l’avez dit, auxenfants des villages, à vous, mes enfants. Il y a de grandslouvetiers ; je vous nomme tous grands hannetonniers ! Enchasse ! en chasse ! »

L’enthousiasme était à son comble. Toutl’auditoire s’était levé, agitant les bras, poussant desacclamations, demandant des armes.

Le maître d’école parvint à rétablir lesilence et répondit :

« Tout est prévu ! J’ai là monarsenal, et pour une guerre d’extermination. Cependant, ce ne sontpas des canons, ni des fusils, ni des chassepots, mais toutsimplement des bâtons et des gaules… voire même des sacs et despaniers ; car, j’oubliais de le dire, monsieur le maire nousachète notre gibier. N’est-ce pas, monsieur le maire ? (MartinFayolle confirma du geste.) Dix centimes le kilogramme, dont moitiépour les chasseurs. Il y aura des primes. Chaque soir, on partagerale butin. Mais d’abord, comme il faut en tout de l’ordre et de ladiscipline, embrigadez-vous, choisissez des chefs. »

Les écoliers se consultèrent un instant duregard. Puis ces trois noms furent acclamés presqueunanimement :

« Andoche !… Éloi !…Petit-Pierre !

– Soit ! sanctionna l’instituteur.Petit-Pierre, Andoche, Éloi, je vous proclame capitaines !…Armez vos hommes… Là, là… dans cette charrette ; c’est monarsenal. Dans cinq minutes, car le temps presse, que l’armée toutentière soit en ligne de bataille. Je donnerai le signal du départen poussant notre cri de guerre… Mort aux hannetons !

– Mort aux hannetons ! » répétèrentles enfants qui, transportés d’une belliqueuse ardeur, d’une folleallégresse, se précipitèrent tumultueusement au dehors del’école.

Déjà Guillaume, descendant de la chaire,recevait les félicitations du maire et du curé.

« Jarni ! s’écria Martin Fayolle,vous avez eu là une fameuse idée, monsieur le maître !

– Plaise à Dieu, dit l’abbé Denizet, qu’ellese répande dans toute la France, dans tout l’univers.

– L’idée n’est pas de moi, Messieurs, avoualoyalement le maître d’école, mais d’un brave imprimeur deMirecourt, M. Humbert, qui, l’an dernier, dans les Vosges, apris l’initiative de cette même croisade et provoquél’extermination de six millions de hannetons pour commencer. Noustâcherons d’en faire autant… Ordonnez qu’on prépare une grandefosse au milieu de votre fumier, monsieur le maire. »

Un instant après, l’armée se mettait enmarche. Quatre volontaires des plus vigoureux traînaient la petitecharrette. Trois bataillons s’étaient formés, portant bâtons commemousquets et gaules comme lances. Les trois commandantscaracolaient sur les flancs. En guise de fanfare, on chantait.

Hanneton, vole,vole, vole,

Ou bien encore :

V’lad’zhannetons, d’zhannetons pour unliard ! ! !

C’était par une belle matinée de printemps.Sur le chemin que suivait la tapageuse cohorte, tout était verdureet fleurs, fraîche brise embaumée, resplendissant soleil.

Aussitôt les capitaines sonnèrent la charge.On s’élança au pas de course, les uns par pelotons, les autres entirailleurs. Un coup de gaule par-ci, un coup de bâton par-là. Puissabots et gros souliers se levaient pour écraser les vaincus.

« Doucement ! fit alorsl’instituteur, n’oublions pas que M. le maire achète notrechasse. D’ailleurs, on ne doit jamais faire souffrir les animaux,pas même en les immolant. Une simple pression de la semelle… Aprèsquoi, dans les paniers, dans les sacs… Voilà laconsigne. »

Bientôt on rencontra des bouquets de bois. Cefut plaisir de voir nos gamins hocher les jeunes arbres ou grimperaux vieilles branches, ceux-ci cueillant les hannetons comme despommes, ceux-là les gaulant comme des noix. Et des éclats de rire,des quolibets, des poussées ! Parfois maître Guillaume avaitgrand’peine à maintenir le bon ordre ; mais il y parvenait àforce de patience et de joyeuse humeur. Lui-même il était aussigai, aussi enfant que les autres.

Vers midi, la vaillante cohorte atteignit larivière. Ordre fut donné de s’aligner au bord de l’eau, pour s’ylaver les mains et le visage. Puis, comme chaque gamin et chaquegamine avaient apporté un petit panier tout plein de provisions, ongoûta sur l’herbe.

Naturellement l’instituteur se trouva l’invitéde ses élèves. C’était à qui lui passerait pain bis ou galette,morceau de lard ou confitures. Quant au breuvage, la rivière étaitlà qui coulait pour tout le monde.

On ne se grisa donc pas. Cependant, jamais onn’avait tant ri.

Tout en plaisantant, Guillaume complétait saleçon.

« Quel est le plus fort de vous enarithmétique ? avait-il demandé.

– C’est Petit-Pierre, répondit-on.

– Eh bien ! Petit-Pierre, reprit-il,redescends jusqu’au sable qui va te servir d’ardoise, et prends tonbâton, ton épée, comme crayon. Nous allons faire un calcul qui seradrôle.

– Voyons ! voyons le calcul !s’écria toute la bande.

– Vous êtes ici plus de cinquante, et l’oncompte en France quarante mille communes. En admettant que chacuned’elles ait le même nombre d’écoliers, combien au total ?

– Deux millions de chasseurs ! réponditPetit-Pierre.

– Très-bien ! Supposons que, dans sacampagne de quatre jours, chacun d’eux capture pour sa part deuxcents hannetons.

– Bien plus !… bien plus !…s’écria-t-on ; cinq cents, six cents.

– Mettons trois cents ! AllonsPetit-Pierre, va… multiplie par ce troisième nombre tes deuxmillions.

– Ça fait six cents millions.

– Six cents millions de hannetons… dont lamoitié de hannetonnes… lesquelles déposeraient chacune en terre unecentaine d’œufs d’où sortiraient trente milliards de versblancs.

– Oh ! fit toute l’assistance ébahie.

– Rien de vorace comme ces terribles rongeurs…Notez en outre qu’ils s’attaquent de préférence aux jeunes racines,et, pour un seul repas, gaspillent et ruinent toute une plante.Chaque hanneton qui tombera sous vos coups, c’est cinquante manssupprimés, et qui en produiraient encore d’autres ! Jugez doncà combien de pieds de trèfle ou de luzerne, à combien d’épis deseigle ou de blé, à combien de grappes ou de fruits vous aurezsauvé la vie… sans compter les pommes de terre, les choux, lesnavets et les carottes ! »

Sur cet argument péremptoire, la razziarecommença de plus belle.

L’attaque de la forêt fut une vraie prised’assaut. Le soir, on avait rempli tous les paniers, tous les sacs,et le fumier de M. le maire s’en trouva fort bien.

De même, les trois jours suivants.

Andoche eut d’abord la prime. Puis ce futÉloi ; le troisième jour, une fillette, et le quatrième,Petit-Pierre.

La dernière rentrée au village futtriomphale.

On avait anéanti plus de soixante-dix millehannetons, pesant environ sept cents kilogrammes.

Au total, 70 fr. de bénéfice, dont 35 fr. pourles écoliers, 35 fr. pour l’instituteur.

« Et, maintenant que j’ai des livres à madisposition, se dit-il, allons à la recherche des enfantspauvres. »

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